plaidoyer: Avec le Code de procédure pénale (CPP) instauré au niveau fédéral en 2011, le régime de l’ordonnance pénale a-t-il subi des modifications dans de nombreux cantons?
Stéphane Grodecki: Oui, car l’ordonnance pénale du CPP est un compromis helvétique: elle est prévue à certaines conditions pour des peines allant jusqu’à six mois de privation de liberté (ou 180 jours-amende), alors que, Genève par exemple, le plafond était fixé à 12 mois jusqu’en 2010. Mais elle reste, comme auparavant, une proposition de jugement, que le prévenu peut refuser en faisant opposition.
Yvan Jeanneret: Si, statistiquement, l’immense majorité des procédures se concluent par une ordonnance pénale, celle-ci représente néanmoins un mode dérogatoire de jugement, qui ne respecte pas les règles du procès équitable, telles que prévues par l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). L’ordonnance pénale devient conforme au droit uniquement si le destinataire accepte d’être jugé en quelque sorte «à la hussarde», en renonçant à faire opposition.
plaidoyer: Le problème, c’est que certains prévenus domiciliés à l’étranger ne reçoivent jamais l’ordonnance pénale…
Stéphane Grodecki: Une telle décision peut en effet être notifiée en étant simplement glissée dans le dossier, lorsque le lieu de séjour du destinataire est inconnu (art. 88 al. 4 CPP). Cette possibilité est discutable au regard de l’art. 6 CEDH et, à Genève, le procureur général a décidé de ne pas l’utiliser. En revanche, nous publions dans la feuille officielle les ordonnances pénales dont le destinataire est introuvable. Mais, cela ne représente qu’une part minime des cas. La grande majorité des décisions sont notifiées par pli recommandé. Et une partie est remise en main propre: ce sont les cas de notification directe, pratiquée dans le domaine de la criminalité de rue.
Yvan Jeanneret: La notification fictive, par simple glissement de l’ordonnance pénale dans le dossier, est inacceptable! La possibilité offerte par l’art. 84 al. 4 CPP est clairement une violation des garanties d’un procès équitable telles que prévues par l’art. 6 CEDH. C’est d’ailleurs le raisonnement tenu à Neuchâtel par l’autorité de recours, qui refuse d’appliquer l’art. 88 al. 4 CPP. Dès lors, en cas de destinataire introuvable, les options qui s’ouvrent au Ministère public sont la publication dans la feuille officielle ou le renvoi en jugement. En matière de notification fictive, les critiques sont nombreuses. Certains auteurs doutent même de la validité de la fiction selon laquelle il y a notification quand un recommandé n’est pas retiré à La Poste dans les sept jours.
Stéphane Grodecki: Je ne partage pas cet avis. La fiction de notification, par publication ou par recommandé, est admise depuis longtemps dans de nombreux domaines du droit. La personne, sachant qu’elle fait l’objet d’une procédure, doit être atteignable. La Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais dit que cette conception de la notification n’était pas valable. Cela dit, le Tribunal fédéral a mis quelques restrictions à l’application de l’art. 88 al.4 CPP: si le destinataire de l’ordonnance pénale n’a pas de domicile connu, le Ministère public doit procéder à une notification chez l’avocat ou à l’éventuelle adresse fournie à la police.
plaidoyer: La notification de l’ordonnance pénale par publication dans la feuille officielle, telle que pratiquée dans certains cantons, est-elle vraiment utile?
Yvan Jeanneret: Elle a la vertu d’offrir une possibilité d’accès. La personne qui sait qu’elle fait l’objet d’une procédure sait aussi qu’elle peut consulter la feuille officielle pour être informée. De manière générale, je constate une incohérence du législateur sur les questions de notification, si on compare le régime de l’ordonnance pénale et celui d’une procédure ordinaire. Dans cette dernière, le jugement par défaut doit être communiqué en personne au prévenu, qui a par ailleurs pu bénéficier des garanties d’un procès équitable. C’est un système extrêmement protecteur, en comparaison avec la notification fictive admise pour l’ordonnance pénale!
Stéphane Grodecki: Je n’y vois rien de scandaleux, car il existe plusieurs types de procédures amenant à une condamnation avec, chacune, leurs règles. Et n’oublions pas que l’ordonnance pénale règle un nombre important de cas. Il faut aussi tenir compte de considérations pratiques et donner les moyens au Ministère public de faire son travail. On ne peut pas tout centrer sur les droits de la défense.
Yvan Jeanneret: Le respect des droits de la défense n’est pas un obstacle à la justice pénale. On ne peut pas les sacrifier au nom de pures considérations pratiques!
Stéphane Grodecki: Il n’est pas question de sacrifier les droits du prévenu, mais de respecter l’égalité des armes entre défense et Ministère public.
plaidoyer: Il y a désormais une présomption selon laquelle, si le prévenu s’opposant à une ordonnance pénale fait défaut à une audition sans excuse, son opposition est considérée comme retirée (art. 355 al. 2 CPP). Une violation des droits de la défense?
Yvan Jeanneret: Sans aucun doute. Lorsqu’une personne fait opposition, elle signifie qu’elle ne veut pas être jugée de manière dérogatoire et qu’elle exige une procédure complète. Si elle ne se rend pas à une convocation du Ministère public, cela ne veut pas encore dire qu’elle a changé d’avis. Présumer le contraire, comme le fait l’art. 355 al. 2 CPP, revient à violer le droit à un procès équitable prévu par l’art. 6 CEDH. Le TF fait un pas dans cette direction en disant que le défaut ne doit pas être traité automatiquement comme un retrait de l’opposition, mais que cette présomption n’est envisageable que si l’ensemble des indices montre que le prévenu se désintéresse de l’affaire et qu’il est finalement d’accord d’être jugé de manière dérogatoire.
Stéphane Grodecki: Le TF ne dit pourtant pas que la présomption de l’art. 355 al. 2 CPP est contraire à la CEDH, même s’il dit qu’il faut tenter de joindre la personne. Le mandat de comparution doit être adressé au prévenu, et pas seulement à son avocat. Si ce n’est pas possible, il y a lieu alors de le publier dans la feuille officielle. Le TF dit aussi qu’il faut examiner de cas en cas si l’opposition est considérée comme retirée: on peut partir du principe que, si une personne se désintéresse de la procédure d’opposition, elle accepte que l’ordonnance pénale suive son cours. C’est aussi l’avis de la Chambre pénale de recours à Genève, qui s’est prononcée une vingtaine de fois sur cette question... Et si la CourEDH n’a jamais eu à juger de l’art. 355 al. 2, elle n’a pas dit non plus que ce genre de procédure n’est pas envisageable.
Yvan Jeanneret: La procédure par défaut en tant que telle n’est pas laissée au libre arbitre des juridictions nationales. Selon l’arrêt Colozza*, pour juger une personne en première instance par défaut, il faut qu’elle ne subisse pas d’inconvénient en raison de son absence. Or, le CPP suisse (art. 355 al. 2) induit un inconvénient majeur pour le prévenu, car on le prive complètement de son procès.
Stéphane Grodecki: La Cour-EDH n’est pas aussi catégorique concernant les conséquences du défaut. Et il ne faut pas oublier qu’il existe une voie de recours de l’opposant contre les ordonnances pénales, auprès d’une instance avec plein pouvoir de cognition, à même d’examiner si le défaut était excusable ou non.
Yvan Jeanneret: Mais ce n’est pas un recours au fond, le juge n’a pas la compétence d’apprécier librement les faits. Et une fois de plus, on constate un abîme entre la conception du défaut dans le cadre de l’ordonnance pénale et la conception prévalant lors d’une procédure ordinaire de première instance.
Stéphane Grodecki: La différence se justifie, car les deux types de procédures ne concernent pas des affaires de même gravité.
Yvan Jeanneret: Pour une affaire donnée, avec une peine prévisible de 180 jours-amende ou de six mois de privation de liberté au maximum, le Ministère public a pourtant théoriquement le choix entre l’ordonnance pénale et le renvoi en jugement. Avec des conséquences complètement différentes quand le prévenu fait défaut. Cette incohérence occasionne une inégalité de traitement.
plaidoyer: N’y a-t-il pas parfois des problèmes de compréhension de l’ordonnance pénale par le destinataire, notamment lorsqu’il ne comprend pas le français?
Stéphane Grodecki: L’ordonnance pénale ne pose pas de problème de compréhension majeur, bien qu’elle reste un document technique. Elle est brièvement motivée et les voies de droit sont expliquées. Le dispositif est traduit dans la langue du prévenu. Il n’y a pas d’obligation à traduire intégralement le texte, mais les éléments essentiels doivent être compris.
*CourEDH, arrêt Colozza c. Italie du 12 février 1985, N° 9024/80.
Stéphane Grodecki, 36 ans, premier procureur à Genève, Dr en droit, chargé de cours en droit public à l’Université de Genève.
Yvan Jeanneret, 42 ans, avocat à Genève, Dr en droit, professeur extraordinaire de droit pénal et de procédure pénale à l’Université de Neuchâtel.