1. Introduction
A la poursuite de l'impossible sécurité absolue, la Suisse permet aujourd'hui des privations de liberté de durée indéterminée pour les délinquants dont la dangerosité est jugée trop importante. En l'espèce, le Code pénal prévoit le traitement institutionnel en milieu fermé (dit aussi «petit internement»; art. 59 al. 3 CP), l'internement ordinaire (art. 64 al. 1 CP) et l'internement à vie (art. 64 al. 1bis CP). Le premier est réservé aux délinquants dangereux mais nécessitant des soins, le deuxième à ceux qui sont trop dangereux pour que leur prise en charge thérapeutique soit la priorité et le troisième aux criminels jugés irrécupérables.
Les problèmes sont nombreux quant à l'application de ces sanctions, qui portent toutes une atteinte considérable aux droits des individus internés. Cet article se propose de revenir sur certains de ces problèmes et de dessiner quelques pistes de réflexion.
2. L'absence d'infrastructures adaptées
Au départ, l'idée était de permettre l'exécution du «petit internement» dans un établissement psychiatrique fermé, dans un établissement fermé d'exécution des mesures ou dans une section spéciale d'un établissement carcéral, tel que défini à l'article 76 al. 2 CP. Les internements ordinaire et à vie, quant à eux, devaient (et doivent toujours) être exécutés dans un établissement d'exécution des mesures ou dans une prison (art. 64 al. 4 CP).
Le législateur fédéral est toutefois revenu sur son idée de départ - probablement conscient qu'il serait bien difficile de la mettre en œuvre1 - et a introduit la possibilité de faire exécuter le traitement institutionnel en prison également, pour autant qu'il puisse être assuré par du personnel qualifié (FF 2006 3431).
De facto, les détenus exécutant actuellement une mesure privative de liberté se trouvent le plus souvent en prison, sans distinction. Dans de (trop) nombreux établissements carcéraux se côtoient ainsi, notamment, les détenus en traitement institutionnel, qui doivent être soignés (art. 59 al. 1 CP), les détenus qui bénéficient d'un traitement (non obligatoire) durant leur internement (art. 64 al. 4 CP), les détenus condamnés à une peine privative de liberté et qui exécutent conjointement un traitement ambulatoire (art. 63b al. 3 CP) et, enfin, les détenus condamnés à une seule peine.
Cette mixité nous paraît peu opportune. En effet, la coexistence en un même lieu de détention de plusieurs types de sanctions, dont les objectifs et les modalités d'exécution divergent, pose d'innombrables problèmes. De manière générale, la prise en charge individualisée voulue par le système suisse est alors quasi impossible. Plus précisément, on relèvera, par exemple, toute la difficulté qu'il peut y avoir à gérer une telle mixité s'agissant des activités quotidiennes du travail, de la formation ou encore des loisirs. Au-delà, les différences de traitement qui résultent de l'hétérogénéité de cette population carcérale sont susceptibles de créer un sentiment de discrimination chez certains détenus, avec les répercussions que cela peut avoir au niveau sécuritaire. Le risque est alors de voir le régime général de détention se durcir, afin de permettre la maîtrise des détenus les plus «difficiles», au détriment parfois du reste de la population.
3. Quelles réponses au vieillissement de la population?
S'agissant des difficultés à organiser les activités quotidiennes au sein de la prison, il faut certainement prendre en compte le vieillissement de la population carcérale2, en particulier chez les internés, qui restent parfois emprisonnés plusieurs décennies. Comment organiser ces activités en conséquence? Le détenu doit-il travailler après 65 ans? Est-il raisonnable de faire cohabiter toutes les générations au sein de l'établissement, sachant notamment que les aînés sont beaucoup plus vulnérables3? Comment peut-on préparer un détenu retraité à la libération?
En l'occurrence, les textes normatifs attachent bien peu d'importance à ces problématiques4. Seul l'article 64c al. 4 CP en fait mention expresse, en permettant la libération conditionnelle de l'interné à vie qui, du fait de son âge, ne présente plus de danger5. Globalement, la question est le plus souvent abordée au travers de l'état de santé du détenu, qui doit être pris en compte dans le cadre de l'exécution de la sanction et qui a tendance à se péjorer avec les années. Cette situation n'est pas satisfaisante, mais elle permet néanmoins de répondre à quelques-unes des préoccupations des aînés. Ainsi, le travail doit être en adéquation avec les capacités notamment physiques et psychiques du détenu (FF 1999 1925). Le code prévoit également des formes d'exécution dérogatoire pour des motifs de santé (art. 80 al. 1 lit. a CP), mais cet aménagement est réservé aux seules peines. On peut également mentionner ici l'interruption de la mesure (art. 92 CP), dans les situations où l'état de santé du détenu est telle qu'il apparaît totalement incapable d'exécuter la sanction pour une période indéterminée ou du moins pour longtemps, de sorte que la nécessité de soins et de guérison doit passer avant celle de l'exécution (TF 6A.43/2005).
On est toutefois loin de l'idéal poursuivit par le Code pénal, qui prône la normalisation de la vie carcérale (art. 75 al. 1 CP) et invite l'administration pénitentiaire à tenir compte des préoccupations et des besoins spécifiques des détenus (art. 75 al. 5 CP)6. On peut certainement dénoncer ici l'absence de droit du travail et de réglementation unifiée s'agissant de la retraite des détenus. Il est par ailleurs nécessaire de se préoccuper davantage de la réintégration sociale des détenus âgés. On est en effet face à une population difficile à réinsérer, pas tellement parce qu'elle est dangereuse, mais parce que les attaches sociales qu'elle peut avoir à la sortie sont faibles (pas de travail, difficulté de retrouver un conjoint, absence de famille, santé moins bonne, etc.).
Dans l'immédiat, l'une des premières solutions aux problèmes susmentionnés (titre 2 compris) est sans doute la construction d'établissements (sections7) appropriés, afin que l'exécution des internements en prison reste l'exception, ce qui ressort d'ailleurs de l'esprit de la loi.
4. Le contrôle de l'internement
L'atteinte qui est portée aux droits des détenus internés est considérable. Ils sont incarcérés pour une durée indéterminée, dont le terme dépendra de leur évolution, cette dernière s'évaluant essentiellement à la lumière de leur dangerosité, notion pour le moins subjective. Partant, le législateur - et la jurisprudence avant lui (cf. not. ACEDH Fuchser c. Suisse, du 13 juillet 2006, Requête N° 55894/00) - a estimé nécessaire d'instaurer un contrôle régulier de la pertinence de la mesure, cela en principe8 chaque année (art. 62d et 64b al. 1 CP)9.
A notre avis, deux problèmes principaux se posent ici. Le premier est lié à la lenteur des procédures qui, de facto, reviennent à nier aux détenus le droit à l'examen annuel de leur détention. Le second, qui influence parfois le premier, est relatif à l'expertise psychiatrique qui accompagne régulièrement le contrôle10.
Que l'autorité compétente soit administrative (notamment dans les cantons de Neuchâtel, Fribourg et Berne) ou judiciaire (par exemple dans les cantons de Vaud, Genève et du Valais), elle peine souvent à mener à bien sa mission de contrôle dans le délai imparti. Pour expliquer cette malheureuse réalité, il y a certes l'expertise psychiatrique, qui ralentit la procédure. Mais il y a surtout l'insuffisance de ressources octroyées à l'autorité11. La solution est ici politique. Il faut accorder à la justice les moyens qu'elle réclame, sauf à institutionnaliser la violation des droits des détenus. L'Etat a en effet le devoir de s'adapter à ses législations et il ne saurait, en aucun cas, imposer des restrictions plus importantes que nécessaires aux internés, au motif qu'il ne dispose pas des infrastructures adaptées (cf. not. art. 74 CP et 4 RPE). En l'occurrence, il ne serait pas inutile de mettre en place une politique de subsides de la Confédération12, qui se retranche à notre sens trop souvent derrière le fédéralisme, alors que la charge est particulièrement lourde pour les cantons.
S'agissant de l'expertise, il convient tout d'abord de préciser qu'elle doit en principe être indépendante (art. 62d al. 2, 64b al. 2 lit. b CP), certaines fois même double (art. 64c al. 5 CP). Cela signifie qu'elle doit être menée par un expert qui n'a pas traité l'expertisé ni s'en est occupé d'une quelconque manière au préalable (art. 56 al. 4 CP13).
Cette indépendance est difficile à garantir, à tout le moins s'agissant des détenus qui sont internés depuis de nombreuses années. Le monde des experts est relativement restreint, beaucoup se connaissent; ils sont souvent rattachés au même service universitaire14; les derniers arrivés ont été formés par leurs aînés. Cela ne suffit pas pour mettre définitivement à mal l'indépendance de l'expert, mais génère en principe une certaine méfiance dans l'esprit de l'expertisé. Que penser, par exemple, d'une expertise menée par l'ancien assistant de l'expert précédent15? Il est certes possible de faire appel à des experts extérieurs aux services universitaires, mais ils sont plutôt rares, ou en tous cas méconnus des autorités susceptibles de faire appel à leurs services (et/ou de la défense), et ils peinent trop souvent à mener à bien leur mandat dans des délais raisonnables. En outre, il semble qu'ils n'acceptent pas tous de se déplacer devant l'autorité compétente pour y être entendus et questionnés avant décision. Fort de ce constat, les autorités renoncent alors à leurs services.
A notre avis, dites autorités doivent faire un effort d'organisation, en mettant, par exemple, en place une collaboration plus étroite avec le corps médical, ne serait-ce que pour disposer d'une liste exhaustive des psychiatres susceptibles d'intervenir en conséquence, cela sur l'ensemble du territoire suisse. Sinon, la piste de l'expertise privée pourrait être envisagée. Si on considère la confiance qu'il convient d'accorder à un médecin, il est difficile de rejeter sans autre cette alternative16.
5. Le choix du médecin
Les individus sont placés en internement, car ils sont considérés comme dangereux et, bien souvent, la justice estime que leur dangerosité ne peut évoluer qu'au travers d'une prise en charge adaptée. Or, dans la pratique, on a vu qu'il était difficile d'individualiser la prise en charge (cf. titre 2). Au demeurant, pour que celle-ci soit efficace, il faut réussir à établir une alliance thérapeutique entre le détenu et son thérapeute. Quid si cette alliance est impossible?
A titre liminaire, il convient de préciser que l'interné ne saurait faire la loi et choisir à sa guise le thérapeute qui lui convient. La jurisprudence a déjà eu l'occasion de se prononcer à ce propos. Le libre choix du médecin n'existe pas. Toutefois, il est depuis longtemps reconnu au détenu le droit de faire appel à un autre médecin que celui qui lui est proposé, lorsque le lien de confiance avec ce dernier est rompu (cf. not. ATF 102 Ia 302; ATF 106 Ia 277; ATF 123 I 221; art. 40 al. 5 RPE; Directives de l'Académie suisse des sciences médicales (ASSM) relatives à l'exercice de la médecine auprès des personnes détenues).
Toute la difficulté est d'établir si le lien de confiance est effectivement rompu ou s'il s'agit plutôt d'un comportement capricieux ou quérulent du détenu.
En Suisse, la prise en charge thérapeutique du détenu est en principe compétence d'un service de médecine pénitentiaire cantonal, qui a l'avantage d'être indépendant de l'administration pénitentiaire. Cependant, dit service n'intervient pas qu'à titre thérapeutique. Il est amené à assurer des missions plus sécuritaires, telles que la fouille intime (art. 85 al. 2 if. CP)17, la prise de sang (art. 258 CPP) ou la rédaction de rapports à l'intention de l'autorité compétente en matière de libération conditionnelle18. On se trouve donc dans une situation où les membres de ce service assument plusieurs casquettes: celle de médecin expert, celle de fonctionnaire, celle de médecin traitant ou encore celle de médecin garant de la sécurité. La médecine pénitentiaire est en outre souvent clairement hiérarchisée, avec une politique de prise en charge décidée par quelques responsables, qui supervisent la plupart des interventions auprès des détenus. Il faut par ailleurs relever un tournus relativement important au sein du personnel du service médical pénitentiaire, ce qui fait que le détenu suivi sur de nombreuses années doit souvent subir plusieurs changements de thérapeutes.
Sans remettre en question la compétence de ces professionnels de la santé, il faut sans aucun doute considérer les difficultés qu'il y a pour le détenu, en pareilles circonstances, de maintenir un lien de confiance avec les médecins du service de médecine pénitentiaire auquel il est soumis (dans ce sens, lire not. PELET, Médecine et droit: le médecin malgré lui, in Guillod/Sprumont (éds), Rapports entre médecins et autorités: indépendance ou collaboration?, Berne, 2011, pp. 72, 89; SPRUMONT ET AL. (éds), Pratiques médicales en milieu de détention, Institut du droit de la santé, Neuchâtel, 2009, pp. 48 s.). Ce n'est éventuellement plus un seul médecin, mais l'ensemble du service qui est alors rejeté. Une telle éventualité est d'autant plus probable que la privation de liberté est longue, avec une érosion progressive du lien de confiance, au gré des interventions du service qui, pour le détenu, est souvent partie intégrante de la dynamique qui le voit être maintenu en prison. Une telle acception de la réalité est parfois même favorisée par la pathologie dont souffre le détenu.
On peut, dans certains cas extrêmes - mais probablement toujours plus fréquents -, se retrouver dans des situations inextricables, où le détenu rejette le service de médecine pénitentiaire, rendant toute prise en charge impossible, alors même que cette prise en charge est indispensable à un élargissement du régime d'exécution et, à terme, à une libération conditionnelle, puis définitive. La situation est alors insatisfaisante et, au regard des droits du détenu, sans doute inacceptable. La Cour européenne des droits de l'homme a en effet indiqué qu'une privation de liberté perpétuelle sans prise en charge adaptée est constitutive d'une violation de l'article 3 CEDH (ACEDH Kafkaris c. Chypre, Requête N° 21906/04, du 12 février 2008).
Il existe pourtant des solutions. La première est probablement de transférer le détenu dans un établissement d'un autre canton, pour permettre l'intervention d'un autre service médical. Ce n'est pas le seul intérêt du détenu qui est en jeu ici, mais aussi celui de la collectivité publique. Une prise en charge réussie permet de limiter les coûts liés à l'exécution de la mesure - qui se prolongerait sinon - et, aussi, de favoriser une plus grande sécurité.
Une autre possibilité est de permettre au détenu de choisir son thérapeute, éventuellement sur une liste de spécialistes d'accord d'intervenir en l'espèce. Cette solution aurait probablement un coût, mais pas forcément beaucoup plus important que celui lié à l'intervention du service de médecine pénitentiaire.
1Les cantons disposent d'un délai au 31 décembre 2016 pour créer les infrastructures adéquates (Dispositions finales du CP, ch. 2), précision étant faite que le juge ne doit en principe prononcer une mesure que si un établissement approprié est à disposition (art. 56 al. 5 CP).
2Entre 1984 et 2008, la population de détenus de plus de 60 ans a doublé dans les prisons suisses (FNS, communiqué de presse du 31 mai 2011).
3On sépare aujourd'hui les adultes des mineurs et les hommes des femmes. Ne devrait-il pas en être de même entre les actifs et les retraités?
4Même les Règles pénitentiaires européennes ne s'y rapportent pas expressément.
5On relèvera toutefois que la situation des détenus âgés est éventuellement abordée au travers de quelques dispositions cantonales ou concordataires, ce qui ne nous semble pas suffisant.
6Même si ces dispositions ne trouvent pas application en matière d'exécution des mesures, il nous paraît plus que discutable d'en rejeter l'esprit, dès lors que les mesures sont exécutées au sein de prisons.
7Comme à la prison de Lenzburg.
8Ce principe ne vaut pas pour l'internement à vie, pour lequel la fréquence des contrôles n'est pas précisée dans la loi (art. 64c al. 1 CP).
9Dans le cadre de l'internement ordinaire, il est également nécessaire d'examiner la possibilité de changer la mesure, cela tous les deux ans (art. 64b al. 1 lit b CP).
10Selon le TF, la durée de validité de l'expertise est environ de deux ans (ATF 128 III 12, cons. 4c). La question fait toutefois débat (HEER, in Basler Kommentar StGB, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, ad art. 56 CP, N° 67 ss, pp. 1102ss, DUPUIS ET AL. (éds), Petit commentaire CP, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 2011, ad art. 56 CP, N° 12 ss, pp. 355 ss).
11Dans le canton de Vaud, par exemple, les juges d'application des peines sont au nombre de sept seulement, alors qu'ils interviennent en outre au sein du Tribunal des mesures de contraintes.
12Comme cela existe en matière de construction des établissements (RS 341, 341.1, 341.14).
13A notre sens, cette définition de l'indépendance de l'expert ne saurait que difficilement se limiter aux seuls cas visés à l'article 64 al. 1 CP, ne serait-ce qu'au regard de la jurisprudence du Tribunal fédéral, même si elle est antérieure à l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions du CP (ATF 128 IV 241, cons. 3.2). Cela est d'autant plus logique que le traitement institutionnel en milieu fermé ne répond pas forcément à une délinquance de type 64 al. 1 CP, alors qu'il impose plus ou moins les mêmes restrictions aux libertés fondamentales de l'individu.
14Par exemple, dans le canton de Vaud, le Centre d'expertises psychiatriques (CE), rattaché au CHUV, et dans le canton de Genève, le Centre universitaire romand de médecine légale (Curml), rattaché notamment aux HUG.
15Situation rencontrée par l'auteur.
16Le recours à ce moyen de preuve fait débat. A notre sens, une expertise privée ne peut être écartée que s'il existe des circonstances particulières qui permettent de justifier objectivement les doutes émis quant à l'impartialité ou au bien-fondé de l'évaluation proposée (TF 9C_773/2007, cons. 5.2; ATF 125 V 351, cons. 3b; contra: ATF 127 I 82 et Vuille, in Commentaire romand CPP, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 2011, ad art. 182 CPP, N° 18, p. 838). Dans le sens de l'alternative mentionnée, si de tels doutes subsistaient, il reviendrait alors à l'autorité d'ordonner un complément ou une contre-expertise.
17Même si les médecins refusent en général de pratiquer de telles fouilles.
18Il n'est pas non plus impossible que certains membres de ce service siègent ou aient siégé au sein d'une commission cantonale de dangerosité.