On peut s’interroger sur les raisons de cette résistance, qui a existé sous d’autres latitudes. En 2011, Marie-Claude Rigaud(2), professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, rappelle que le débat sur cet enseignement dans les facultés de droit a soulevé des passions et que cette «réticence historique est due à l’entrée sur le marché de plusieurs générations de juristes ignorants ou indifférents aux problèmes de nature éthique et, par voie de conséquence, à leurs possibles solutions». Elle rapporte que la situation a évolué à la suite d’une crise d’identité de la profession d’avocat «que plusieurs expliquent par l’effritement du respect donné aux standards éthiques» et évoque «une détérioration de la perception du juriste comme professionnel éthique»(3). En octobre 2009, la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a émis des recommandations(4) tendant à l’intégration d’un cours obligatoire en éthique et en professionnalisme dans les facultés de droit.
De son côté, la Fédération des Barreaux d’Europe a adopté, en 2008 à Torquay, une Résolution sur la formation éthique de l’avocat européen(5) recommandant que les barreaux membres défendent, dans leurs pays, «l’importance cruciale des règles éthiques», notamment «en veillant à l’introduction, dans les facultés de droit de leur pays, d’un enseignement substantiel et continu des règles légales éthiques».
En Suisse, ce débat est relativement nouveau. Il faut dire que jusqu’à récemment, le métier d’avocat, fortement autorégulé comme d’autres professions libérales, était avant tout régi par les Ordres cantonaux. Les avocats étaient peu nombreux et la profession homogène. Or, le contexte s’est drastiquement modifié ces dernières années. En particulier, la loi fédérale du 23 juin 2000 sur la libre circulation des avocats (LLCA) est entrée en vigueur. Un Code suisse de déontologie (CSD) a été adopté en 2005 et s’impose aux membres de la Fédération suisse des avocats (FSA). Le nombre d’avocats a explosé(6) et la profession a connu une véritable mutation, en se diversifiant fortement(7). Face à ce nouveau paysage, la question de l’enseignement à l’université du droit et de l’éthique de la profession d’avocat a émergé et des cours ont été introduits dans les programmes(8).
Le droit de la profession d’avocat: une branche du droit à part entière
La première raison, évidente, qui justifie l’enseignement du droit de la profession d’avocat au sein de nos facultés de droit, est tout simplement qu’il s’agit d’une véritable branche du droit. La LLCA, appelée à être remplacée par la future loi sur la profession d’avocat(9), n’est en effet de loin pas la seule source dans cette matière, qui relève tant du droit public que du droit privé. De nombreux textes de niveaux international (par exemple, CEDH, ALCP), national (cf. Cst., LMI, LTF, CP, CPP, CO, CPC, LBA…) et cantonal(10) s’appliquent en sus de la LLCA. Ces multiples sources légales ont donné lieu à une jurisprudence fournie, au point que le Tribunal fédéral a rendu plusieurs centaines d’arrêts dans ce domaine(11). Deux éminents professeurs(12) ont publié, en 2009, un précis de 1622 pages sur le droit de la profession d’avocat. Une doctrine abondante existe et les publications ne cessent de paraître(13).
Dans ce contexte, on comprend mal pour quel motif cette branche du droit devrait être ignorée par les universités. On ne peut plus se contenter de considérer que cet enseignement incombe aux associations professionnelles. Pourquoi exiger du futur avocat qu’il connaisse le droit régissant la profession de celui qui le consulte(14) (par exemple, le client architecte, entrepreneur, etc.), mais ne pas se soucier qu’il connaisse le droit de sa propre activité? Pour quelle raison le droit foncier rural, la médiation ou le droit aérien auraient davantage leur place dans nos facultés? Ecarter cet enseignement des universités revient à former sciemment des futurs professionnels qui ignoreront les bases même de ce qui régit leur activité, avec les conséquences que cela implique pour les futurs praticiens et la société.
Enseigner la fonction de l’avocat dans une société démocratique
La diversification des types de pratique, en particulier la réduction, voire la disparition de l’exercice de l’activité judiciaire par de nombreux avocats, a conduit certains à considérer que ce métier est devenu une activité commerciale comme une autre, les amenant à minimiser le rôle de l’avocat dans le fonctionnement de la justice et une société démocratique. Le rôle d’«auxiliaire», de «partenaire de la justice», reconnu à l’avocat(15), serait devenu accessoire.
Pourtant, aujourd’hui encore, exercer ce métier n’équivaut pas à vendre des téléphones, à offrir des soins de beauté ou d’autres services! L’avocat reste un pilier de la démocratie, un garant de l’Etat de droit, un contrepoids aux autorités(16). Basile Ader(17) rapporte que, lorsqu’une ONG ou le Conseil de l’Europe viennent dans un pays vérifier l’état de sa démocratie, ils s’intéressent d’abord à la liberté laissée à la presse et à l’état de son barreau. Préserver cette mission de l’avocat(18) est dans l’intérêt de tous. L’affirmation du Tribunal fédéral, dans une jurisprudence déjà ancienne(19), selon laquelle «la profession d’avocat n’est pas absolument comparable à n’importe quelle branche de l’activité économique», reste valable: «L’institution de la profession d’avocat répond à une véritable nécessité; elle existe dans l’intérêt général.»
En raison de cette fonction, de nombreuses dispositions légales édictées dans l’intérêt public visent la profession d’avocat, notamment dans le Code pénal (cf. art. 84, 321), le Code de procédure pénale (cf. art. 127 ss, 147, 159, 171, 264) ou encore le Code de procédure civile (cf. art. 68, 160, 166). Il en va de même en matière de droits fondamentaux(20) consacrés par la CEDH et la Constitution. Pour quelle raison l’étudiant en droit ne devrait-il pas connaître ce rôle particulier de l’avocat et des notions aussi importantes dans une société démocratique que la protection de sa sphère professionnelle, l’étendue de sa liberté d’expression, ses prérogatives(21) ou, simplement, la portée de son secret professionnel(22) ou de son devoir de diligence?(23)
De l’enseignement de la déontologie et de l’éthique de l’avocat
Il serait incohérent de ne pas compléter cet enseignement par l’étude des règles déontologiques, ne serait-ce que pour comprendre leur évolution historique ainsi que leur place et leur portée actuelle. Leur enseignement est d’autant plus important que les connaissances que transmettait, par le passé, le maître de stage, qui entretenait un lien souvent plus étroit avec son stagiaire(24), ne le sont parfois plus, que ce soit faute de temps, de volonté ou de capacité. Les études sont plus grandes, les stagiaires plus nombreux, les normes se sont multipliées et complexifiées, les outils ont changé, sans compter une concurrence plus accrue au sein de la profession.
Quant à l’enseignement de l’éthique(25), il permet une meilleure application et compréhension de la raison d’être et du contenu des règles légales et déontologiques. Il est l’outil qui mènera à une réflexion plus approfondie et aidera le futur praticien du droit à se poser les bonnes questions avant de prendre des décisions souvent lourdes de conséquences. Cet enseignement familiarisera l’étudiant au processus de réflexion indispensable pour concilier des valeurs paraissant souvent inconciliables. Il lui permettra de prendre conscience de la portée de son comportement. Cela l’amènera à s’interroger sur des notions aussi essentielles que son rôle, la justice, l’influence de nos conceptions morales sur nos choix, etc.
Pourquoi un tel enseignement à l’université?
Compte tenu du rôle particulier de l’avocat ainsi que de la multitude des sources légales régissant la profession d’avocat en droit suisse, nous ne pouvons adhérer à l’affirmation selon laquelle «l’université n’a pas vocation à former les futurs avocats à la pratique de leur métier»(26).
Le fait que tous les étudiants ne deviendront pas des avocats n’est pas un argument pour écarter cet enseignement de l’alma mater. N’est-il pas indispensable pour le bon fonctionnement de la justice que les futurs magistrats connaissent, eux aussi, ce qu’il en est du rôle, des droits et des devoirs des avocats qui plaideront devant eux? Cela vaut également pour les étudiants se destinant à être des juristes au sein de collectivités publiques, d’entreprises, de banques ou autres. Les avocats seront souvent leurs interlocuteurs. Quant aux futurs avocats ne se destinant pas à exercer les activités typiques de la profession, ils doivent tout de même connaître les bases régissant le métier et leur future activité(27). Comme le relevait déjà en 2005, Jean-Denis Bredin(28), dans une société où s’accroît sans cesse le rôle du judiciaire, «l’avocat d’affaires pourrait-il croire qu’il tiendra sa place sans jamais rencontrer la vie judiciaire et les juridictions»?
Enseigner le droit et l’éthique de la profession d’avocat au sein d’une faculté de droit ne se réduit pas à ce qui relève de l’activité d’une école professionnelle. L’enseignement universitaire a pour vocation de transmettre des connaissances théoriques mais aussi de former au mieux des esprits, avec une capacité de raisonnement et de réflexion critique. Si l’objectif est d’amener les étudiants à prendre une certaine hauteur dans l’analyse du monde en général et de la matière enseignée en particulier, quel meilleur lieu que l’université pour cet enseignement?
Pour le reste, soit les formations pratiques sur le fonctionnement et la gestion d’une étude, l’art oratoire, etc., elles relèveront mieux d’autres structures, en particulier de formations des ordres cantonaux. Ceux-ci devront compléter l’enseignement universitaire pour les stagiaires, mais aussi proposer, voire imposer, des formations continues à leurs membres.
Un autre argument avancé pour écarter cette matière de l’université est d’affirmer que l’organisation de celle-ci ne permet pas cet enseignement, qui nécessite du travail en petits groupes encadrés de praticiens.
L’enseignement du droit de la profession d’avocat ne se distingue pas, à cet égard, d’autres branches du droit enseignées à la faculté. Il est vrai que l’enseignement de l’éthique est difficile à prodiguer sans disposer de séances par groupes restreints permettant l’interactivité, laissant le temps à des réflexions autour de situations données. Cela est effectivement impossible à offrir dans des auditoires réunissant parfois plus de 150 étudiants. Ces contraintes sont toutefois identiques pour d’autres matières. Compte tenu de l’importance du droit et de l’éthique de la profession d’avocat, si l’organisation actuelle de l’université n’est pas compatible avec un enseignement adéquat de cette branche, alors, ce sera aux facultés de s’adapter.
Les retombées positives d’un tel enseignement seront non négligeables. D’abord pour la société, qui évitera notamment de subir les conséquences des manquements des avocats et l’affaiblissement de leur fonction indispensable à la société démocratique. Le justiciable bénéficiera de praticiens sensibilisés dès l’université sur ce que doit être un professionnel éthique du droit(29). Ensuite pour le barreau, pour qui «l’affirmation forte de l’éthique apparaît comme la meilleure réponse au risque du marché»(30). Ses membres seront mieux formés et à même de préserver leur mission et la confiance du public. Ils pourront exercer dans un environnement plus adéquat. Quant au monde académique, il profitera du «développement d’une certaine érudition en la matière»(31) et verra son champ de réflexion et d’émulation enrichi.
*LL.M., chargée du cours, en 2012 et 2013, de droit et d’éthique de la profession d’avocat à l’Université de Lausanne.
(1) «Ethique» s’entend ici dans un sens large, englobant la déontologie selon Bentham, soit la science des devoirs professionnels.
(2) De l’orphelin à l’enfant prodigue: l’enseignement de l’éthique et du professionnalisme dans les Facultés de droit canadiennes, in Moore/Piché/Rigaud, L’avocat dans la cité: éthique et professionnalisme, Montréal 2012, pp. 91ss, 95.
(3) Rigaud, p. 93.
(4) www.flsc.ca
(5) www.fbe.org
(6) De 2004 à 2014, le nombre d’avocats FSA est passé de 7056 à 9319, www.sav-fsa.ch
(7) Cf. en France, le Rapport Darrois, Rapport sur les professions du droit, Paris, mars 2009.
(8) L’Ecole d’avocature, ouverte en 2011 et rattachée à l’Université de Genève, a un cours sur la profession d’avocat. Un cours de droit et d’éthique de la profession d’avocat est dispensé à l’Université de Lausanne depuis 2012. L’Université de Neuchâtel propose un cours de droit des professions judiciaires. Un cours sur l’«Ethique individuelle et métiers du droit», qui n’est pas un cours de droit, existe à l’Université de Fribourg.
(9) A la suite à un projet de loi fédérale sur la profession d’avocat de la FSA, une motion parlementaire déposée en 2012 a été adoptée par les Chambres; un projet de loi devra être mis en consultation.
(10) Cf. not. les lois cantonales régissant la profession d’avocat.
(11) Au point où en 2010, François Bohnet éditait déjà la 2e éd. de son recueil «Les grands arrêts de la profession d’avocat», Neuchâtel.
(12) François Bohnet/Vincent Martenet, Droit de la profession d’avocat, Berne 2009.
(13) Signalons ici l’ouvrage en français de Benoît Chappuis, La profession d’avocat, tome I & tome II, Genève 2013.
(14) Lionel Halpérin/Sébastien Desfayes, De la théorie du droit au métier d’avocat. Réflexions sur la formation, in Jeanneret/Hari, Défis de l’avocat au XXIe siècle, Mélanges D. Burger, Genève 2008, pp. 25 ss, 28.
(15) Cf. l’arrêt de principe ATF 106 Ia 100, JT 1982 I 579. Ce rôle, souvent confirmé par le TF, est reconnu par la
CourEDH, cf. p.ex. Schöpfer/Suisse du 20.5.1998 ou Mor/France du 15.12.2011.
(16) Bohnet/Martenet, p. 8 N. 19 qui soulignent également (p. 9) la nécessité pour l’avocat de rester humble cf. aussi pp. 1243 ss N 3156 ss.
(17) L’avocat et le journaliste, in «Avocats. Le Verbe et la Robe» , Prat Editions/Issy-les-Molineaux 2009, pp. 303 ss, 308.
(18) Cf. la Charte des principes essentiels de l’avocat européen et le Code de déontologie des avocats européens (www.ccbe.eu).
(19) RDAF 1986 157, TF du 18.10.1985, c. 2b.
(20) Cf. Bohnet/Martenet, pp. 138 ss, N. 316 ss.
(21) Sur les prérogatives de l’avocat: Bohnet/Martenet, pp. 1287 ss, N 3283 ss; François Bohnet, Enregistrement vidéo et prérogatives procédurales de l’avocat: TF 1B_445/2012 du 8.11.2012, in Revue de l’avocat 2013, pp. 87 ss.
(22) P. ex. ATF 136 III 296; ATF 135 III 597.
(23) P. ex. ATF 140 III 6.
(24) Halpérin/Desfayes, p. 30.
(25) Le terme «éthique» va ici au-delà de la déontologie et comprend l’examen des valeurs et le questionnement critique dans l’idée de la «visée éthique» de Paul RicŒur, Soi-même comme un autre, Paris 1990, pp. 199 ss.
(26) Halpérin/Desfayes, p. 53.
(27) Cf. les exigences liées au secret professionnel ou découlant de la LBA.
(28) Mots et Pas Perdus, Paris 2005, p. 165.
(29) Rigaud, p. 130.
(30) Loïc Cadiet, Le rôle social de l’avocat dans un contexte global, in Moore/Piché/Rigaud, L’avocat dans la cité, Montréal 2012, pp. 221, 245. Rigaud, p. 130, ajoute que «le dialogue sur ces questions, dès l’université, permettra, entre autres, de contribuer au projet d’élaboration d’une nouvelle conception de l’avocat», nécessaire en raison des changements que vit la profession.
(31) Rigaud, pp. 128-129.