Le Code de procédure civile suisse est entré en vigueur il y a bientôt huit ans. Faisant suite à plusieurs motions adoptées par les Chambres fédérales et un postulat accepté par le Conseil national2, visant, d’une part, à assurer l’adéquation de la procédure civile aux besoins de la pratique et, d’autre part, à intégrer des outils de protection collective dans la loi, le Conseil fédéral a mis en consultation le 2 mars 2018 un avant-projet de révision du Code de procédure civile, intitulé pour les besoins de l’exercice «Amélioration de la praticabilité et de l’applicabilité». Loin d’un réexamen approfondi des mécanismes du code, il consiste plutôt, en ce qui concerne «la praticabilité» de la loi, en un pot-pourri de modifications suivant les revendications faites ci et là, visant parfois à codifier la jurisprudence, d’autres fois à s’en écarter ou encore à modifier certaines règles légales jugées peu adaptées aux exigences de la pratique. Quant à «l’applicabilité» du code, le Conseil fédéral vise par là l’amélioration de la protection judiciaire en matière de protection collective. Cette deuxième tentative législative consacrée à l’exercice collectif des droits, après le projet de loi sur les services financiers (LSFin) sera-t-elle couronnée de succès? La question a le mérite d’être posée.
1. Approche de l’avant-projet
L’avant-projet du 2 mars 2018 vise à réunir en une seule révision diverses modifications du CPC. Certaines relèvent du simple toilettage, d’autres de la volonté de codifier la jurisprudence ou au contraire du désir de s’en distancer. D’autres encore visent la résolution de diverses difficultés pratiques. Enfin, une partie importante du projet porte sur l’intégration dans le code d’outils de protection collective des droits. Si l’on peut comprendre que le Conseil fédéral souhaite éviter la multiplication des révisions du code, la méthode proposée peine à convaincre, tant on sent que les modifications ont été rédigées à la va-vite et que leurs conséquences n’ont pas été véritablement réfléchies. Ce constat vaut du reste dans chacune des catégories que nous venons de mentionner.
2. Toilettage du CPC
Le toilettage n’est pas une réussite. Prenons un premier exemple. Dans le code, l’expression consacrée est «décision» plutôt que «jugement». De manière assez surprenante, le CPC emploie en revanche l’expression «proposition de jugement» là ou justement il n’y a pas de jugement, mais simplement une proposition (art. 210 s. et titre du chapitre 4 du CPC). L’avant-projet prévoit ainsi de remplacer cette expression par celle de «proposition de décision». Pourquoi pas. Mais encore aurait-il fallu pousser un peu plus loin la réflexion et rechercher si le mot «jugement» n’apparaît pas encore ailleurs dans le code. Or, tel est le cas. On le trouve dans le texte aussi à l’art. 54 al. 1 CPC (principe de publicité des débats), 73 al. 2 CPC (intervention principale; seulement dans la version française) et même 407b CPC (disposition transitoire concernant l’entretien de l’enfant). Quant au mot «Urteil», il est aussi utilisé dans l’expression «Urteilsberatung» (délibérations) dans de nombreuses dispositions. L’exercice est donc assez vain, ce d’autant que le CPC est loin d’être un exemple en matière de terminologie, de nombreuses expressions étant utilisées dans des acceptions non techniques, voire parfois inexactes.
Deuxième exemple. L’art. 70 al. 2 AP-CPC est formulé de la manière suivante: «Les actes de procédure accomplis en temps utile par l’un des consorts valent pour ceux qui n’ont pas agi, à l’exception des déclarations de recours et d’appel.» Le nouveau texte ajoute «et d’appel» à la disposition actuelle. Et qu’en est-il des demandes d’interprétation, et des demandes tout court? N’aurait-il pas fallu régler aussi ces points? La modification maintient ainsi un certain flou dans le texte, alors que la jurisprudence a, au moins partiellement, tranché la question: «Pour le dépôt d’un recours, comme pour l’ouverture de l’action en justice, tous les consorts nécessaires doivent agir ensemble»3.
3. Codification de la jurisprudence
La jurisprudence consacrée au CPC est pléthorique. On compte chaque année plus de 30 arrêts publiés au recueil officiel. Est-il judicieux de reporter dans la loi quelques enseignements de la jurisprudence? On peut en douter, le choix des arrêts «à codifier» étant toujours discutable et subjectif. De plus, il n’est pas aisé de reporter une jurisprudence dans toutes ses nuances, sans la figer et compliquer encore toute adaptation éventuellement nécessaire4.
A nouveau un exemple: l’art. 51 al. 3 AP-CPC retient que «Si un motif de récusation n’est découvert qu’après la clôture de la procédure et que plus aucune autre voie de recours n’est ouverte, les dispositions sur la révision sont applicables.» Cette modification fait suite à un arrêt au terme duquel «Le recours est ouvert en cas de découverte d’un motif de récusation après la clôture de la procédure, à la notification de la décision; la révision est subsidiaire.»5 Le nouveau texte exprime assez mal le fait que la récusation doit être demandée dans la voie de droit ouverte sur le fond, puisque rien ne figure à cet égard dans les motifs d’appel et de recours (art. 310 et 320 CPC). En d’autres termes, aucun texte ne mentionne quelle «autre voie de droit» pourrait être ouverte après la clôture de la procédure mais avant l’entrée en force.
L’art. 149 CPC en matière de demande de restitution en cas de défaut est complété en ce sens que le juge statue définitivement sur la restitution, «à moins que le refus de restitution n’entraîne la perte du droit». Paradoxalement, il est nécessaire de consulter la jurisprudence que ce texte est censé codifier pour déterminer ce qu’on entend par «perte du droit» («Rechtsverlust»). La jurisprudence retient en effet qu’il s’agit d’une menace de «definitiver Verlust der Klage oder eines Angriffsmittels»6.
4. Modification de la jurisprudence
Toute modification de la jurisprudence par la voie légale suppose de bien examiner les conséquences de cette modification et de s’assurer de la coordination nécessaire des dispositions légales. L’avant-projet n’est pas abouti sur ce point. Voici quelques exemples.
Alors que la jurisprudence7 confirme que le CPC ne prévoit pas la transmission au tribunal compétent d’une demande formée au mauvais tribunal, l’art. 60a AP-CPC, qui fait suite à l’art. 60 CPC consacré à l’examen des conditions de recevabilité par le juge, retient que «Si, pour cause d’incompétence, le tribunal n’entre pas en matière sur une demande ou une requête, le procès est renvoyé, à la demande du demandeur ou du requérant, au tribunal désigné par ce dernier. La litispendance n’est pas interrompue.» Il est bien sûr possible de modifier la loi sur ce point, mais encore faut-il y mettre les formes et bien réfléchir aux conséquences. Or la solution proposée n’est ni correctement rédigée ni opportune. Le texte ne permet en effet pas de déterminer si cette solution vaut pour tous les cas d’incompétence (locale, matérielle et fonctionnelle) et devant toute autorité judiciaire (autorité de conciliation, autorité de recours). A lire le texte, le renvoi se fait au tribunal désigné par le demandeur ou le requérant, le tribunal saisi devant apparemment attendre une instruction de la partie. Le rapport propose un modus vivendi bien compliqué et sans assise dans le texte proposé: «Il [le tribunal] vérifiera seulement le tribunal [sic] ainsi désigné n’est pas manifestement incompétent, ce qui permettra d’éviter les renvois d’emblée dénués de chances de succès, aussi bien dans l’intérêt de l’autre partie que d’une justice efficace. Avant une telle décision, le tribunal saisi sans être compétent pourra procéder à un échange de vues, mais il n’y sera pas tenu de par la loi.»8 Et est-ce aussi le cas si le tribunal désigné est à l’étranger? Le rapport est muet.
De plus, l’art. 143 al. 1bis AP-CPC prévoit que «Les actes remis dans les délais mais adressés par erreur à un tribunal suisse manifestement incompétent sont réputés remis dans les temps et sont immédiatement transmis d’office au tribunal compétent.» Cette nouveauté, qui vise manifestement à répondre à la jurisprudence9 selon laquelle une telle transmission intervient uniquement si l’acte est faussement adressé au tribunal de jugement et non à l’autorité de recours, n’est pas coordonnée avec l’art. 60a AP-CPC, même si le rapport les évoque ensemble10, ce qui laisse songeur. Doit-on comprendre que, en cas d’erreur, la transmission est automatique, mais non si le demandeur conteste avoir fait une erreur? La notion d’erreur est-elle objective ou subjective? Il semble que le projet entende faire une distinction entre «demande» et «requête» visées par l’art. 60a AP-CPC d’une part, et «acte» visé par l’art. 143 al. 1bis AP-CPC, de l’autre. Or une demande et une requête sont manifestement des actes…
Un dernier exemple relatif aux moyens de preuve. La jurisprudence retient qu’une expertise privée n’est pas un moyen de preuve, car elle ne remplit pas les conditions de l’expertise et ne constitue pas un titre11. Cette approche, qui nous paraît discutable12, est renversée dans l’avant-projet. Celui-ci prévoit de modifier la définition du titre à l’art. 177 AP-CPC: «Les titres sont des documents propres à prouver des faits pertinents, tels les écrits, les dessins, les plans, les photographies, les films, les enregistrements sonores, les fichiers électroniques, les données analogues et les expertises privées des parties.» Il ne faut pas à notre avis ajouter «les expertises privées des parties» à la liste exemplative de l’art. 177 CPC, mais plutôt la donner comme exemple d’écrit figurant dans cette liste. Et qu’en est-il de déclarations écrites de témoins? Par ailleurs, la question de la portée probante de ce titre devrait être discutée dans la loi.
5. Coordination des procédures
Afin d’améliorer la «praticabilité du code», l’avant-projet propose diverses adaptations de la loi dans le but de faciliter la coordination des procédures.
En particulier, le cumul d’actions traité à l’art. 90 CPC et qui suppose aujourd’hui que les prétentions soient soumises à la même procédure, pourrait intervenir même si tel n’est pas le cas, mais à condition que le même tribunal soit compétent au fond et que les prétentions soient connexes. La modification s’explique en particulier en raison de l’impossibilité du cumul à l’heure actuelle de prétentions soumises de par la loi à la procédure simplifiée (bail; LEg) et d’autres prétentions résultant du même rapport de droit mais soumises à la procédure ordinaire13. Le texte proposé omet étonnamment d’indiquer que c’est la procédure ordinaire qui s’appliquerait alors pour le tout, étant précisé que «lorsque certaines prétentions relèvent de par leur nature de la procédure simplifiée, l’art. 247 s’applique par analogie à ces causes». En d’autres termes, la maxime inquisitoire sociale (art. 247 al. 2 CPC) régira certaines des prétentions. Il aurait été plus simple de dire que, pour les prétentions visées à l’art. 243 al. 2 CPC, le tribunal établit les faits d’office au sens de l’art. 247 al. 2 CPC. L’application de plusieurs maximes dans la même procédure se rencontre aujourd’hui déjà dans les affaires du droit de la famille impliquant des enfants (art. 296 CPC).
On se demande s’il est vraiment opportun d’introduire désormais une exigence de connexité. Le rapport la justifie par le fait que cela «permettra de garantir que, nonobstant l’assouplissement des conditions du cumul d’actions – en particulier lorsqu’elles sont soumises à des procédures différentes –, il existe suffisamment de points communs entre les prétentions, en plus de l’identité de parties et de la compétence à raison de la matière et du lieu, pour que leur traitement dans une procédure apparaisse sensé et judicieux du point de vue de l’économie de procédure». Or si un même tribunal est compétent matériellement et localement, il est peu productif d’exclure un cumul. Le demandeur devrait en d’autres termes déposer deux demandes puis tenter de demander la jonction (art. 125 let. c CPC).
L’alinéa 2 projeté précise que «le cumul d’actions est exclu lorsque certaines prétentions sont soumises à la procédure sommaire ou à une procédure relevant du droit de la famille». Peut-être que cette exclusion devrait encore faire l’objet de précisions. Dans divers cantons en effet, il arrive que des mesures provisionnelles, soumises à la procédure sommaire, soient mentionnées dans la demande au fond et non dans deux actes séparés, même si l’instruction est ensuite spécifique à chaque procédure.
En lien avec le cumul et les actions collectives, l’avant-projet élargit également la consorité simple en prévoyant que, outre le même tribunal, les demandes doivent relever du même type de procédure ou de différents types de procédure du seul fait de la valeur litigieuse. Ainsi, on pourra cumuler une demande contre A. à hauteur de 40 000 fr. et contre B. à hauteur de 20 000 fr. A nouveau, l’avant-projet omet de préciser que la demande devra être formée en procédure ordinaire pour le tout.
L’art. 224 al. 1 et 2bis AP-CPC prévoit des mécanismes identiques pour permettre une demande reconventionnelle à la seule condition que la prétention invoquée ait un lien de connexité et que la demande reconventionnelle ne soit pas soumise à la procédure sommaire ou à une procédure relevant du droit de la famille. Si certaines prétentions relèvent de par leur nature de la procédure simplifiée, les faits les concernant seraient établis d’office au sens de l’art. 247 al. 2 CPC. Le texte ne précise pas dans quelle procédure la cause sera ensuite menée. A nouveau, il s’agira à notre sens de la procédure ordinaire. A cet égard, l’avant-projet aurait également pu clarifier la marche à suivre lorsque la demande est rédigée selon les formes de la procédure simplifiée mais que, suite à la demande reconventionnelle, le litige passe en procédure ordinaire: la demande doit-elle être reformulée ou suffit-il d’appliquer les règles de la procédure ordinaire pour les écritures ultérieures14?
On sent que cette réglementation relève plus du «rhabillage» que de la réflexion du fond. A notre avis, il vaudrait la peine de proposer une réflexion poussée sur la procédure ordinaire et simplifiée et de s’interroger de manière approfondie sur leurs ressemblances et dissemblances.
6. Elargissement du pouvoir de l’autorité de conciliation
Compte tenu des bons résultats du préalable de conciliation, l’art. 210, al. 1, let. c prévoit désormais que la proposition de jugement peut être formulée jusqu’à 10 000 fr. Cette compétence élargie permettrait à l’autorité de conciliation d’étendre quelque peu ses facultés. Par ailleurs, celle-ci pourrait également intervenir dans les domaines visés par les art. 5 (instance cantonale unique) et 6 (tribunal de commerce) CPC, à la requête du demandeur. Le rapport ne l’indique pas, mais il reviendra aux cantons de désigner l’autorité compétente. Enfin, l’art. 206, al. 4, AP-CPC prévoit expressément que l’autorité de conciliation peut punir d’une amende d’ordre de 1000 fr. au plus la partie qui ne comparaît pas en personne et qui ne se fait pas représenter (si la représentation est admise). Contrairement à ce que retient la jurisprudence du Tribunal fédéral, et même si le nouvel alinéa ne le précise pas, il ne sera plus nécessaire selon le rapport15 que le défaut perturbe le déroulement de la procédure (art. 128, al. 1), relève de la mauvaise foi ou constitue un procédé téméraire16.
7. Les frais
L’avant-projet entend modifier le système actuel en matière d’avance de frais, celui-ci faisant l’objet de critiques d’une partie de la doctrine attachée à d’anciennes pratiques cantonales17. Principale innovation: le demandeur ne peut se voir imposer une avance qu’à hauteur de la moitié des frais judiciaires (art. 98 al. 1 AP-CPC). La modification vise à ne pas rendre trop difficile l’accès à la justice. Les conséquences sont importantes en matière de prise en charge finale (art. 111 CPC): si le tribunal n’a pas mis les frais à la charge d’une partie, l’avance lui est restituée. La partie à qui incombe la charge des frais verse le montant non couvert par les avances. Ainsi, il reviendra à l’Etat de supporter l’indigence d’une partie, en particulier si elle est défenderesse et qu’elle perd. C’est particulièrement dérangeant lorsque le demandeur estime ses chances de gain excellentes mais que la partie adverse n’a pas de moyens financiers. Il pourra agir sans crainte quant aux conséquences en matière de frais judiciaires. En effet, s’il gagne, son avance lui sera remboursée, et il reviendra à l’Etat de tenter de récupérer son dû. A notre avis, il est normal que le demandeur supporte l’indigence de sa partie adverse. C’est un risque avec lequel il faut compter au moment d’envisager ou de poursuivre un procès.
8. Procédure de droit de la famille
Parmi les modifications ponctuelles, il faut saluer celles qui sont consacrées à la procédure de droit de la famille. Dans ce domaine, d’une portée pratique indéniable, la brièveté des délais de recours et l’impossibilité de déposer un appel joint se sont révélées particulièrement problématiques. A l’heure actuelle en effet, il faut recourir dans les dix jours contre une ordonnance de mesures protectrices (vu sa nature de mesures provisoires; art. 314 al. 1 CPC), même si celle-ci peut être déterminante pour la suite de la procédure et qu’il faut parfois attendre de nombreux mois avant la notification de ce prononcé. Il est surprenant en revanche que le délai de 30 jours ne concerne que les mesures protectrices (art. 271, 302 et 305 CPC) et non pas les mesures provisionnelles en matière de divorce (art. 276 CPC). L’impossibilité de déposer un appel joint (art. 314 al. 2 CPC) est également problématique en mesures protectrices et provisionnelles, compte tenu de l’enchevêtrement des conclusions des parties et du fait qu’il est fréquent qu’aucune d’elles n’obtienne entièrement gain de cause, mais qu’elles seraient peut-être disposées à se satisfaire de la décision s’il en va de même pour l’adversaire. L’art. 314 al. 2 CPC serait modifié sur ce point.
Par ailleurs, la révision clarifie le fait que la procédure simplifiée concerne aussi les enfants majeurs (art. 295 al. 2 CPC), ce que le Tribunal fédéral niait en tout cas en matière de dette alimentaire18. Le rapport19 précise que l’art. 296 CPC ne s’applique en revanche qu’aux enfants mineurs. Peut-être que le texte de la loi devrait le dire plus clairement. En matière de maxime de procédure, le remplacement dans la version française de l’art. 296 CPC du verbe «établir» par «examine», n’est pas très heureux, dans la mesure où cette modification ne permet pas de rendre la nuance souhaitée (entre maxime inquisitoire et maxime inquisitoire sociale, qui va moins loin). Il faudrait plutôt utiliser le verbe «rechercher» qui exprime mieux la différence. Le projet prévoit enfin expressément la possibilité de faire valoir des faits et des moyens de preuves jusqu’aux délibérations de l’appel sur les points pour lesquels la maxime inquisitoire s’applique (art. 317 al. 1bis CPC). La jurisprudence n’était pas arrêtée sur ce point20.
9. La protection collective
Un chapitre important de l’avant-projet de révision est consacré à la protection collective des droits. Considérant qu’il existe des lacunes dans ce domaine, le Conseil fédéral propose, d’une part, d’élargir l’action des organisations (art. 89 AP-CPC), d’autre part, d’introduire dans le code la transaction de groupe (art. 352a ss AP-CPC). A notre avis, si l’on veut donner une chance à ces nouveaux outils, il faut prendre la peine de les réglementer de manière détaillée et de s’intéresser aux résultats obtenus dans les pays européens ayant introduit des solutions similaires dans leurs lois. A défaut, les nouvelles dispositions resteront lettre morte, comme c’est aujourd’hui le cas de l’art. 89 CPC. Or l’action «en réparation des organisations» de l’art. 89a AP-PCP tient en une seule disposition. Elle tente de résoudre en quelques phrases la multitude de questions que soulève la possibilité pour une organisation de faire valoir, en son propre nom («Prozessstandschaft»), des prétentions au versement de dommages-intérêts ou à la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d’affaires pour les membres d’un groupe de personnes, étant précisé que le gain éventuel du procès doit revenir principalement à ce groupe de personnes ou être utilisé exclusivement dans leur intérêt. On se demande bien comment la réparation aura lieu et, en amont, comment le juge examinera, dans notre système de droit continental, la situation particulière de chaque personne composant le groupe. On ne voit dans le projet aucune dérogation aux exigences redoutables d’allégations et d’offre de preuve tirées de la maxime des débats (art. 55 al. 1 CPC) et que le Tribunal fédéral a validé dans sa jurisprudence21. Rappelons encore que «La mesure dans laquelle il faut alléguer les faits sur lesquels repose la prétention invoquée résulte d’une part de l’état de fait constitutif de la norme invoquée et d’autre part du comportement de l’autre partie en procédure.»22 Nul doute que la partie défenderesse contestera chaque poste séparément et exigera une motivation précise du dommage de chacun des membres du groupe. Il faudra bien des moyens financiers et humains aux demandeurs pour faire face à cette problématique. Autant dire que l’art. 89a CPC est simplement greffé à la va-vite sur un corps étranger. La bouture n’a aucune chance de prendre si elle n’est pas accompagnée de nombreuses adaptations, qui n’ont pas fait l’ombre d’une réflexion. L’art 89a al. 2 AP-CPC prévoit que l’organisation doit «informer de manière appropriée tous les membres du groupe de personnes qui, à sa connaissance, sont concernés ainsi que le public de la demande et de son contenu, au plus tard au moment où elle introduit la demande, à moins qu’elle ne défende l’ensemble des membres du groupe concernés par l’atteinte». C’est encore un exemple du flou qui entoure le projet: on se demande bien comment les membres du groupe seront intégrés au stade de la demande et de la manière de procéder ensuite.
A notre avis, une telle action ne peut pas être introduite en se contentant de prendre ci et là des éléments tirés d’autres systèmes légaux. Il faudrait débuter par une phase de tests (sorte de «moot court» prospective) avec des spécialistes du procès civil pour déterminer comment les règles doivent être organisées de telle manière à garantir certains résultats. On ne peut pas simplement s’en remettre à la pratique des tribunaux, comme on semble l’espérer à la lecture du projet.
Il en va de même de la transaction de groupe telle qu’envisagée. Elle est certes réglementée de manière plus détaillée (art. 352a ss AP-CPC) que l’action «en réparation des organisations», mais comme elle est proposée complètement «hors sol» et sans lien avec l’action «en réparation des organisations», on peine à déterminer si le système proposé sera praticable, en particulier quant au montant maximal des indemnités et leur répartition dans les grandes lignes entre les personnes concernées, les conditions auxquelles les personnes concernées sont indemnisées et les dispositions sur la marche à suivre pour faire valoir les prétentions et fixer et verser les indemnités (art. 352b AP-CPC). La sortie possible de la transaction de groupe (opting out) est également susceptible de poser d’importants problèmes. Quant à l’audience prévue à l’art. 352d AP-CPC pour l’examen de la demande et son élargissement à toute personne concernée, qui n’est pas sans rappeler les Etats généraux d’un autre temps, on se demande bien comment elle sera organisée et comment la maxime inquisitoire prévue par l’art. 352d al. 4 AP-CPC sera utilisée. Le nombre de questions que soulève la réglementation proposée rend finalement une discussion détaillée assez vaine. En bref, il y a encore bien du travail avant de pouvoir proposer l’introduction de nouveaux outils à la foi utiles et praticables. Et il ne se suffit, pour faire une bonne loi, de coller à l’agenda politique d’une majorité de parlementaires. y
François Bohnet, professeur1.
1Faculté de droit de l’Université de Neuchâtel; avocat.
2Voir le Rapport explicatif relatif à la modification du code de procédure civile (Amélioration de la praticabilité et de l’applicabilité), pp. 6 ss (ci-après: Rapport AP-CPC).
3ATF 142 III 782 c. 3.1.2, RSPC 2017 8.
4Voir d’ailleurs le Rapport AP-CPC, p. 12.
5ATF 139 III 466, RSPC 2014 157, JdT 2015 II 439.
6ATF 139 III 478 c. 1 et 6.
7TF 4A_332/2015 c. 4.2, RSPC 2016 395.
8Rapport AP-CPC, p. 33.
9ATF 140 III 636, RSPC 2015 147.
10Rapport AP-CPC, p. 19, 33, 59.
11ATF 141 III 433.
12Voir Francesco Trezzini/François Bohnet, L’expertise privée selon l’ATF 141 III 433 – Une preuve imparfaite issue d’un concept imparfait, RDS 2017 I 367.
13Rapport AP-CPC, p. 47.
14Pour cette seconde solution, Franziska Rhiner/Marc Wohlgemuth, Relevanz der gleichen Verfahrensart bei negativer Feststellungswiderklage auf eine echte Teilklage, PJA 2018 111 ss, 115.
15Rapport AP-CPC, p. 66.
16ATF 141 III 265 c. 3-5.
17Rapport AP-CPC, pp. 54 ss.
18ATF 139 III 368 c. 2 et 3.
19Rapport AP-CPC, p. 75.
20ATF 138 III 625 c. 2.1, qui exclut d’appliquer par analogie l’art. 229 al. 3 CPC en cas de maxime inquisitoire sociale.
21ATF 142 III 462 c. 4.3, SJ 2016 I 429; 115 II 187 c. 3b; TF 5A_213/2017 c. 5.
22ATF 127 III 365 c. 2b; TF 4A_281/2017 du 22 janvier 2018 c. 4.1.