plaidoyer: Des voix s’élèvent pour rendre plus difficile le lancement d’une initiative populaire. Voyez-vous, de votre côté un besoin de réforme du contrôle formel des initiatives?
Raphaël Mahaim: Je ne suis pas favorable à des mesures qui mettraient un frein à la démocratie directe, mais il faut réfléchir à des réformes portant sur le moment de l’examen de la validité des initiatives. Le contrôle a posteriori engendre des frustrations pour le corps électoral, quand il entraîne l’invalidation d’un texte après la récolte des signatures. Jeter ainsi une demande du peuple à la poubelle, c’est problématique du point de vue démocratique. Nous avons vécu plusieurs cas dans le canton de Vaud, avant l’introduction d’un contrôle préalable, en 2013. Ce système est beaucoup plus satisfaisant, puisque le feu vert définitif à un texte est donné avant la récolte des signatures. Il devrait aussi s’appliquer au niveau fédéral.
Alex Dépraz: Je ne vois pas de raison de poser de nouvelles conditions à un instrument ancré dans la démocratie helvétique. Celles qui prévalent actuellement ne sont pas si faciles à remplir, preuve en est le nombre d’initiatives qui n’aboutissent pas. Je ne suis pas favorable à un contrôle préalable, car la question devrait alors aussi se poser pour une révision constitutionnelle élaborée par le Parlement, également susceptible de poser des problèmes d’application. Il faut garder la vue d’ensemble du système. Il est vrai qu’on assiste à une imbrication toujours plus grande des ordres juridiques: le cantonal avec le fédéral, le fédéral avec l’international. Mais le contrôle a posteriori permet déjà d’assurer une cohérence entre eux. De plus, avec un contrôle a priori, le poids politique de l’initiative se trouve affaibli, car les initiants perdent le contrôle du calendrier pour la récolte des signatures, en raison des incertitudes sur la durée de la procédure de validation.
Raphaël Mahaim: Il y a peut-être un affaiblissement au moment du lancement de l’initiative, mais il est compensé par un renforcement à un stade ultérieur, puisque c’est un texte qu’on sait validé qui part en votation. Donner trop de poids aux autorités juste avant le vote est dangereux.
plaidoyer: Dans le canton de Vaud, le contrôle préalable des initiatives est exercé par le gouvernement. Cela devrait-il également être le cas au niveau fédéral?
Raphaël Mahaim: Dans le canton de Vaud, la compétence attribuée au gouvernement est le résultat d’un compromis. L’inconvénient résulte du fait que le gouvernement est moins représentatif que le Parlement; l’avantage, c’est que l’examen de la validité d’une initiative n’est pas soumise à des majorités de circonstances au Parlement. Sur le plan fédéral en revanche, il n’y aurait pas de raison de déposséder l’Assemblée fédérale de sa compétence en la matière.
Alex Dépraz: Si un contrôle des initiatives était mis en place au niveau fédéral, il faudrait le confier à une Cour constitutionnelle.
plaidoyer: Mais un contrôle par une Cour constitutionnelle n’a guère de chance de convaincre l’Assemblée fédérale…
Alex Dépraz: Un contrôle abstrait de la Constitution et des lois fédérales serait en effet problématique pour les institutions. En réalité, personne n’ose le dire, mais le Tribunal fédéral se comporte de plus en plus comme une Cour constitutionnelle dans le cadre du contrôle concret, et à juste titre. Et la Cour européenne des droits de l’homme est également là pour exercer un tel contrôle.
Raphaël Mahaim: Je salue le travail du Tribunal fédéral dans le cadre du contrôle concret, mais il est là pour faire le «sale boulot», car les problèmes juridiques d’un texte n’ont pas été réglés en amont. Et cela donne à ceux qui attaquent l’Etat de droit des arguments pour se plaindre du travail des juges. Il faut être plus cohérent et permettre au Tribunal fédéral d’exercer un contrôle abstrait de conformité à la CEDH, qui serait un examen prima facie laissant une marge de manœuvre pour l’application concrète. C’est une question de crédibilité des institutions de ne pas laisser partir un texte devant le peuple dont on sait, à l’avance,qu’il est inapplicable.
Alex Dépraz: Il y a un problème de manque de connaissance des citoyens, et parfois des politiciens, sur le rôle des juges dans une démocratie moderne. Le Tribunal fédéral ne fait pas le «sale boulot», bien au contraire. Les juges jouent les médiateurs dans l’application de différentes normes potentiellement contradictoires. Et ils n’ont la légitimité pour le faire que dans un cas concret. Au final, ce qui compte, c’est qu’ils fassent prévaloir à, ce stade, les principes fondamentaux de l’Etat de droit sur d’autres normes particulières. Si l’on prend l’article constitutionnel sur le renvoi, on voit qu’il ne pose pas de problème d’application dans la majorité des affaires. Et, en cas de contradiction avec les droits fondamentaux, le TF a dit, à juste titre, qu’il appliquerait la CEDH.
plaidoyer: Dans ces conditions, voyez-vous tout de même un besoin d’élargir les critères d’invalidation d’une initiative?
Alex Dépraz: On pourrait réfléchir à la possibilité de déterminer certaines dispositions fondamentales de la Constitution qui ne pourraient être révisées ni par une initiative ni par le Parlement. On pourrait inclure dans ce socle ce qui relève de la CEDH. Mais ce serait politiquement irréaliste, et juridiquement pas vraiment satisfaisant, car cette «mise à l’abri» de normes fondamentales pourrait elle-même un jour faire l’objet d’une révision…
Raphaël Mahaim: C’est le système allemand de l’«Unantast-barkeit», qui est intéressant du point de vue de la philosophie politique, mais, en effet, guère réalisable politiquement et pratiquement. Je suis, pour ma part, plus favorable à un contrôle de constitutionnalité de toutes les normes fédérales, qu’elles émanent d’une initiative populaire ou du Parlement. Il faut, d’une part, cesser de laisser partir en votation des initiatives qui seront inapplicables et, d’autre part, mettre en œuvre conformément à la Constitution celles qui ont été adoptées et qui ne posent pas de problèmes juridiques. Et pas le contraire, comme c’est le cas actuellement, car cela affaiblit l’instrument de l’initiative. Dans l’hypothèse d’un nouveau contrôle abstrait, le TF ne se livrerait pas à un juridisme étroit pour chaque initiative, mais laisserait une marge de manœuvre pour l’interprétation conforme. Mais je suis conscient que le fruit n’est actuellement pas mûr sur le plan politique pour une telle révision.
Alex Dépraz: Il me paraît compliqué d’introduire un contrôle préalable de constitutionnalité des lois fédérales alors que celles-ci sont légitimées par l’instrument du référendum. Et le risque qu’on prend, en disant d’emblée qu’une initiative est inapplicable, c’est de pousser les initiants à prévoir dans le détail les cas d’application.
Raphaël Mahaim: La juridiction constitutionnelle que j’appelle de mes vœux devrait procéder à l’examen de la validité d’un texte sur la base des droits fondamentaux justiciables, en quelque sorte un noyau dur de la CEDH. C’est là que le problème est le plus aigu: on adopte des normes (initiatives ou lois fédérales) dont on sait pertinemment et à l’avance que leur application sera contestée jusqu’à Strasbourg.
Alex Dépraz: Le Parlement avait annulé, en 1996, l’initiative «Pour une politique d’asile raisonnable», sur la base du droit international impératif. Il pourrait prendre ses responsabilités et invalider plus souvent des textes, sans qu’on doive passer par une modification de la Constitution.
Raphaël Mahaim: L’invalidation de l’initiative sur l’asile de 1996 était une exception. Dans plusieurs cas récents, le Parlement n’a, au contraire, pas pris ses responsabilités, notamment parce que la validation a eu lieu après la récolte de signatures.
Alex Dépraz,
41 ans, Dr en droit, avocat, chargé d’enseignement aux Universités de Lausanne et Genève, auteur de plusieurs articles sur la démocratie dans la revue en ligne «Domaine public».
Raphaël Mahaim,
31 ans, Dr en droit, avocat stagiaire, a été à l’origine, en tant que député au Grand Conseil vaudois, d’une réforme introduisant un contrôle préalable des initiatives populaires dans le canton de Vaud.
Propos recueillis par Suzanne Pasquier