Durant de longues années, nous avons été nombreux à tenter de déconstruire l’imaginaire politique d’une Suisse bunker. La Suisse n’est pas une maison dont on pourrait fermer la porte à l’envi, les «vrais» Suisses sont une construction réactionnaire, et non, l’isolement ne rend pas plus fort. Nous devons constater notre échec. Prenant acte de notre incapacité à peser sur le cadre du discours, il est grand temps d’adapter notre approche.
Les piliers de la Suisse libérale
Sur le fond, j’ai la conviction profonde que nous devons nous employer à réaliser une Suisse que j’appelle libérale. Pas au sens du PLR, mais au sens du respect de certaines valeurs qui ont longtemps porté l’émancipation des individus. La Suisse a tout pour s’affirmer dans un monde fait de diversité, de mobilité, d’identités multiples et d’innovation permanente. Nous avons une histoire taillée sur mesure pour ce présent qui arrive si vite. Notre vie en société n’est pas donnée de toute éternité, elle est choisie et construite. L’acte fondateur du pays n’est rien d’autre qu’un accord intercantonal. La négociation, le respect de l’engagement, la prééminence du droit sur la force sont inscrits dans la mythologie politique du pays. Les régions linguistiques, les communautés religieuses, les patrons, les employés: tous répètent au quotidien leurs engagements en faveur de la prospérité du pays. Cette conscience d’un labeur commun, fondée sur la participation concrète des individus à un projet collectif, fonde l’attachement profond des Suisses à une forme d’égalité.
Dans ce projet «Suisse», les identités «institutionnelles» (commune, canton, région) se superposent aux identités culturelles et sociales (croyances, hobbys, passions, formations). Ensemble, ces identités multiples esquissent les contours de notre personnalité et vont nous permettre d’entrer en relations avec les autres. Effaçant des pans entiers de nos personnalités, il est alarmant de voir avec quelle rapidité nous avons laissé un simple document administratif – le passeport – devenir la ligne de partage de notre vie en société. Des mots tels que «d’origine étrangère», «d’origine migrante», «mit Migrationshintergrund» se sont installés au cœur de notre langue. La pertinence de la question de la nationalité n’a plus besoin d’être démontrée, elle est présupposée. Et, pourtant, le coup de maître de cette Suisse pluraliste, sa promesse historique, c’est de faire émerger une société ancrée dans le respect des libertés individuelles. Le fétichisme du passeport n’aurait jamais dû pouvoir supplanter un patriotisme des droits et des libertés. Dans un continent tenté par diverses formes d’autoritarisme, le rôle de cette Suisse des libertés est plus essentiel que jamais: s’affirmer comme un eldorado libéral où chacun peut se réaliser comme membre respecté au sein d’une communauté d’égaux.
La migration comme exception?
La migration s’apparente à l’angle mort des libéraux. Même chez les esprits les plus enclins au respect des libertés, la frontière redevient plus vite qu’à son tour porte du bunker. Un pays qui «ferme sa frontière» en réponse à la «crise des migrants» déclenche presque automatiquement le petit bruit de la clé dans la serrure. Et pourtant, nous avons bien d’autres frontières sous nos yeux. Habiter une ville peut donner une certaine fierté, être originaire d’un canton transmettre certaines traditions, mais nul besoin de fantasmer des frontières-portes qu’on pourrait fermer pour assurer la survie de la communauté. A l’avantage des habitants et des migrants, cette frontière-membrane se fait nécessairement interface d’échanges.
Dans cet angle mort, nous continuons à concevoir la migration comme une question de circulation routière à régler avec un système de feu rouge/feu vert. Et le pouvoir d’actionner cet antique système est systématiquement confié à l’Etat. Pourtant si malmenée en d’autres occasions, la souveraineté jouit en matière migratoire d’un refuge symbolique imprenable. La migration n’échappe pourtant pas à l’exigence de cohérence avec les valeurs de liberté et d’égalité. En matière de mobilité, la Suisse doit passer d’un modèle de souveraineté absolue à une approche inclusive qui lui permet d’intégrer et de prendre en compte les intérêts des futurs immigrants et des communautés politiques affectées par ses choix. Les feux doivent céder leur place à une approche basée sur l’idée du rond-point. Un système auto régulé, à l’avantage des acteurs concernés et dont le fonctionnement repose sur quelques principes simples. La libre circulation avec l’UE en est l’exemple paradigmatique: un permis de travail = un droit de séjour. Prenant acte des liens entre mobilité et marché du travail, le politique instaure un rond-point basé sur les besoins de l’économie. Efficace et respectueux des libertés, tant pour les résidents que pour les migrants.
On peine à se rappeler qu’en 2012, un groupe de personnalités et de parlementaires discutaient de lancer une initiative populaire étendant à l’entier du globe l’idée fondamentale de la libre circulation. Le Japonais, la Brésilienne et la Tunisienne qui pouvaient montrer un contrat de travail étaient les bienvenus sur territoire suisse. Voilà qui aurait eu le mérite de faire sortir du bois les «vrais» libéraux. A défaut d’aller aussi loin, la direction générale est la bonne. Pour respecter la liberté et l’égalité morale des migrants – et être ainsi en cohérence avec nos propres valeurs – il faut privilégier la création de voies légales d’immigration, seules capables d’offrir des opportunités et des procédures en adéquation avec les principes d’une Suisse libérale.
De multiples pistes existent. Pourquoi ne pas créer un nouveau «permis helvétique» lié à un programme d’apprentissage global, permettant à 5000 jeunes, chaque année, de venir acquérir des compétences en Suisse et de faire circuler les savoirs dans leurs communautés? Pourquoi ne pas libéraliser pas à pas, sur un modèle de rond-point, nos politiques d’immigration vers des partenaires comme le Japon, le Canada ou Israël? Pourquoi ne pas remplacer les quotas, qui sont au final des barrières non-tarifaires, par des barrières tarifaires? En d’autres mots, donner un prix à la migration vers la Suisse et investir cet argent dans un système de dépôt ou d’assurance. Si elle mettait en œuvre cette politique, la Suisse ferait alors coincider trois qualificatifs prometteurs: libérale, cohérente, prospère.