«Tout le monde voit les traces qu'on trouve sur les scènes de crime comme des indices susceptibles de servir de preuves au tribunal. Mais, mises en relation grâce aux banques de données, elles peuvent aussi renseigner sur la stratégie du criminel, sa manière d'agir, son type de cibles, les heures où il est actif, ses déplacements géographiques et permettre une mise en relation de cas qui semblaient a priori isolés»: Pierre Margot, directeur de l'Institut de police scientifique de l'Université de Lausanne, 61 ans, n'a plus rien à prouver. Il vient de recevoir le «Nobel» en la matière, la médaille Douglas M. Lucas 2011, décernée par l'Académie américaine des sciences forensiques pour ses travaux permettant de nouveaux moyens de détection des empreintes digitales. Mais se focaliser sur le seuil de détection d'une trace, c'est encore réfléchir de manière traditionnelle, relève le professeur.
«Depuis 1996, nous travaillons sur la mise en relation des informations, ce qui permet d'établir des séries en fonction des similitudes retrouvées dans plusieurs cas, indique-t-il. Il s'agit de construire des banques de données en les organisant selon le type de traces (traces biologiques telles l'ADN, traces de chaussures relevées sur les lieux, produits accélérateurs
retrouvés dans des incendies, traces de peinture, textiles, traces d'oreille découvertes sur des portes etc.) où l'on intègre les données en lien avec la trace retrouvée: heure de commission du crime, lieu géographique, renseignements d'ordre général sur la situation.» Ce nouveau type de raisonnement est à la base de la coordination policière au niveau de la Suisse romande. «Cette réflexion est beaucoup moins avancée en Suisse alémanique», constate Pierre Margot.
L'avenir de l'exploitation de la trace
«Ces banques de données sont peut-être l'avenir de l'exploitation de la trace. Plus les renseignements sur la situation sont fiables, plus il est possible aux enquêteurs de concentrer leurs efforts sur l'endroit où le prochain cas est susceptible de se produire et, si la réflexion était correcte, de résoudre la série», poursuit-il. Un exemple étonnant: celui de cette bande venue commettre des vols d'autoradios sur différents parkings d'universités romandes, qui a pu être interceptée en l'attendant sur le lieu prévu de sa prochaine cible. «C'est une manière de travailler que la police n'aurait, auparavant, peut-être pas choisie, parce qu'il ne s'agit isolément pas d'un crime grave, que les assurances paient les dégâts...mais mettre la priorité sur l'analyse des cas précédemment survenus a permis, en arrêtant la bande, de faire cesser le phénomène.»
Autre cas, «l'analyse très poussée menée sur les traces de semelles retrouvées dans des cambriolages - dans une thèse de doctorat d'Alexandre Girod et par le professeur Olivier Ribaux - de l'Institut de police scientifique de Lausanne, recommandant d'exercer une surveillance à tel jour et dans tel endroit précis, a conduit dans un premier cas à la mise en fuite d'un auteur et, dans un second cas, à l'arrestation des responsables de l'infraction. «Quand la police en arrive ainsi à mener une action plus préventive que répressive, je considère que le succès est total, car le but est finalement de mettre un terme à une série d'actes criminels», estime le professeur.
Cette approche s'impose dans tous les crimes où l'auteur et la victime ne sont pas liés, qu'il s'agisse de trafic de stupéfiants, d'incendies criminels, de cambriolages ou de viols en série. «On cherche à comprendre, par un raisonnement logique, quel va être le comportement de l'auteur, et donc quel type de traces il peut laisser. Par exemple, si un cambrioleur fait toujours un petit trou dans une fenêtre pour pouvoir lever l'espagnolette, on se dit qu'il devra alors souffler la sciure ainsi créée et on retrouvera ainsi des traces de son ADN proches de l'orifice.» Pierre Margot y croit en tout cas beaucoup plus qu'en les profils psychologiques des auteurs d'infractions: «Ces profils sont basés sur les idées préconçues que leurs auteurs se font de l'affaire et brouillent davantage les pistes qu'ils ne les éclairent.» Il en va de même des programmes informatiques, type Excel, qui prétendent aider la police à résoudre des affaires criminelles: «Beaucoup d'administrations se focalisent sur l'achat d'outils qui ne sont pas adaptés au problème qu'on cherche à résoudre. Sans parler des laboratoires régionaux qui vivent des analyses ADN et qui vont inciter les services de police à tester l'ensemble d'une population, alors que, si l'on définissait mieux le cercle des suspects, cinq à dix analyses suffiraient.»
Un «retour aux sources»
En mettant au début de la chaîne les traces et les éléments retrouvés par le service technique et en cherchant à comprendre quel raisonnement logique lie les pièces du puzzle retrouvées, l'institut, qui fut en 1909 la première école de police scientifique au monde, opère une sorte de «retour aux sources», commente son directeur actuel. Son fondateur, le professeur Rodolphe Archibald Reiss, «s'intéressait à la manière d'agir de certains criminels et aux traces caractéristiques laissées derrière eux». Cette approche séduit d'autres services de police en Europe, comme l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale, à Paris, qui souhaite réunir son laboratoire et son unité d'analyse criminelle, afin de les faire mieux dialoguer que par le passé.
L'approche consistant à croiser les constats types enregistrés sur le terrain et les données ADN relevées a fait ses preuves dans une affaire célèbre où Pierre Margot est intervenu en tant que membre de la commission d'experts, celle des attentats de l'Ira-Véritable en Irlande du Nord. Après le processus de paix, ces groupuscules républicains ont voulu mener une campagne de terreur, prenant le risque de tuer. Ils annonçaient que des bombes allaient exploser en différents endroits, afin de provoquer un sentiment d'insécurité au sein de la population. Dans un cas, l'explosion d'un engin placé ailleurs qu'annoncé avait fait 31 victimes. «L'enquête traditionnelle n'a rien donné durant deux ans», raconte le spécialiste d'origine jurassienne. Puis les scientifiques ont constaté qu'il y avait 15 à 16?cas liés par le type de minuterie utilisée, la manière de connecter les fils, la sorte de produits utilisés. Or, dans quatre de ces cas, on a retrouvé l'ADN d'un inconnu, qui fut par la suite arrêté par hasard. Malheureusement, ces tests étaient nouveaux et le tribunal a jugé qu'il existait un doute sur la culpabilité (l'affaire n'est d'ailleurs toujours pas réglée à l'heure qu'il est). Dans ce cas réel, on voit cependant que, si on avait d'emblée tenté d'établir des liens entre les différents cas et les traces retrouvées, on aurait gagné un temps précieux.»
Mettre en place le métier de demain
Le professeur Margot en est convaincu: «Dans dix, quinze ou vingt ans, on s'orientera beaucoup plus sur la possibilité de créer des séries d'infractions en recoupant les indices qu'à la résolution d'un cas isolé. Il faut attendre qu'une nouvelle génération de chefs de la police se mette en place; en Suisse romande, de Monica Bonfanti, cheffe de la police genevoise, à Olivier Guéniat, chef de la police neuchâteloise, en passant par le futur chef de la police de sûreté vaudoise, Alexandre Girod, tous sont d'anciens élèves de notre institut.» Ces démarches se sont généralisées, mais les services de police les utilisent de manière plus ou moins convaincue. En Suisse alémanique, «une doctorante de l'Institut qui travaille dans un service de police a mis en relation une quarantaine de cas, mais le magistrat n'a retenu qu'une liste de huit cas qui comprenaient des traces ADN. Il ne faut pas se décourager et se dire que nous mettons en place le métier de demain», commente le professeur, qui estime que les cours de formation continue destinés aux magistrats donnés à la HES-SO de Neuchâtel permettent de les sensibiliser à cette nouvelle approche. Il se félicite de ce que l'analyse des stupéfiants saisis ait, par exemple, permis au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone d'appliquer l'art. 260ter, démontrant qu'on était en présence de crime organisé dans cette affaire: «L'enquête menée dans huit pays n'aurait jamais été si loin sans cette information.»
Les pistes de travail de l’institut de police scientifique
Un aperçu des recherches menées actuellement à Lausanne.
Contrefaçon organisée: en collaboration avec la Fédération horlogère suisse et Hoffmann-LaRoche, analyse des méthodes similaires mises en œuvre pour créer des contrefaçons, souvent à l’extérieur du territoire helvétique. Remonter aux sources de la série permet de déposer une plainte.
Type de traces: affiner la détection des traces digitales à l’aide de la nanotechnologie et de protoypes expérimentaux en laboratoires.
Fibres textiles: a quelle vitesse ces indices tombent-ils de leur support, quelle est leur répartition sur la victime en fonction des différents scénarios possibles (agression, contact volontaire)?
Risques d’erreurs: les logiciels de reconnaissance d’images (par exemple de détection de la forme de l’iris de l’œil) offrent des perspectives intéressantes, mais nécessitent une utilisation prudente, puisque 3% de leurs résultats comportent des défauts. Quelles vérifications s’imposent-elles?
Valeur d’un indice: quelle est la valeur d’un indice dans une situation donnée? Comment modéliser les différentes options pour orienter les recherches sur d’autres traces ou exclure certaines possibilités? Exemple des études de population sur certains profils ADN.
Expertises en écriture: la manière dont fonctionnent ces experts n’a pas été beaucoup étudiée. Quid de la méthodologie utilisée et de la variabilité des résultats?