Michelle Bachelet est la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. Dans son discours d’ouverture du 24 juin 2019, devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, elle a plaidé pour le rapatriement des membres des familles des jihadistes capturés ou tués en Syrie et en Irak, à moins qu’ils ne soient poursuivis pour des crimes sanctionnés par les normes internationales. Elle a souligné les «importantes responsabilités» des Etats à l’égard de leurs ressortissants, y compris ceux qui sont soupçonnés d’avoir commis des crimes graves.
Des organisations internationales, telles que Human Rights Watch et Save the Children, appellent également les pays d’origine des combattants de l’EI à assumer d’urgence la responsabilité de leurs ressortissants. Selon Human Rights Watch, toute personne détenue dans les camps en Irak et en Syrie doit avoir le droit de retourner dans son pays d’origine, sans que ce dernier les en empêche directement ou indirectement.
Selon les organisations humanitaires, au moins 3580 enfants de combattants étrangers de l’Etat islamique venus d’une quarantaine de pays, dont les deux tiers sont âgés de moins de 5 ans, sont retenus dans des camps syriens. Si la plupart vivent dans les camps avec leurs mères, beaucoup sont orphelins de guerre. Parmi eux, cinq filles et un garçon suisses sont enfermés dans des conditions catastrophiques avec au moins un parent dans le camp d’Al-Hol, dans le nord-est de la Syrie (Tages-Anzeiger, 7 et 9 avril 2019).
Des enfants blessés, malades et traumatisés
L’état de santé des enfants dans les camps est unanimement qualifié d’alarmant. Selon Sonia Khush, de Save the Children, beaucoup sont malades, blessés, mal nourris, traumatisés et manquent de vêtements chauds. Geert Cappelaere, de l’Unicef, insiste pour que les enfants ne soient pas séparés de leurs familles. Il appelle les pays d’origine à les ramener chez eux avec leurs mères.
De nombreux pays ont à tout le moins rapatrié les enfants détenus dans des camps en Syrie ou en Irak, parfois avec leurs mères. Tels furent notamment le cas de la France, de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Norvège, du Danemark, de l’Australie, de l’Indonésie, du Kazakhstan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et de la Russie. Le 10 juillet 2019, le tribunal administratif de Berlin a ordonné le rapatriement d’une femme et de ses trois enfants du camp d’Al-Hol.
A l’inverse, le Conseil fédéral a décidé que les autorités suisses, sans interdire le retour en Suisse des adultes, ne doivent pas intervenir activement pour les rapatrier. Concernant les six enfants en bas âge retenus en Syrie, il considère qu’un rapatriement peut être examiné au cas par cas, «dans l’intérêt de l’enfant».
En pratique, selon les informations disponibles à ce jour, aucun des combattants de l’EI ou des membres de leur famille n’a encore été rapatrié. Cette inaction paraît peu compatible avec le droit suisse et avec le droit international.
En droit international, la notion de «protection diplomatique» vise la possibilité qu’ont les Etats de protéger leurs ressortissants à l’étranger de violations du droit international public1. Le DFAE estime que les ressortissants suisses n’ont pas de droit personnel et subjectif à la protection diplomatique. Il écrit en ce sens sur son site que «l’Etat peut, en toute liberté, accorder ou refuser la protection diplomatique».
Un tel pouvoir discrétionnaire n’existe cependant que si la protection diplomatique ne constitue qu’un droit, et non un devoir, de protection pour les Etats. Nous verrons ci-dessous dans quelle mesure la Suisse a le devoir de fournir aux personnes détenues dans les camps en Irak et dans le nord-est de la Syrie le soutien nécessaire pour un retour.
Le devoir de protection de la Suisse
Lorsqu’un Suisse se trouve à l’étranger, la relation de protection s’applique si l’Etat de résidence ne le traite pas d’une manière conforme au droit international. En cas de violation du droit international impératif, la Suisse doit au moins invoquer la responsabilité de droit international public de l’Etat contractant2. Sa marge d’appréciation dépend donc de la situation spécifique de la personne concernée.
Selon l’art. 24 al. 2 Cst., les Suisses et les Suissesses ont le droit de quitter la Suisse et d’y entrer. Cette disposition s’applique tant aux personnes qui ont quitté la Suisse ou qui ont émigré qu’aux ressortissants suisses nés à l’étranger3. Ce droit fondamental d’entrée s’applique sans restriction. Toute personne a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement (art. 10 al. 2 Cst.), et les enfants ainsi que les jeunes ont en outre droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement (art. 11 al. 1 Cst.).
En outre, la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) souligne que, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, leur intérêt doit être une considération primordiale (art. 3 al. 1 CDE), et que les Etats parties doivent assurer, dans toute la mesure du possible, leur survie et leur développement (art. 6 al. 2 CDE). Ces droits fondamentaux donnent lieu à des obligations de protection de rang constitutionnel, imposant à l’Etat de préserver les intérêts juridiques de l’individu lorsque celui-ci ne peut le faire lui-même. Lorsque l’Etat ne le fait pas, il viole son obligation en la matière.
Situation désastreuse dans les camps en Syrie et en Irak
A cet égard, les conditions de détention dans les camps en Syrie et en Irak sont décisives. Selon les informations fournies par de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme, les victimes sont menacées dans leur vie et leur intégrité corporelle. Selon l’ATS, plus de 150 jihadistes présumés ont déjà été condamnés à mort en Irak, au terme de procédures sommaires raillant les principes de l’Etat de droit. Dans la partie de l’Irak administrée par le Gouvernement régional du Kurdistan, de nombreux enfants affirment à Human Rights Watch qu’ils ont été torturés et gravement maltraités. Sur ce territoire, sur lequel Human Rights Watch se voit refuser l’accès aux camps, on sait que des centaines d’enfants ont été condamnés pour appartenance à l’Etat islamique4.
Dans le nord-est de la Syrie, le camp d’Al-Hol, prévu pour 20 000 personnes, en compte actuellement plus de 75 000, dont 11 000 femmes et enfants (parmi lesquels plus de 7000 sont âgés de moins de 12 ans)5. En plus des civils syriens et irakiens et de leurs familles, le camp comprend également des combattants de l’EI et leurs familles. On y trouve près de 50 nationalités. D’après Médecins sans frontières, le camp manque d’eau, d’installations sanitaires et de soins médicaux. Selon le Tagesschau allemand, 225 mineurs y sont décédés entre le 1er janvier et le 9 avril 2019.
Comme les Suisses concernés ont un droit constitutionnel d’entrer en Suisse et qu’ils vivent dans des conditions catastrophiques dans les camps6, y risquant leur vie, la Suisse a le devoir de les protéger. Ces personnes ne peuvent exercer leur droit constitutionnel d’entrée en Suisse sans le soutien de notre pays. Le retour en Suisse est possible, puisque les responsables du nord de la Syrie et de l’Irak le souhaitent expressément et que cela est déjà pratiqué par de nombreux pays7.
Le Pacte II de l’ONU impose aux Etats un devoir de protection
L’art. 12 § 4 du Pacte II de l’ONU prévoit que «nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays»8. En 2012, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a conclu pour la première fois à une violation de cette disposition. L’avocat colombien Jiménez Vaca, qui était un membre dirigeant du mouvement syndical local avait dû fuir la Colombie en raison de menaces de mort. Il s’était plaint de l’insuffisance de la protection du Gouvernement colombien, l’empêchant de retourner en Colombie. Le Comité des droits de l’homme a estimé que la Colombie avait effectivement violé, par sa protection insuffisante, le droit de Jiménez Vaca d’entrer dans son propre pays9.
L’art. 12 § 4 du Pacte II de l’ONU impose aux Etats une obligation positive de permettre aux personnes d’entrer dans leur «propre pays», ce qui implique l’obligation de travailler activement pour que toutes les personnes concernées puissent retourner dans leur pays d’origine10. La formulation visant l’entrée dans «son propre pays», différente de celles d’autres conventions, vise aussi les étrangers et les apatrides qui ont un lien suffisant avec l’Etat concerné11. Tel sera par exemple le cas des enfants d’immigrants (de deuxième ou de troisième génération), des travailleurs étrangers nés dans le pays d’accueil, ou encore des immigrants qui résident dans le pays d’accueil depuis plusieurs années. La Suisse doit ainsi garantir le droit d’entrée à toutes ces personnes.
Violation du droit à la vie de famille
De nombreux enfants vivant dans les camps sont nés en Syrie. Si certains Etats refusent, à tort, de leur accorder la citoyenneté de leurs parents, ils sont néanmoins obligés de les autoriser à entrer sur leur territoire avec leur père ou leur mère, également en raison de leurs liens familiaux (art. 8 § 1 CEDH). En ne prévoyant que l’examen d’entrée d’enfants sur son territoire, la Suisse enfreint l’art. 8 § 1 CEDH. Même le fait qu’une mère ou un père défende toujours l’idéologie d’un islam radical ne constitue pas une raison suffisante pour nier leur droit à une vie de famille commune dans le cadre de la CEDH en ne favorisant que l’entrée de l’enfant en Suisse.
En résumé, le large pouvoir discrétionnaire du Conseil fédéral en matière de protection diplomatique doit être relativisé en raison des dispositions constitutionnelles existantes et des obligations découlant du droit international, qui le contraignent à rapatrier les combattants de l’EI et de leurs familles en Suisse. En outre, si des poursuites pénales sont engagées contre des ressortissants suisses en Irak, la Suisse doit veiller à ce que celles-ci soient menées dans le respect des principes de l’Etat de droit.
1 Andreas Kind, Der diplomatische Schutz, Zurich/Saint-Gall 2014, p. 22; voir aussi, sur la différence entre la protection diplomatique et la protection consulaire, DFAE, Protection diplomatique et protection consulaire, eda.admin.ch/eda/fr/dfae/politique-exterieure/droit-international-public/respect-promotion/protection-diplomatique-consulaire.html
2 ATF 125 II 225 (228); Kind, op. cit., p. 44 ss. Sur la portée du jus cogens, voir TF 1A.124/2001 du 28.3.2002, c. 3.4 et réf. citées.
3 Beat Rudin N 26 ad art. 24, in: B. Waldmann, E.-M. Belser, A. Epiney (éd.), Basler Kommentar, Bundesverfassung, Bâle 2015.
4 «Everyone must confess». Abuses against Children Suspected of ISIS Affiliation in Iraq, hrw.org.
5 Dire Conditions for ISIS Suspects’ Families, HRW Syria, 23.7.2019.
6 Voir notamment Preparations to Confine Families in Camp, HRW Irak, 20.6.2019.
7 Western Europe Must Repatriate Its ISIS Fighters and Families, HRW, 21.6.2019.
8 Sur la notion d’«arbitraire», voir observation générale no 27 du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 40 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, CCPR/C/21/Rev.1/Add.9, n. 19 à 21: «Le Comité considère que les cas dans lesquels la privation du droit d’une personne d’entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable, s’ils existent, sont rares.» (n. 21).
9 Jiménez Vaca c. Colombie, N° 859/1999 (2002), worldcourts.com/hrc/eng/decisions/2002.03.25_Jimenez_Vaca_v_Colombia.htm
10 Cette conclusion peut également être tirée des décisions suivantes du Comité des droits de l’homme de l’ONU: Stefan Lars Nystrom c. Australie, N° 1557/2007 (2011); Jama Warsame c. Canada, N° 1959/2010 (2011). Voir à ce sujet Babak Fargahi, Das Konzept
des eigenen Landes gemäss Art. 12 Abs. 2 Uno-Pakt II im Licht der Strassburger sowie der Schweizer Wegweisungspraxis gegenüber Ausländern der zweiten Generation, Zurich/Saint-Gall 2016, p. 39 et 234 et réf. citées.
11 Manfred Nowak, Uno-Pakt über bürgerliche und politische Rechte und Fakultativprotokoll, CCPR-Kommentar, Kehl am Rhein/Strasbourg 1989, N. 48 et 51 ad art. 12.