I. Introduction
Le mode de vie traditionnel des gens du voyage est protégé par plusieurs dispositions de droit constitutionnel et international. La possibilité de vivre en caravane est primordiale pour respecter ce mode de vie, puisqu’il s’agit de leur logement, soit « le cœur de leur vie privée et familiale ». Conformément à ces dispositions, les autorités suisses et, plus précisément, les législateurs cantonaux, ont l’obligation d’aménager des aires d’accueil. Bien que la mise en œuvre de cette obligation incombe aux cantons, la Confédération a intérêt à s’assurer qu’ils s’y conforment pour conserver sa crédibilité sur la scène internationale. L’un des moyens d’y parvenir est d’ouvrir aux particuliers la voie de la procédure judiciaire en cas d’inaction du législateur cantonal. Le Tribunal fédéral (TF) n’a pas encore franchi ce pas en lien avec la construction d’aires d’accueil, mais l’évolution de sa jurisprudence dans ce domaine est encourageante pour la reconnaissance des droits de ces communautés. La présente contribution vise à retracer les grandes étapes de cette jurisprudence et à discuter des perspectives pour l’avenir.
Dans un arrêt de 2003, qui concernait le refus des autorités genevoises de construire une aire d’accueil sur un terrain privé situé en zone agricole, le TF a reconnu, pour la première fois, qu’il incombait aux autorités en charge de l’aménagement du territoire d’adopter des mesures de planification pour créer de nouvelles aires d’accueil (point II). Considérant qu’il s’agissait d’une problématique politique, le TF a toutefois refusé de reconnaître un droit à la mise à disposition d’aires d’accueil, qui serait justiciable. Dans son ATF 145 I 73 relatif à la Loi neuchâteloise sur les communautés nomades (LSCN), il a confirmé sa position, estimant que la mise à disposition d’aires de stationnement était « une question d’ordre politique » (point III). Dans son arrêt 1C_181/2019 du 29 avril 2020, le TF a fait un pas de plus vers la reconnaissance des droits des gens du voyage en estimant que le législateur cantonal était obligé, en vertu du droit international, de prendre des mesures permettant la création de nouvelles aires d’accueil (point IV). La prochaine étape consistera peut-être à sanctionner un Parlement cantonal en raison de son inaction (point V).
II. Les débuts : la reconnaissance du mode de vie itinérant
L’ATF 129 II 321 du 28 mars 2003 faisait suite au recours déposé par un membre de la communauté des gens du voyage suisses domicilié à Genève, qui s’était vu refuser une autorisation de construire sur un terrain situé dans la zone agricole, sur lequel il souhaitait aménager une place pour caravanes pour s’y établir avec sa famille. En se basant sur la jurisprudence Chapman de la Cour européenne des droits de l’homme, le TF a rejeté le recours au motif qu’une procédure préalable de planification était nécessaire pour l’aménagement d’une telle place de stationnement. Le Tribunal a estimé qu’il revenait aux autorités chargées de l’aménagement du territoire de prendre les mesures nécessaires à la création de nouvelles aires d’accueil, considérant la problématique comme une question d’ordre politique. Partant, il a refusé de reconnaître un droit justiciable à l’aménagement d’aires d’accueil pour les gens du voyage. Il a simplement reconnu qu’il appartenait aux autorités chargées de l’aménagement du territoire de trouver un emplacement adéquat et d’engager une procédure pouvant « aboutir à l’adoption d’un plan d’affectation spécial ». Il n’a pas sanctionné les autorités genevoises de ne pas avoir agi et ne leur a pas non plus imposé une obligation de créer de nouvelles aires d’accueil. Cet arrêt est néanmoins fondamental pour les droits des communautés nomades, dans la mesure où il reconnaît, pour la première fois, que leurs besoins spécifiques doivent être satisfaits dans le cadre de l’aménagement du territoire.
III. Une erreur de parcours
Dans le canton de Neuchâtel, à la suite de la fermeture de l’aire de la Vue des Alpes en 2015, les gens du voyage étrangers qui avaient l’habitude de s’y installer se sont déplacés de manière illicite à côté de l’autoroute A5 entre Bienne et Neuchâtel, créant des conflits avec la population. L’aire a par conséquent dû être rouverte en 2016. Pour éviter de nouveaux problèmes, le Conseil d’Etat souhaitait assortir cette réouverture d’un arrêté permettant d’expulser les gens du voyage étrangers. Estimant qu’une telle décision requérait une base légale au sens formel, le Conseil d’Etat a entrepris les travaux législatifs relatifs à l’élaboration de la LSCN. La LSCN a ainsi été proposée par l’Administration cantonale dans le double but de donner un ancrage légal à la planification des aires d’accueil et à la procédure d’expulsion qui existait déjà. Elle a été adoptée par le Grand Conseil neuchâtelois, le 18 février 2018. A son article 24, elle prévoit une mesure relative à l’évacuation des campements illicites. Elle ne contient en revanche aucune disposition visant à favoriser la création de nouvelles aires de stationnement.
Vivement critiquée, notamment par la Société pour des peuples menacés et la Commission fédérale contre le racisme, cette loi a fait l’objet d’un recours devant le Tribunal fédéral déposé par deux citoyens yéniches et deux organisations de défense des droits des minorités. Les recourants estimaient notamment que l’art. 24 LSCN allait à l’encontre de leur droit de mener une vie privée et familiale conforme à leur mode de vie traditionnel, garanti par l’art. 8 CEDH. Après une analyse brève et incomplète de l’art. 8 CEDH et d’une petite partie de la jurisprudence de la Cour dans ce domaine, le TF a rappelé que ce droit n’était pas absolu et a estimé que la mesure prévue par la LSCN n’y contrevenait pas. Il a ajouté que « le fait qu’il n’y aurait pas assez d’aires de stationnement pour les communautés nomades dans le canton de Neuchâtel […] [était] une question d’ordre politique qui n’[avait] pas à être traitée dans le cadre du contrôle abstrait d’une loi cantonale ». Le Tribunal a ainsi approuvé la loi neuchâteloise, sans avoir préalablement examiné si le législateur cantonal avait rempli son devoir de mise en œuvre du droit international et constitutionnel. Comme le relèvent à juste titre Eva Maria Belser et Liliane Minder dans un avis de droit relatif à cet arrêt, le Tribunal fédéral aurait dû effectuer cet examen dans le cadre du contrôle abstrait de la loi. Ce contrôle aurait alors pu l’amener à formuler un appel au législateur cantonal, l’invitant à accomplir son mandat international de créer de nouvelles aires d’accueil pour les gens du voyage.
IV. La situation actuelle : la reconnaissance d’une obligation de légiférer pour la création de nouvelles aires d’accueil
Dans le canton de Berne, la Loi sur la police (LPol/BE) a été entièrement révisée par le Grand Conseil du canton, le 27 mars 2018. Considérant que plusieurs dispositions de cette loi révisée n’étaient pas conformes au droit constitutionnel et international, diverses associations ont déposé un recours abstrait contre cette loi devant le Tribunal fédéral. Ces associations critiquaient notamment les art. 83 al. 1 let. h et 84 al. 4 LPol/BE, relatifs au renvoi et à l’interdiction d’accès de personnes campant sans autorisation sur le terrain d’un particulier ou d’une collectivité publique. Elles estimaient que ces dispositions violaient l’art. 8 CEDH, l’art. 27 du Pacte de l’ONU sur les droits civils et politiques, les art. 4 et 5 de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales et l’art. 13 de la Constitution fédérale. Les recourantes contestaient notamment la possibilité, prévue par la loi, de renvoyer les personnes campant sans autorisation dans un délai de vingt-quatre heures.
Après avoir rappelé que la minorité des gens du voyage était protégée par plusieurs conventions internationales, le TF a analysé en détail les dispositions de ces conventions et la jurisprudence y relative. Il est alors arrivé à la conclusion que les articles de la loi bernoise relatifs à l’expulsion des personnes campant sans autorisation ui visent en réalité expressément les gens du voyage ortaient une atteinte disproportionnée à leur droit à la vie privée et familiale et qu’ils devaient donc être abrogés. Dans un obiter dictum, le Tribunal fédéral a ajouté que le législateur cantonal était obligé, en vertu du droit supérieur, de protéger les gens du voyage suisses en tant que minorité nationale dans sa législation et de mettre des aires d’accueil à leur disposition. Comme dans l’ATF 137 I 305 relatif à la suppression de la Commission zougoise pour l’égalité entre femmes et hommes, le Tribunal fédéral reconnaît ainsi l’existence d’un devoir d’agir du législateur cantonal. Contrairement à cette jurisprudence, le TF ne s’est toutefois pas livré, dans ce cas, à une analyse détaillée du mandat assigné au législateur cantonal par le droit fédéral ou international. Il n’a pas non plus expressément indiqué omme il l’avait fait dans le cas zougois u’il serait inconstitutionnel ou contraire au droit international de renoncer à agir en faveur de la construction de nouvelles aires d’accueil. Néanmoins, la reconnaissance de cette obligation de légiférer constitue une avancée importante pour le respect du mode de vie et des besoins spécifiques des gens du voyage et vient agrandir la brèche qui avait été ouverte par l’ATF 137 I 305, afin d’améliorer la protection des droits de l’homme en cas de mise en œuvre insuffisante des obligations adressées au législateur.
V. L’avenir : vers un droit justiciable à la création d’aires d’accueil ?
Selon le Tribunal fédéral, un recours contre l’inaction du législateur cantonal est possible en présence d’un mandat clair et déterminé qui lui est assigné par le droit fédéral ou international. Cette exigence de clarté vise à « éviter que le TF ne se prononce sans critères juridiques suffisants sur la mise en œuvre d’objectifs sociaux ou politiques indéterminés, et qu’il ne devienne ainsi un lieu de querelles politiques ». Dans l’ATF zougois, le Tribunal avait considéré que les recourants se référaient à un mandat constitutionnel suffisamment défini et avait donc déclaré le recours recevable.
Dans l’arrêt 1C_181/2019, le TF a considéré que l’art. 5 al. 1 de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales obligeait les Etats parties à mettre des aires d’accueil à disposition des gens du voyage. Il a toutefois rappelé que les dispositions de cette convention n’étaient pas directement applicables et qu’il revenait aux autorités législatives cantonales de les mettre en œuvre. En lien avec l’analyse de la proportionnalité de la mesure d’expulsion de la LPol/BE, le TF s’est référé, une seconde fois, à l’obligation du législateur cantonal de créer des aires d’accueil pour les gens du voyage.
Selon le Tribunal fédéral, le fait que les dispositions de la Convention-cadre ne soient pas directement applicables implique qu’une personne concernée ne peut pas les invoquer devant un tribunal. A première vue, le Tribunal ne reconnaît donc pas la justiciabilité de ces normes. Comme nous l’avons vu, il mentionne toutefois, à deux reprises, l’obligation du législateur cantonal de créer des aires d’accueil. Sans le dire expressément, il semble ainsi considérer que cette obligation est suffisamment précise pour constituer un mandat législatif incombant au législateur cantonal au sens de la jurisprudence évoquée ci-dessus. Selon Evelyne Schmid, un tel mandat existe lorsque le législateur cantonal a un « devoir identifiable et juridiquement contraignant d’agir ; et [que] ce devoir d’agir n’autorise aucune marge d’appréciation quant à savoir si des moyens législatifs sont nécessairement requis ».
En l’espèce, l’obligation positive de réaliser le droit des gens du voyage de vivre selon leur mode de vie traditionnel nécessite l’adoption de plans et de lois par les législateurs cantonaux, qui sont compétents pour aménager le territoire selon le droit constitutionnel suisse. L’action du législateur est donc indispensable. En outre, cette obligation ne constitue pas un « objectif social ou politique indéterminé ». Au contraire, il s’agit d’une obligation spécifique, qui nécessite l’adoption de mesures précises par le législateur. Il est donc possible de mettre en évidence non seulement l’existence d’un droit, mais aussi la manière dont il doit être concrétisé. Belser/Minder considèrent dans le même sens que les autorités cantonales sont libres de décider comment protéger et promouvoir le mode de vie des gens du voyage, mais qu’elles ne peuvent pas décider si elles agissent ou non. Or, en présence d’un mandat législatif clair, le contrôle judiciaire doit être admis en cas d’inaction du législateur. Les développements qui précèdent permettent d’affirmer que l’obligation positive de mettre des aires d’accueil à disposition des gens du voyage crée un tel mandat. Partant, nous sommes d’avis qu’un recours déposé contre l’inaction d’un Parlement cantonal dans ce domaine devra être déclaré recevable à l’avenir.
VI. Conclusion
Les développements du Tribunal fédéral relatifs à la reconnaissance des mandats législatifs imposés au législateur par le droit fédéral ou international ont potentiellement le pouvoir de faire agir les législateurs cantonaux réticents à mettre en œuvre leurs obligations de protection des droits de l’homme. Dans sa thèse de doctorat, Raphaël Marlétaz considère dans le même sens que la reconnaissance des mandats législatifs par le Tribunal fédéral est une piste prometteuse, à l’avenir, pour la mise en œuvre du droit supérieur en cas d’inaction ou d’action insuffisante du législateur cantonal. Pour plusieurs raisons, le rôle joué par le Tribunal fédéral dans la mise en œuvre des aspects dits « programmatiques » des droits de l’homme reste toutefois relativement modeste. En premier lieu, le contrôle judiciaire effectué par le TF est dépendant de la volonté de coopérer des cantons. Par exemple, dans le cas de la Commission de l’égalité zougoise, malgré l’arrêt du TF, le Parlement cantonal a refusé d’adopter une loi permettant de réaliser le principe de l’égalité entre femmes et hommes dans le canton. Un nouveau recours a alors été déposé devant le Tribunal fédéral, demandant le constat du non-respect par le canton de Zoug de ses obligations internationales et constitutionnelles. Dans l’arrêt consécutif, le TF a considéré qu’une ordonnance adoptée dans l’intervalle par l’exécutif cantonal était suffisante pour remplir l’obligation internationale et constitutionnelle de réaliser l’égalité entre femmes et hommes dans le canton et a déclaré le recours sans fondement. Cet arrêt montre la grande marge d’appréciation que notre Haute Cour laisse aux cantons dans le choix des moyens utilisés pour mettre en œuvre leurs mandats législatifs. La volonté politique de coopérer au niveau cantonal reste ainsi primordiale pour que les décisions incitatives du TF soient appliquées. Ensuite, la mise en œuvre judiciaire du droit supérieur ne permet pas, en raison de son approche au cas par cas, de mettre en évidence des problèmes structurels. Enfin, le contrôle judiciaire est également critiquable sous l’angle de la séparation des pouvoirs es décisions incitatives du Tribunal fédéral restreignent la marge de manœuvre des députés démocratiquement élus t de la légitimité. Pour ces raisons, d’autres mécanismes doivent être déployés afin de soutenir la volonté politique des parlementaires de mettre en œuvre leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme. Nous pensons en particulier à la surveillance fédérale, aux aides financières de la Confédération, à la collaboration intercantonale, à des mécanismes intra-parlementaires, tels que la Commission des droits de l’Homme du Grand Conseil genevois, à une Institution nationale des droits de l’homme ou à l’élaboration de guides de bonnes pratiques.