Les milieux scientifiques et les mouvements militants collaborent parfois, mais ne se mélangent guère, les premiers pensant ainsi préserver leur indépendance. Tarek Naguib estime, au contraire, que c’est dans le militantisme que sa profession de juriste prend tout son sens. Le droit, pour lui, s’exerce aussi sur le terrain: il a participé, récemment, à la création de l’Alliance contre le profilage racial, qui dénonce le racisme dans les corps de police suisses, en tant que reflet du racisme structurel de la société elle-même.
Peut-il, en parallèle, rester objectif dans son activité de chercheur dans la protection contre les discriminations? «Ce qui importe, c’est que ma position sur ces questions soit transparente et que j’utilise des méthodes de recherche reconnues, réplique-t-il. Et le contact avec des mouvements militants me permet justement d’approfondir les sujets sur le plan scientifique, dans un esprit critique.»
C’est lors d’un séjour de recherche à l’Université Humboldt de Berlin que le juriste bernois a fait l’expérience d’une activité académique au service de la défense des personnes discriminées: «A la chaire de droit public et de Gender Studies de cette Université, tous les chercheurs sont en parallèle engagés sur le terrain. Ils participent notamment au lancement d’actions en justice sur des cas exemplaires.» Un modèle qui l’a aidé à constituer sa double activité de chercheur et de militant.
Histoire familiale
Tarek Naguib a été sensibilisé aux problèmes de discrimination par son histoire familiale. Né en Suisse, originaire d’Egypte (son père est venu étudier à Zurich à la fin des années 1950), il a été confronté très jeune aux différences de discours entre ces deux pays sur les thèmes de l’islam, de l’égalité des sexes, des classes sociales et du racisme antimusulman. En Egypte, il entendait des points de vue variés sur ces questions, tandis qu’en Suisse, le discours tombait souvent dans l’opposition entre un Occident en progrès et un islam retardataire.
L’étudiant en droit qu’il est devenu a continué de se préoccuper de lutte contre les injustices. Comme jeune juriste, il a travaillé à la Commission fédérale contre le racisme, puis à Egalité Handicap (devenue Inclusion Handicap), où il a participé à des procédures contre les discriminations des personnes handicapées. Une action avait notamment été lancée contre les CFF pour réclamer davantage de place pour les handicapés dans les trains. L’action a échoué, mais Tarek Naguib a acquis une nouvelle expérience de recours stratégique.
Cas emblématique
Après avoir exercé des mandats de conseil et de formation sur demande de différentes collectivités, de services sociaux ou d’organisations, le quadragénaire se partage aujourd’hui entre l’enseignement et la recherche à la School of Management and Law (zhaw) de Winterthour, et son engagement à l’Alliance contre le profilage racial. Ce mouvement s’est constitué autour du soutien à Mohamed Wa Baile, qui a contesté l’ordonnance pénale le condamnant à une amende pour avoir refusé de se soumettre à un contrôle d’identité par la police à la gare de Zurich, alors qu’il se rendait à son travail. Il a eu le sentiment que le seul motif du contrôle était la couleur de sa peau. Il a été débouté en première instance, mais fera recours au Tribunal cantonal.
«Le Tribunal d’arrondissement n’a même pas expliqué comment il est arrivé à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’un acte raciste», déplore Tarek Naguib, qui y voit la manifestation d’un racisme existant dans les institutions judiciaires elles-mêmes. Une discrimination qui se retrouve aussi dans les structures administratives et politiques. «Ce phénomène est peu reconnu. Les autorités et la société en général ont encore une vision étroite du racisme, qui serait le fait de certains groupuscules. Cela leur permet d’éviter de se remettre elles-mêmes en question.»
Au-delà du cas particulier de Mohamed Wa Baile, l’Alliance a commencé à recueillir des témoignages de personnes se sentant victimes de contrôles injustifiés par la police et à les analyser: une équipe de chercheurs participe à cette opération. Un autre groupe se consacre à l’observation de procès, tandis que toute une série d’actions sur le terrain sont organisées par des personnes de couleur membres de l’Alliance.
Mesures réclamées
L’Alliance planche sur des propositions de révisions législatives. Elle demande que des interdictions de contrôle de personnes en l’absence de soupçons soient introduites dans la loi sur les étrangers et dans le code de procédure pénale. Elle réclame aussi que les lois cantonales sur la police prévoient une interdiction de discrimination et l’obligation d’instaurer des mesures de prévention. «Nous attendons aussi des polices qu’elles établissent des procès-verbaux des contrôles d’identité, en relatant le motif et les circonstances du contrôle, explique le spécialiste. A Berne, les autorités communales sont prêtes à entrer en matière.»
Le problème, en cas de plainte contre la police, c’est aussi que les procureurs chargés de l’instruction ne sont pas suffisamment indépendants, en raison de leurs relations de travail étroites avec les forces de l’ordre, commente encore le cofondateur de l’Alliance: «Il faudrait, pour ce type de plainte, nommer un procureur extraordinaire, ou au moins un procureur provenant d’un autre canton.»
Dans le cadre de ses recherches et de ses cours à la School of Management and Law de Winterthur, Tarek Naguib se penche aussi sur d’autres domaines de la lutte contre les discriminations: égalité entre hommes et femmes, droits des handicapés, des homosexuels et des personnes transgenres. Un enseignement qui n’est pas réservé à des étudiants en droits humains ou en sciences sociales, mais qui est offert dans le cadre de formations en droit économique, en management ou en administration.