L’essor du travail accompli à domicile grâce aux moyens informatiques et à la téléphonie mobile est important: le nombre d’employés réalisant régulièrement ou occasionnellement du télétravail à la maison est passé de moins de 200000 en 2001 à 700 000 en 2015. A cela s’ajoute, dans certaines entreprises, la disparition de limites claires entre les phases de travail et de repos, dès lors qu’une disponibilité constante est attendue des employés par le biais de messageries électroniques ou d’appels à leur domicile. Dans le cadre d’un colloque organisé le 9 décembre dernier par l’Union syndicale suisse, son secrétaire général, Luca Cirigliano fait cinq propositions de réforme de lege ferenda. Réactions de spécialistes romands du droit du travail.
1. Pour respecter le repos quotidien d’au moins onze heures consécutives (art. 15a LTr, 19 OLT1) ainsi que le repos de nuit et du dimanche (art. 18 à 20a LTr, 21 OLT1), les employés ne devraient pas être joints sur leur numéro privé de téléphone mobile, mais sur un smartphone ou un ordinateur de service qui sera débranché durant les temps de repos. L’accessibilité des employés après le travail doit être réglée sous forme de disponibilité opérationnelle (service de piquet). Comme il est effectué hors de l’entreprise, il doit être compté comme temps de travail (art. 14 OLT1) et indemnisé (ATF 124 III 249).
Jean Christophe Schwaab confirme qu’il faut être plus sévère s’agissant de joindre les employés hors des heures de travail. «Cette possibilité doit être justifiée par un besoin impérieux. En règle générale, en dehors des horaires de travail, l’accès au serveur de l’entreprise doit être fermé», dit-il en évoquant une expérience menée en Allemagne. Les syndicats de Volkswagen ont signé un accord, au début de 2012, pour bloquer l’accès aux messageries professionnelles de 18 heures 15 à 7 heures du matin. Les salariés peuvent se connecter une demi-heure avant d’arriver au travail et une demi-heure après l’avoir quitté, pas davantage. Quant à la disponibilité opérationnelle des salariés en dehors des horaires habituels, «elle doit aussi être justifiée par un besoin impérieux, comme l’est le service de piquet» auquel elle peut être assimilée.
Le professeur de droit du travail à l’Université de Neuchâtel, Jean-Philippe Dunand, approuve: «L’employeur doit absolument encadrer juridiquement le devoir d’être accessible en dehors des heures usuelles de travail, par une convention conforme aux règles impératives. Suivant les cas, le travailleur devrait aussi pouvoir réclamer le paiement des heures pendant lesquelles il était simplement à disposition de l’employeur, à tarif horaire réduit, par analogie avec le régime applicable au travail sur appel.»1
Rémy Wyler, avocat et professeur de droit du travail à l’Université de Lausanne, nuance: la séparation entre moyens privés et professionnels de communication est une bonne idée, car elle permet une claire scission entre vie professionnelle et vie privée. «Ce qui est intrusif est le fait de joindre un employé sur son téléphone portable (appels ou SMS), ce qui devrait être réservé aux cas d’urgence ou dans des plages horaires convenues. A défaut, l’abus dans l’intensité pourrait constituer une atteinte à la personnalité.» L’accès à la messagerie électronique de l’entreprise pose une question différente, car, si l’employé a la possibilité de consulter ses courriels sur son téléphone, «l’employeur ne saurait être responsable des connexions spontanées qu’il n’a pas sollicitées hors des heures de travail». Il suffit à l’employeur de réglementer clairement ce point. En revanche, «il paraît exagéré de considérer qu’une simple accessibilité sporadique doive être comptée comme service de piquet, car cela entraîne d’importantes conséquences en cascade comme l’interdiction d’être disponible plus de sept jours par période de quatre semaines (art. 14 al. 2 OLT1). Le travailleur n’est que peu restreint dans sa liberté personnelle s’il est simplement atteignable. Le télétravail partiel se développe, offrant aux employés une plus grande liberté dans la gestion de leur temps de travail et de leur vie privée. Modifier la législation sur le travail est probablement souhaitable pour tenir compte des possibilités de travailler à distance par le biais de connexions internet, ce qui crée une dématérialisation de la place de travail et une souplesse. On doit aussi réfléchir à une réforme du contrôle du temps de travail qui n’est plus adapté, notamment en raison de cette flexibilisation des temps et lieux de travail. Je suis d’avis qu’il conviendrait d’établir une nouvelle loi, dans une réflexion cohérente et globale, mais non de procéder par des extensions d’outils qui n’ont pas été conçus pour ces situations, ce qui ne peut qu’aggraver les incohérences et créer des situations défavorables à l’emploi.»
Geneviève Ordolli, du Service d’assistance juridique et conseils de la Fédération des entreprises romandes à Genève, veut plus de liberté pour les intéressés: «Le caractère volontaire est un élément définissant le télétravail, et il doit y avoir consensus pour qu’il dépende de la volonté des deux parties. Ces éléments impliquent qu’il n’est pas opportun d’édicter des règles légales strictes et que la liberté contractuelle doit prévaloir. L’employeur devra prendre les mesures nécessaires s’il constate qu’un télétravailleur travaille au-delà des limites au point de mettre sa santé en danger; les mesures proposées ici sont cependant excessives et généralement non adéquates.»
2. La loi sur le travail à domicile (LTrD) réglemente la sécurité au travail et la protection de la santé, les questions de salaire, de remboursement des frais et d’inspection du travail. L’extension de la LTrD au télétravail est souhaitable.
Jean Christophe Schwaab juge «cette proposition très intéressante, car l’éclatement toujours plus prononcé des lieux de travail rend les contrôles plus difficiles, à plus forte raison parce que la LTr ne s’applique pas aux ménages privés. Or, historiquement, cette non-applicabilité visait à ce que l’Etat ne se mêle pas du fonctionnement du ménage en tant qu’«entreprise» (employant notamment du personnel de maison). Le télétravail fait du ménage privé un lieu de travail annexe de l’entreprise de l’employeur, et non une entreprise en soi.»
Geneviève Ordolli n’y est en revanche pas favorable: «La LTr offre une protection plus généreuse que celle de la LTrD, sauf s’agissant du contrôle des prescriptions sur la protection de la santé. On irait trop loin en obligeant les télétravailleurs, qui ont droit au respect de leur vie privée et familiale, à ouvrir la porte aux inspecteurs chargés de tels contrôle. Le remboursement des frais et la rémunération doivent aussi se régler d’entente entre les parties, en interprétant les règles du CO.»
Pour Rémy Wyler, cet instrument n’est pas adéquat: «Il ne me paraît pas souhaitable d’étendre des lois qui n’ont pas été conçues pour régler ce type de situations (le champ d’application de la LTrD ne concerne que les travaux artisanaux et industriels accomplis à la main ou à la machine). Il est préférable de concevoir un nouveau cadre législatif qui tienne compte dans une perspective globale et cohérente des tendances modernes, à savoir l’usage de moyens électroniques de communication, la dématérialisation de la place de travail et la souplesse qui en découle.»
3. Lutter contre le stress au travail implique de modifier l’art. 69 I OLT1: les modifications des plans d’intervention au dernier moment doivent faire l’objet de restrictions et coûter plus cher, par exemple en prévoyant un supplément de salaire ou de temps de 25% comme cela se passe avec l’indemnisation du service de permanence.
Jean Christophe Schwaab soutient cette proposition, tout en déplorant que le terme «en règle générale» précédant l’exigence de communiquer les dates d’introduction des horaires de travail deux semaines avant une intervention prévue sur la base de nouveaux horaires «rende cet article totalement inopérant». Pour Geneviève Ordolli, «seuls les abus – soit la modification systématique, à très brève échéance, imposée par l’employeur et limitant excessivement la liberté personnelle – doivent être sanctionnés, sans mettre un frein général à la flexibilité nécessaire qui peut être souhaitée par les travailleurs eux-mêmes».
4. Des entreprises comme Uber prévoient des clauses arbitrales sur le droit applicable et la compétence judiciaire qui excluent les tribunaux de prudhommes nationaux. Il faut interpréter l’art. 341 I CO comme interdisant ou limitant l’arbitrage international et national en matière de contrats individuels de travail.
Jean Christophe Schwaab approuve cette interprétation et soutient la position du TF telle qu’exprimée dans l’ATF 136 III 467, c. 4.6. (pour les créances auxquelles le travailleur ne peut pas renoncer selon l’art. 341 I CO, celui-ci ne peut pas davantage souscrire, d’avance, une clause compromissoire ou une clause d’élection de for). «L’arbitrage risque en effet de priver les travailleurs des garanties de procédure importantes dont ils bénéficient dans les tribunaux ordinaires (procédure simple, rapide et gratuite).»
Geneviève Ordolli n’est «pas certaine que l’arbitrage soit un gage de célérité. En outre, l’ATF 136 III 467 précité l’exclut en droit du travail. Les tribunaux de prudhommes sont adaptés à juger des rapports de travail.» Rémy Wyler est, lui, plutôt favorable à l’arbitrage et espère une évolution de la jurisprudence du TF: «Il faut tout d’abord d’examiner si les relations unissant ces individus (tels que les chauffeurs ou d’autres formes de coursiers) et l’entreprise relèvent ou non du droit du travail. Cette question doit être préalablement tranchée de cas en cas. Si la réponse est positive, la jurisprudence actuelle du TF prévoit des restrictions en matière d’arbitrage national pour les prétentions protégées par l’art. 341 CO. Cette jurisprudence est critiquée et appelée à évoluer dans le sens d’une plus large admissibilité de l’arbitrage. En matière internationale, l’arbitrage est très largement admis, par exemple pour les conflits en matière de sport qui peuvent aussi relever du contrat de travail. Je ne pense pas qu’il convient, par principe, d’être opposé à l’arbitrage. Celui-ci peut également donner lieu à une bonne justice.»
5. Aujourd’hui le droit d’accès électronique aux personnes actives dans l’externalisation ouverte du travail, que ce soit via la plateforme ou l’employeur, n’est, la plupart du temps, pas accordé aux syndicats et pas expressément prévu par la loi. Il faut mentionner dans une loi, par exemple dans la LPart, les droits des syndicats à l’information électronique des salariés.
Pour Jean Christophe Schwaab, «les droits à l’information prévus par la LPart devraient déjà inclure l’information électronique, la LPart étant rédigée de manière «technologiquement neutre». En revanche, les droits de participation des travailleurs, et des syndicats en particulier, méritent d’être étendus, quel que soit le moyen de communication.»
Geneviève Ordolli critique l’outil suggéré: «La loi sur la participation est l’outil de réglementation de la représentation élue des travailleurs, elle n’est donc pas adaptée pour régler les droits des syndicats, qui passent par la négociation de conventions collectives avec les employeurs et leurs associations. Il n’y a aucune raison de forger une base légale spécifique au droit d’accès électronique des syndicats, alors que leur activité ne repose sur aucune règle spécifique (si l’on exclut la règle de l’art. 336 II let. a CO relative au congé abusif donné en raison de l’exercice conforme au droit d’une activité syndicale).» Rémy Wyler enfonce le clou: «Le droit des syndicats à l’information électronique des salariés au sein de l’entreprise doit être traité de manière conventionnelle, par exemple dans des CCT; cette question ne me paraît pas différente que le droit des syndicats d’accéder aux locaux de l’entreprise, d’y tenir des réunions ou de disposer d’un lieu d’affichage. Elle doit être négociée et ne nécessite pas de réforme législative.»