Le 1er juillet 2020 marque l’entrée en vigueur la loi fédérale sur l’amélioration de la protection des victimes, à l’exception de l’article relatif à la surveillance électronique qui s’appliquera dès le 1er janvier 20221. En substance, la loi complète l’art. 28b CC relatif à la protection contre la violence, les menaces et le harcèlement, et modifie l’art. 55a CP relatif à la suspension de la procédure pénale dans certaines situations de violence au sein du couple, en introduisant notamment une possibilité de contraindre l’auteur-e à suivre un programme de prévention de la violence. Cette contribution vise à présenter ces principales nouveautés. Elle examinera aussi dans quelle mesure ces nouvelles règles, combinées avec les dispositions actuelles, remplissent les conditions des obligations internationales contractées par la Suisse. A cet égard, elle se penchera surtout sur la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite «Convention d’Istanbul»2. Elle tiendra toutefois également compte de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF)3.
1. La violence domestique
1.1. Plusieurs définitions
Au sens de l’art. 3 let. b de la Convention d’Istanbul, la violence domestique désigne tous les actes de violence physique, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou ait partagé le même domicile que la victime. Il s’agit d’une définition large à plusieurs points de vue. D’une part, elle comprend la violence au sein du couple, ou violence entre partenaires intimes, sans s’y restreindre, puisqu’elle inclut aussi la violence intergénérationnelle4. D’autre part, la violence au sein du couple tombe dans le champ d’application de la Convention d’Istanbul indépendamment de la question de la cohabitation ou de la formalisation du lien (mariage, partenariat, concubinage). La condition d’une résidence conjointe en particulier n’est pas requise en raison du fait que la violence se poursuit souvent après qu’une relation a pris fin5.
Si aucune disposition de la CEDEF ne concerne explicitement la violence domestique, le Comité chargé de la mise en œuvre de cette convention (ci-après: Comité CEDEF) considère de longue date ce phénomène comme une discrimination prohibée par ce texte6. Sans en donner de définition, le Comité CEDEF s’y réfère en utilisant indifféremment les termes de «violence domestique», violence intrafamiliale ou violence entre partenaires intimes7. Il ne la limite pas aux relations conjugales, mais tient compte de toutes les relations intimes, y compris les unions informelles8. Il ne semble pas s’être prononcé explicitement sur le critère de la cohabitation et entre en matière sur des communications même lorsque les violences interviennent plusieurs années après une séparation9.
Au niveau suisse, le droit fédéral ne prévoit pas de définition de la violence domestique10. Cependant, le mécanisme prévu par le droit pénal pour ce type de violence s’applique à des relations définies de manière différente qu’en droit international. Depuis le 1er avril 2004, certaines infractions sont poursuivies d’office lorsqu’elles se produisent au sein des couples pendant le mariage et un an après le divorce, entre partenaires enregistrés pendant le partenariat et un an après la dissolution, ainsi qu’entre partenaires intimes pendant la durée du ménage commun et dans l’année qui suit la séparation (art. 123 ch. 2, 126 ch. 2 l et. b, bbis et c et art. 180 ch. 2 let. a, abis et c CP)11. L’application de la poursuite d’office peut ainsi être conditionnée à une certaine durée après la dissolution du mariage ou du partenariat ou à une cohabitation présente ou passée pour les couples en union libre. La Commission juridique du Conseil national a prévu la règle en matière de durée pour tenir compte de la situation parfois précaire et fragilisée d’une victime après la dissolution du couple12. En ce qui concerne l’union libre, elle estimait qu’une protection spéciale ne se justifiait qu’en cas de ménage commun, la victime se trouvant souvent dans ces cas dans une relation de dépendance, ce qui ne serait pas le cas lors de domicile séparé13.
En revanche, l’article 28b CC s’applique quelle que soit la relation entre la victime et l’auteur-e et n’est pas conditionné à une formalisation du lien ni à la cohabitation, à l’exception de la disposition sur l’expulsion du domicile commun (art. 28b al. 2 à 4 CC). Il faut noter que l’avant-projet prévoyait la condition du ménage commun mais que cette restriction a été abandonnée suite aux critiques émises lors de la consultation14.
1.2. Certaines particularités
La violence domestique comporte certaines particularités, notamment le lien émotionnel qui unit auteur-e et victime; elle a aussi un «rapport évident avec une volonté de domination et de contrôle»15. Des études ont mis en évidence des facteurs qui rendent complexe le fait pour les victimes de quitter une relation abusive, notamment l’attachement et l’investissement personnel dans la relation, l’espoir que la violence cessera, le manque de confiance et d’estime de soi, l’isolement social, la dépendance économique, le manque de ressources, le fait de se sentir responsable des violences, mais également la peur16. Or, si certains de ces facteurs sont présents ou plus forts en cas de cohabitation, d’autres n’en dépendent pas. On peut dès lors douter de la pertinence de ce critère pour la poursuite d’office de certaines infractions de violence au sein du couple. On s’interroge également sur le délai d’un an dès lors que la situation précaire de la victime justifiant la règle peut perdurer au-delà de ce délai. Surtout, la violence peut également se poursuivre après un an, comme on le voit notamment dans des affaires traitées par le Comité CEDEF17. Il conviendrait dès lors d’aligner le droit suisse sur la Convention d’Istanbul pour tenir compte des spécificités liées aux liens émotionnels entre auteur-e et victime dont la plupart ne dépendent pas d’une cohabitation, ainsi que pour éviter de limiter la durée de la protection après le divorce, la dissolution ou la fin du ménage commun.
1.3. Une question d’égalité
La violence domestique, et également la violence au sein du couple, phénomènes sociétaux de grande ampleur18, présentent la particularité d’être des violences fondées sur le genre. La Convention d’Istanbul considère ce type de violence comme la cause et la conséquence des inégalités entre les sexes19. Elle décrit la violence domestique comme affectant les femmes de manière disproportionnée20. Les chiffres relatifs aux infractions pénales, bien qu’ils ne reflètent qu’une partie de la réalité21 le démontrent22. En Suisse, si les hommes sont davantage touchés par la violence dans la sphère publique, les femmes constituent plus de 70% des victimes de violence domestique au sens large et sont encore davantage concernées par la violence au sein du couple23.
2. La protection des victimes par le droit civil
2.1. Les mesures actuelles
L’art. 28b CC est entré en vigueur le 1er juillet 2007 afin de compléter la norme générale sur la protection de la personnalité par des mesures contre la violence, les menaces ou le harcèlement24. La disposition permet aux victimes de demander des mesures de protection, notamment une interdiction d’approche, de périmètre ou de contact, indépendamment de la relation qu’elles entretiennent avec l’auteur-e25. La disposition permet également l’expulsion de l’auteur-e du domicile commun, de manière immédiate en cas de crise, ainsi que le transfert de bail à la victime. Toutes ces mesures peuvent être prises à titre provisionnel, en cas de risque vraisemblable d’atteinte, ou superprovisionnel, en cas d’urgence particulière (art. 261 et 265 CPC). Pour garantir l’exécution d’une interdiction au sens de l’art. 28b CC, l’art. 343 al. 1 let. a à c CPC prévoit la possibilité pour le tribunal de l’exécution d’assortir la décision de la menace de la peine prévue à l’art. 292 CP ou de prévoir une amende d’ordre soit de 5000 francs au plus, soit de 1000 francs au plus pour chaque jour d’inexécution26.
2.2. Les nouveautés prévues
Une évaluation de la norme a montré des nécessités d’amélioration, notamment en matière de communication des décisions prises sur la base de l’art. 28b CC, en matière de frais judiciaires, de procédure de conciliation ainsi que de mise en œuvre des mesures de protection prises. Sur ce dernier plan, le nouveau droit prévoit la possibilité d’assortir les interdictions de l’art. 28b CC d’une mesure de surveillance électronique (art. 28c CC).
Le nouvel art. 28 al. 3bis CC va permettre au juge civil de communiquer la décision d’interdiction à l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA), au service cantonal chargé de l’expulsion immédiate, ainsi qu’à d’autres autorités et à des tiers dans la mesure nécessaire notamment à la protection de la victime. La communication à la police permettra notamment d’améliorer la coordination avec les mesures pénales, tandis que la communication à l’APEA permettra de régler de manière plus satisfaisante la protection des enfants concernés ou le règlement du droit de visite du parent qui a été frappé d’une interdiction d’approcher le logement ou la victime27.
L’art. 114 let. f CPC prévoira désormais que les procédures au sens de l’art. 28b CC ou les décisions d’ordonner une surveillance électronique n’entraîneront pas de frais judiciaires pour la partie demanderesse. Le Conseil fédéral proposait une procédure gratuite pour toutes les parties28. Le Parlement en a décidé autrement: en vertu de l’art. 115 al. 2 CPC, les frais pourront être mis à la charge de la partie qui se voit imposer une interdiction ou une surveillance électronique29.
Enfin, la procédure de conciliation, obligatoire en principe, a été supprimée pour ce type de procédure (art. 198 let. abis CPC).
2.3. La surveillance électronique en particulier
L’art. 28c CC permettra d’assortir d’une surveillance électronique les mesures de protection prononcées par le juge civil sur la base de l’art. 28b CC. La mesure pourra être ordonnée pour six mois au maximum, mais pourra être prolongée plusieurs fois, de six mois au maximum à chaque fois (art. 28c al. 2 CC). Les cantons sont chargés de l’exécution et de la surveillance de la protection des données prévues par l’art. 28c al. 3 CC. Le coût du dispositif électronique peut être mis à la charge de la personne surveillée (art. 28c al. 4 CC). La disposition entrera en vigueur le 1er janvier 202230.
Le droit pénal permet déjà d’ordonner l’utilisation d’un dispositif électronique de localisation pour exécuter une mesure d’interdiction de contact ou d’interdiction géographique (art. 67b CP)31. Pour l’heure, cependant, cette possibilité semble peu utilisée en pratique. La surveillance électronique peut également assortir une assignation à résidence ou une interdiction de contact ordonnées à titre de mesures de substitution à la détention provisoire (art. 237 al. 2 et 3 CP). Ces mesures peuvent être ordonnées dans des situations de violence au sein du couple, notamment en cas de faits isolés sans évolution croissante de violence ou s’il apparaît qu’elles suffiront à éviter le risque de récidive32.
Le nouvel art. 28c CC permettra désormais au juge civil d’ordonner un dispositif de surveillance électronique, afin de garantir la mise en œuvre des interdictions prévues par l’art. 28b CC. Dans un premier temps, une surveillance active en temps réel était envisagée, ce qui impliquait une évaluation constante et une réaction immédiate en cas de violation de l’interdiction33. Cette proposition s’est toutefois heurtée à des obstacles concrets, notamment l’ampleur des moyens nécessités et des problèmes techniques rendant impossible une localisation constante34. Le Conseil fédéral a dès lors opté pour une surveillance passive qui devrait exercer un effet dissuasif sur l’auteur et permettre à la victime de prouver cas échéant la violation des interdictions35. La surveillance électronique devrait également faciliter la condamnation pour insoumission à une décision de l’autorité au sens de l’art. 292 CP dans les cas où l’interdiction est assortie de cette sanction36.
La surveillance électronique sera ordonnée sur requête de la victime, cas échéant à titre provisionnel ou superprovisionnel37. Elle sera prononcée par le tribunal si elle est proportionnée au regard des circonstances du cas concret et à la protection des droits fondamentaux en présence. Selon le Message, ceux de la victime doivent se voir accorder un certain poids dans le cadre de cette pesée d’intérêt38. Le juge devra procéder à une évaluation des risques que représente l’auteur-e: en cas de risque de commission d’actes de violence physique ou sexuelle, la surveillance électronique n’offrira aucune garantie et s’avérera inadaptée39. Elle se justifie en revanche si l’auteur-e de l’atteinte a déjà transgressé une interdiction ou si une telle transgression de sa part est probable40.
2.4. La conformité aux obligations internationales
L’art. 52 de la Convention d’Istanbul oblige les Etats signataires de doter les autorités compétentes du pouvoir d’ordonner à l’auteur-e des violences domestiques de quitter la résidence de la victime et d’empêcher l’intéressé d’y retourner ou de contacter ladite victime41. L’art. 53 de la Convention d’Istanbul prévoit la mise en place d’ordonnances d’injonction et de protection qui doivent remplir différents critères, dont le fait d’être disponibles sans charge financière ou administrative excessive pour la victime. En particulier, les frais de justice ne doivent pas être susceptibles de dissuader celle-ci d’engager la procédure42.
Les mesures de protection prévues par l’art. 28b CC répondent aux obligations découlant des articles 52 et 53 de la Convention d’Istanbul43. Il reste toutefois la question des frais: à l’heure actuelle, la procédure n’est pas gratuite, ce qui peut être dissuasif pour la victime qui doit en faire l’avance. Toutefois, la modification prévue par l’art. 114 let. f CPC va résoudre ce problème. Reste à savoir si la possibilité de mettre les frais à la charge de l’auteur-e va, comme le craignait une minorité du Parlement et le Conseil fédéral, avoir un effet dissuasif lorsque la facture vient grever le budget du ménage44. Quant à la dispense de conciliation préalable, elle correspond à l’art. 48 al. 1 de la Convention d’Istanbul qui demande aux Etats signataires d’interdire les modes alternatifs de résolution des conflits obligatoires en ce qui concerne les formes de violence couvertes par la Convention.
Sous l’angle de la CEDEF, l’absence de protection effective contre un ex-époux violent est considérée comme une violation45. L’approche du Comité CEDEF doit être mise en parallèle avec celle de la Cour EDH qui a développé la notion de «diligence voulue» (due diligence): les Etats doivent protéger les personnes contre la violence domestique, l’inertie des autorités étant constitutive d’une discrimination envers les femmes46. Parmi les mesures nécessaires figurent les recours civils et les services assurant la sécurité des victimes47. Dans ses recommandations, le Comité CEDEF a eu l’occasion d’affirmer que l’Etat doit notamment permettre à la victime de violence domestique d’obtenir une protection, par exemple par une interdiction d’accès à son domicile, à travers une procédure civile ou pénale48. Il peut également s’agir de donner un accès sûr et rapide à la justice, y compris au besoin à une aide juridictionnelle gratuite49. Ces obligations générales apparaissent remplies par le dispositif du droit suisse.
3. La répression pénale50
3.1. La situation actuelle
La plupart des actes de violence domestique sont réprimés par le droit pénal. En introduisant la poursuite d’office de certaines infractions commises au sein du couple (art. 123 ch. 2, 126 ch. 2 let. b, bbis et c et art. 180 ch. 2 let. a, abis et c CP, supra), l’Etat entendait signaler qu’il ne considérait plus la violence domestique comme relevant de la seule sphère privée51. Il tenait également compte du fait que la victime peut être entravée dans son choix de poursuivre l’auteur-e dans le contexte d’une relation intime52. Toutefois, il a aussi estimé qu’il pouvait être dans l’intérêt de la victime de faire cesser la procédure pénale dans certains cas. Les autorités pensaient aux femmes qui restaient en couple avec leur partenaire, et à celles qui renonceraient du coup à appeler la police dès lors que cela enclencherait une poursuite pénale dont elles ne veulent pas53. On peut également penser aux partenaires des personnes étrangères qui risquent une expulsion pénale et administrative en cas de condamnation54. Afin de tenir compte de ces situations, le droit pénal prévoit une possibilité de suspension de la procédure pour ces infractions, ainsi qu’en cas de contrainte: l’art. 55a CP permet à la victime qui ne souhaite ni poursuivre ni punir l’auteur-e des violences de demander ou d’acquiescer à la suspension de la procédure pénale. Selon la jurisprudence, lorsque la victime le demande, les autorités doivent prononcer la suspension à moins que la victime n’ait été amenée à renoncer à la procédure par la menace, la tromperie ou la violence et si elle n’était pas informée des autres moyens de soutien et d’action55. Sauf révocation de l’accord, la procédure est classée, ce qui vaut acquittement dès l’entrée en force (art. 320 al. 4 CPP).
3.2. Les nouveaux critères de la suspension de la procédure pénale
Une évaluation de l’art. 55a CP a montré que le taux de classement des procédures pénales engagées pour violence au sein du couple était très élevé56. La pratique relative à cette disposition a aussi abouti à faire porter à la victime le poids déterminant de la décision relative à la suspension, ce qui n’était pas le but recherché. La nouvelle version de l’art. 55a CP introduit dès lors une série de critères supplémentaires pour permettre la suspension. La seule décision de la victime ne suffira plus, même si une requête de sa part est indispensable (art. 55a al. 1 let. b CP). Il s’agira pour l’autorité pénale d’évaluer si la suspension est à même d’améliorer ou de stabiliser la situation de la victime (art. 55a al. 1 let c CP)57. La mise en place d’une protection adéquate peut constituer un critère de stabilisation de la situation; l’obligation pour un prévenu de participer à un programme ou la mise en place d’autres mesures permettant de réduire le risque de violence peuvent constituer des critères d’amélioration de la situation58. L’autorité peut prendre en considération différents aspects, notamment le souhait de la victime de poursuivre la relation, les démarches entreprises par l’auteur-e pour changer de comportement, les risques de nouvelle agression, la présence ou non d’enfants59. Dans le respect de la présomption d’innocence, l’autorité peut tenir compte de plaintes ou d’interventions précédentes dans son appréciation du risque que des faits semblables se reproduisent60. Elle devra, comme aujourd’hui, s’assurer que la victime a pris sa décision en toute autonomie et sur la base d’une information complète, y compris sur les possibilités d’aide61. En outre, la suspension ne sera pas possible en cas de condamnation antérieure à une peine ou une mesure pour violence au sein du couple (art. 55a al. 3 CP). La durée maximale de la suspension est de six mois, mais la procédure peut être reprise auparavant si les conditions ne sont plus remplies, à savoir si la victime retire sa demande ou si la condition de la stabilisation de l’amélioration de la situation n’est plus remplie, notamment parce que la personne prévenue ne participe pas au programme62. La reprise de la procédure relève également du pouvoir d’appréciation et de la responsabilité de l’autorité63. La décision finale nécessitera, en principe, une nouvelle audition de la victime, afin de vérifier dans quelle mesure ces critères sont remplis ou non. Elle consistera en un classement si la situation de la victime s’est stabilisée ou améliorée (art. 55a al. 5 CP).
3.3. L’astreinte de l’auteur-e à suivre un programme
Il existe déjà plusieurs possibilités pour astreindre un-e auteur-e de violence domestique à suivre un programme de prévention de la violence. Avant le jugement, l’obligation de suivre un programme peut constituer une mesure de substitution à la détention provisoire si les conditions de cette dernière sont remplies (art. 237 CPP)64. Elle peut aussi être prononcée en tant que règle de conduite assortissant le sursis (art. 44 al. 2 CP) ou la libération conditionnelle (art. 87 al. 2 CP)65. Selon Büchler, l’autorité de protection de l’enfant pourrait également donner comme instructions aux parents de suivre un programme dans le cadre de sa décision sur l’attribution de l’autorité parentale conjointe ou du droit d’entretenir des relations personnelles (art. 307 al. 3 CC ou 273 al. 2 CC)66.
Dans sa nouvelle teneur, l’art. 55a al. 2 CP va permettre aux autorités pénales d’obliger l’auteur-e à suivre un programme de prévention de la violence pendant la suspension de la procédure dans le but de stabiliser ou d’améliorer la situation de la victime et en particulier de prévenir la récidive67. La durée d’un programme est généralement de six mois: l’assiduité de la participation du prévenu au programme donnera un élément à l’autorité pour décider de classer ou de réactiver la procédure68. L’échange d’information visé par l’art. 55a al. 2 CP permettra de déterminer si la participation à un programme est proportionnée et, notamment, si la personne concernée a déjà suivi un tel programme ou non69.
3.4. La conformité du dispositif au droit international
La mise sur pied et le soutien à des programmes pour auteur-e en vue d’éviter la récidive constitue une obligation découlant de l’art. 16 de la Convention d’Istanbul. La participation à de tels programmes peut se faire en vertu d’une décision d’un tribunal ou sur une base volontaire70. Le recours aux programmes dans le cadre de la suspension de la procédure pénale correspond dès lors pleinement aux objectifs fixés par la Convention d’Istanbul.
L’art. 55 ch. 1 de la Convention d’Istanbul vise à ne pas faire dépendre de la victime l’engagement d’une procédure pénale en cas de violence physique, de violence sexuelle, de mariages forcés, de mutilations génitales féminines, ainsi que d’avortement et de stérilisation forcés. L’art. 78 de la Convention d’Istanbul autorise les Etats à émettre une réserve concernant les infractions mineures de violence physique. Les Etats peuvent déterminer ce qui constitue des infractions mineures de violence physique, étant entendu qu’il ne peut s’agir de violences physiques graves qui causent un dommage corporel grave ou la mort71.
En droit suisse, toutes les infractions listées par l’art. 55 ch. 1 de la Convention d’Istanbul sont poursuivies d’office lorsqu’elles se produisent au sein du couple, à l’exception de certaines situations de voies de fait et de lésions corporelles simples (art. 123 et 126 CP). En effet, les voies de fait commises à une occasion sont soumises à l’exigence d’une plainte, ainsi que les voies de fait réitérées et les lésions corporelles simples qui se produisent au sein d’un couple qui est divorcé depuis plus d’un an, dont le partenariat a été dissous depuis plus d’un an, ou d’un couple qui ne cohabite pas ou ne cohabite plus depuis plus d’un an. La Suisse ne respecte ainsi pas totalement l’art. 55 ch. 1 de la Convention d’Istanbul, raison pour laquelle elle a apporté une réserve à cette disposition72. Le fait que la suspension de la procédure pénale dépende actuellement de la volonté de la victime constitue également une exception à la poursuite d’office73. Depuis le 1er juillet 2020, la nouvelle version de l’art. 55a CP constitue un progrès matériel qui permettra de mieux respecter l’obligation internationale de veiller à ce que les enquêtes ou les poursuites d’infraction ne dépendent pas entièrement d’une dénonciation ou d’une plainte de la victime et à ce que la procédure puisse se poursuivre même si celle-ci se rétracte ou retire sa plainte74.
Quant à la CEDEF, elle oblige les Etats à protéger les personnes contre la violence domestique, l’inertie des autorités étant constitutive d’une discrimination envers les femmes75. Parmi les mesures nécessaires figurent notamment les sanctions pénales et la mise en place de programmes de réadaptation et des programmes consacrés aux méthodes non violentes de règlement des conflits à l’intention des auteurs d’actes de violence76. Le Comité CEDEF a déjà eu l’occasion de recommander d’introduire des poursuites d’office en cas de violence domestique77. Il peut également s’agir de donner un accès sûr et rapide à la justice y compris, au besoin, à une aide juridictionnelle gratuite78. Le droit suisse paraît satisfaire ces exigences.
4. Conclusion
La loi fédérale sur l’amélioration de la protection des victimes de violence va permettre de mieux répondre aux exigences du droit international. On pense notamment à la gratuité de la procédure en protection contre la violence, les menaces et le harcèlement, ainsi qu’à la suppression de la conciliation obligatoire. La nouvelle teneur de l’art. 55a CP permet de ne plus laisser à la seule victime le poids de la décision relative à la suspension de la procédure pénale, ce qui constitue un progrès par rapport au droit existant. Enfin, la possibilité offerte d’ordonner à l’auteur-e de suivre un programme de prévention de la violence s’inscrit pleinement dans les obligations découlant de l’art. 16 de la Convention d’Istanbul. Il reste que les dispositions sur la poursuite d’office dépendent parfois de conditions de cohabitation ou de délai qui ne correspondent pas à la définition de la violence domestique de la Convention d’Istanbul et ne paraissent pas adéquates au regard des mécanismes particuliers qui régissent ce type de violence.
*
Juriste et cheffe de projet «violence domestique» au Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes (BEFH) du canton de Vaud, DEA en Etudes genre. L’auteure remercie Nils Kapferer, juriste, pour sa relecture et ses précieux commentaires.
1
RO 2019 2273, 2277.
2
RS 0.311.35.
3
RS 0.108.
4
Rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, du 11 mai 2011, STCE n° 210, n. 41.
5
Idem, n. 42.
6
Recommandation générale n° 19: violence à l’égard des femmes (1989), A/47/38, point 23; Recommandation générale n° 35 sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale n° 19, CEDAW/C/GC/35, point 16.
7
Christine Chinkin, Violence Against Women, in: The UN Convention on the Elimination of all Forms of Discrimination against Women: A Commentary, Oxford 2012, pp. 443, p. 454 s.
8
Marie-Laure Papaux van Delden, art. 16 CEDEF, in: Maya Hertig Randall, Michel Hottelier, Karine Lempen (Ed.), CEDEF – La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et son Protocole facultatif. Commentaire, 2009, n. 26 ad 16 CEDEF.
9
Cf. par exemple CEDAW/C/69/D/103/2016, CEDAW/C/73/D/99/2016, CEDAW/C/68/D/91/2015.
10
Ryser Büschi Nadine, Luginbühl Franziska, Schutz vor haüslicher Gewalt – zivilrechtliche Instrumente, FamPra.ch 2020 86, 87.
11
RO 2004 1403, FF 2003 1750.
12
Rapport de la Commission des affaires juridiques du Conseil national du 28 octobre 2002 relatif à l’initiative parlementaire 96.464 et 96.465, FF 2003 1750, 1759.
13
Idem, 1758.
14
Rapport de la Commission juridique du Conseil national du 18 août 2005 relatif à l’Initiative parlementaire Protection contre la violence dans la famille et dans le couple, FF 2005, 6437, 6448.
15
Message du 11 octobre 2017 du Conseil fédéral concernant la loi fédérale sur l’amélioration de la protection des victimes de violence, FF 2017 6913, 6920. Dans le contexte de l’art. 50 LIE, cf. également TF, 11 mars 2020, 2C_314/2019, c. 5.2.
16
Véronique Jaquier, Joëlle Vuille, Les femmes et la question criminelle – Délits commis, expériences de victimisation et professions judiciaires, Zurich et Genève 2017, p. 270. Voir aussi Rapport du 28 octobre 2002, 1753.
17
Voir note 9.
18
Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6921.
19
Rapport explicatif, n. 44; cf. ég. Message du 2 décembre 2016 concernant l’approbation de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), FF 2017 163, 168. Le Comité CEDEF établit également le lien entre violence et discrimination, cf. notamment Recommandation générale n° 19; Recommandation générale n° 35.
20
Préambule et Rapport explicatif, n. 42.
21
Un tiers des violences serait porté à la connaissance des autorités, cf. Jaquier, Vuille, Les femmes et la question criminelle, p. 240.
22
Ryser Büschi, Luginbühl, Schutz vor haüslicher Gewalt, p. 88.
23
C’est ce que révèlent régulièrement les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (ci-après: OFS), cf. OFS, Code pénal (CP), Infractions de violence domestique et lésés, Suisse, 2019, tableau excel consulté le 20 avril 2019, bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/police/violence-domestique.assetdetail.11147637.html.
24
Rapport du 18 août 2005, 6438. Pour une définition de ces termes, idem, 6449; cf. ég. TF, 3 septembre 2009, 5A_377/2009, c. 5.3.1.
25
Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6925. Par renvoi des articles 172 al. 3 CC, 276 al. 1 et 307 CPC, la protection s’applique également dans le cadre de la procédure de mesures protectrices de l’union conjugale, à la procédure de divorce ainsi qu’à celle de dissolution du partenariat enregistré.
26
Idem, 6952.
27
Ibidem.
28
Idem, 6973.
29
BO 2018 1421 ss.
30
RO 2019 2273 ss, 2277.
31
On ne traite pas ici de la surveillance électronique comme mode d’exécution ordinaire des courtes peines privatives de liberté entrée en vigueur le 1er janvier 2018 (art. 79b CP).
32
Cf. notamment ATF 140 IV 19, c. 2.6. Cf. ég. TF, 1B_108/2018 du 28 mars 2018.
33
Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6943.
34
Idem, 6944.
35
Idem, 6951, 6969.
36
Idem, 6951.
37
Idem, 6952.
38
Idem, 6952.
39
Idem, 6970
40
Idem, 6971.
41
Rapport explicatif, n. 264.
42
Idem, n. 270.
43
Message Convention d’Istanbul, 230.
44
BO 2018 1421 ss.
45
Ms AT v. Hungary, cité par Chinkin, Violence against women, p. 456.
46
Papaux van Delden, art. 16 CEDEF n. 27.
47
Recommandation générale n° 19, point 24r.
48
A.T. c. Hongrie, et V-K. c. Bulgarie, cité par Michelle Cottier, art. 5 CEDEF, in: Maya Hertig Randall, Michel Hottelier, Karine Lempen (Ed.), CEDEF – La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et son Protocole facultatif. Commentaire, 2009, n. 58 ad art. 5 CEDEF.
49
CEDAW/C/68/D/91/2015 § 9(b)(ix); CEDAW/C/73/D/100/2016 § 11(b)(viii).
50
On ne discute pas ici des pendants en droit pénal militaire.
51
Rapport du 28 octobre 2002, 1761.
52
Idem, 1753.
53
Idem, 1762.
54
Les infractions prévues par l’art. 55a CP ne mènent pas à une expulsion pénale automatique (art. 66a ss. CP), mais la crainte d’une expulsion peut tout de même s’en trouver augmentée, cf. Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6954.
55
TF, 6S_454/2004 du 21 mars 2006, c. 3.
56
Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6941.
57
Idem, 6956 s.
58
Idem, 6975 s.
59
Idem, 6976 s.
60
Idem, 6977.
61
Idem, 6975.
62
Idem, 6980.
63
Idem, 6957.
64
Laurent Moreillon, Joëlle Druey, Programmes imposés pour auteur-e-s de violence dans le couple, p. 4.
65
Idem, p. 6. Des possibilités existent également dans le cadre de la conciliation (art. 316 CPP) ou comme traitement ambulatoire (art. 63 CP), cf. Rapport du Conseil fédéral du 28 janvier 2015 en réponse à la motion Heim 09.3059 «Endiguer la violence domestique», p. 38 s.
66
Andréa Büchler, Autorité parentale, droit de visite et violence domestique – Arrangement des contacts parents/enfants en cas de séparation à la suite de violences domestiques: aspects de droit civil dans le contexte de l’attribution de l’autorité parentale, expertise, Zurich, 2015, p. 4 et 11.
67
Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6978.
68
Idem, 6978.
69
Idem, 6978 s.
70
Rapport explicatif, n. 104.
71
Idem, n. 281.
72
Le Conseil fédéral donne d’autres exemples d’infractions qui ne seraient pas poursuivies d’office, notamment les lésions corporelles simples commises sur des femmes dans l’espace public ou dans l’espace privé entre frères et sœurs, cf. Message Convention d’Istanbul, 233.
73
Message Convention d’Istanbul, 233.
74
Message amélioration de la protection des victimes de violence, 6987.
75
Papaux van Delden, art. 16 CEDEF, n. 2.
76
CEDAW/C/68/D/91/2015 § 9(b)(x); CEDAW/C/73/D/100/2016 § 11(b)(ix). Cf. également Recommandation générale n° 19, n. 24r.
77
CEDAW/C/68/D/91/2015 § 9(b)(i); CEDAW/C/73/D/100/2016 § 11(b)(ii).
78
CEDAW/C/68/D/91/2015 § 9(b)(ix); CEDAW/C/73/D/100/2016 § 11(b)(viii).