1. Introduction
L’étude du droit pénal et de la procédure pénale fournit un excellent indicateur permettant de mesurer la richesse de l’apport de la CEDH en Suisse. D’une part, la protection de la dignité humaine, sujet toujours sensible en matière pénale, se trouve au cœur même de la protection que les droits de l’homme tendent à assurer. Outre les art. 5 et 6 CEDH, plusieurs garanties conventionnelles (art. 2, 3, 8 et 10 CEDH) ont exercé une influence considérable sur le droit pénal de notre pays, à l’aide de la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg, particulièrement riche en ce domaine. D’autre part, la présence, jusqu’en 2011, de près de trente lois de procédure pénale de rang cantonal et fédéral a démultiplié d’autant les possibilités de contrôle juridictionnel. Cet élément permet d’expliquer le nombre relativement élevé d’affaires de ce genre qui ont été portées, depuis 1974, à Strasbourg. Près d’une affaire suisse sur deux jugée par la Cour touche ainsi au droit pénal ou à la procédure pénale.
2. Les avancées
Les avancées auxquelles la Convention a conduit en matière pénale en Suisse sont multiples. Pour s’inspirer de la jurisprudence aussi bien suisse qu’européenne – comme l’a récemment rappelé le Conseil fédéral dans son onzième rapport sur la Suisse et les conventions du Conseil de l’Europe1 –, tous les niveaux du droit ont été touchés: Constitution fédérale2, constitutions cantonales3, Code pénal4, procédure pénale militaire – suite à un arrêt de principe de la Cour européenne des droits de l’homme et à quelques affaires suisses déférées à la Commission européenne des droits de l’homme5 –, code fédéral6 et, naguère, codes cantonaux de procédure, jurisprudence tant cantonale7 que fédérale8.
S’agissant de l’influence exercée par la jurisprudence de la CrEDH, on peut, dans les grandes lignes, distinguer trois catégories d’arrêts: les arrêts d’espèce, les arrêts anecdotiques et les arrêts de principe.
Les arrêts d’espèce limitent leur portée à des questions d’application de la loi dans des cas qui ne posent guère de questions fondamentales. En dépit de leur importance limitée sur le plan des principes juridiques, ces arrêts présentent un intérêt en ce qu’ils permettent de rappeler que, contrairement à une opinion communément répandue, le contrôle du respect des droits de l’homme auquel procède la Cour de Strasbourg est très général. Tous les domaines du droit appréhendés par la Convention sont potentiellement soumis à son contrôle en vue d’assurer une application concrète et effective de la Convention9.
Les arrêts anecdotiques sont intéressants en ce qu’ils révèlent certaines normes ou pratiques étonnantes, à l’image de cette affaire qui avait vu les héritiers de l’exploitant d’une entreprise de construction faire eux-mêmes l’objet d’une condamnation, en lieu et place du défunt, pour soustraction fiscale10.
Pour leur part, les arrêts de principe sont ceux qui ont conduit à une évolution majeure de la législation. Ces arrêts sont assez nombreux en matière de procédure pénale en lien avec les droits de la défense au sens de l’art. 6 CEDH, tout particulièrement durant la seconde moitié des années 1980 et le début des années 1990, période durant laquelle la Suisse a subi plusieurs condamnations retentissantes de la Cour.
3. L’évolution
La culture européenne des droits de l’homme a mis du temps à gagner la Suisse. L’adhésion tardive de notre pays au Conseil de l’Europe (1963), puis la ratification non moins tardive de la CEDH par le Conseil fédéral (1974), près de vingt-cinq ans après l’adoption de l’instrument de Rome, en témoignent avec éloquence.
L’application effective de la Convention s’inscrit dans ce processus de lente transition. Il faut en effet attendre le milieu des années 1980, près de onze ans après l’entrée en vigueur de la CEDH pour la Suisse, pour voir le TF imposer une ligne jurisprudentielle fondée sur une prise en compte effective du droit européen des droits de l’homme11. L’arrêt S. prononcé le 4 juin 1986 par le TF12, puis l’arrêt rendu le 29 avril 1988 par la Grande Chambre de la Cour européenne dans l’affaire Belilos13 symbolisent ce tournant.
La jurisprudence contemporaine s’inscrit dans le suivi de ce courant, qui voit la Suisse appliquer de manière soutenue et rigoureuse la CEDH, en complémentarité avec les sources nationales de protection des droits fondamentaux. Une marque évocatrice de cette évolution concerne le statut de la juridiction constitutionnelle. Alors que les premiers arrêts qu’il a prononcés sur le sujet ont vu le TF refuser, par principe, de contrôler la conformité des lois fédérales à la CEDH14, la jurisprudence a évolué au début des années 1990 pour voir notre Cour suprême progressivement imposer un contrôle général de la conventionnalité15.
4. Les perspectives
4.1. L’internement à vie
Le 8 février 2004, le peuple et les cantons ont adopté l’art. 123a Cst. instaurant l’internement à vie des délinquants sexuels jugés extrêmement dangereux et non amendables. Les problèmes juridiques que pose la mise en œuvre de cette disposition n’ont pas manqué d’être évoqués en doctrine en lien avec le régime légal mis en place en 2008 par les art. 64 al. 1bis et 64c CP16.
La problématique concerne, d’une part, la qualification juridique d’une personne comme durablement non amendable et, d’autre part, les perspectives liées à l’examen éventuel de sa libération au regard des art. 3 et 5 § 4 CEDH. Les doutes éprouvés en doctrine se sont traduits devant le TF. Celui-ci a en effet opté pour une interprétation extrêmement restrictive de l’art. 64 al. 1 bis CP, au point de rendre la disposition quasiment inapplicable17. Les juges fédéraux ont par ailleurs renoncé à examiner, pour l’heure, la question du respect de la CEDH18.
La CrEDH a pour sa part récemment jugé, à la faveur d’une affaire concernant les Pays-Bas, qu’une «peine perpétuelle ne peut demeurer compatible avec l’article 3 de la Convention qu’à la condition d’offrir à la fois une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen, les deux devant exister dès le prononcé de la peine»19. Une affaire antérieure concernant la France lui a permis de préciser que, selon l’art. 3 CEDH, les peines perpétuelles doivent être compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a évolué et progressé sur le chemin de l’amendement à un point tel qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier le maintien en détention. Ainsi, tout détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de connaître, dès la date d’imposition de cette peine, les conditions d’accès au réexamen. En l’absence de perspective d’être un jour libéré, faute de mécanisme ou de possibilité de réexamen d’une telle peine, l’incompatibilité avec l’art. 3 CEDH prend naissance ab initio et non à un stade ultérieur de la détention20. Comme l’a relevé un auteur, cette jurisprudence pourrait sonner le glas du régime suisse de l’internement à vie21.
4.2. Le renvoi des délinquants étrangers
Le peuple et les cantons ont adopté, le 28 novembre 2010, une modification de l’art. 121 Cst. instaurant le renvoi, «indépendamment de leur statut, et de tous leurs droits à séjourner en Suisse», des étrangers ayant commis certaines infractions. Les art. 66a ss CP, entrés en vigueur le 1er octobre 201622, concrétisent ce régime d’expulsion obligatoire, qui a rétabli dans l’architecture pénale le système de la double peine que l’Assemblée fédérale avait précisément abrogé lors de la révision de la partie générale du Code pénal23. Compte tenu du caractère manifestement disproportionné du régime prévu à l’art. 121 al. 3 Cst., la révision du Code pénal contient une disposition qui permet au juge de renoncer exceptionnellement à l’expulsion «lorsque celle-ci mettrait l’étranger dans une situation personnelle grave et que les intérêts publics à l’expulsion ne l’emportent pas sur l’intérêt privé de l’étranger à demeurer en Suisse». La disposition prévoit que le juge devra tenir compte de la situation particulière de l’étranger qui est né ou qui a grandi en Suisse (art. 66a al. 2 CP).
Il faudra, ici, compter une nouvelle fois sur le pouvoir d’interprétation du TF, lequel a au reste déjà annoncé l’impossibilité de principe d’appliquer un régime de renvoi des étrangers hors la prise en compte du principe de la proportionnalité24, pour procéder à une interprétation de la norme pénale qui s’avère conforme aux exigences de l’art. 8 CEDH.
4.3. Les conditions de détention
L’arrêt de principe que le TF a prononcé le 26 février 201425 au sujet des conditions de détention provisoire en cas de surpopulation carcérale en lien avec les art. 7, 10 al. 3 Cst. et 3 CEDH a révélé l’apport que recèle le droit conventionnel dans ce domaine très particulier, mais néanmoins emblématique de la protection de la dignité humaine. Intégrées au raisonnement de notre Cour suprême, les règles pénitentiaires européennes permettent de cadrer et de préciser la portée de l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. La jurisprudence développée par les juges fédéraux depuis ce précédent révèle non seulement plusieurs situations extrêmement préoccupantes, mais illustre avec éloquence l’utilité incontestable des dispositions précitées pour assurer un suivi continu de ces principes26.
5. Conclusion
Les apports de la CEDH au droit pénal et à la procédure pénale suisse sont aussi importants que diversifiés. Contrairement à une opinion simpliste et infondée, ces apports ne sauraient s’épuiser dans telle réforme normative, fût-elle d’inspiration populaire, ou dans tel arrêt, fût-il de principe. La mise en œuvre et la garantie des droits de l’homme s’inscrivent en effet dans un processus continu de concrétisation et d’évolution. Ce qui est, assurément, une manière de rappeler que, dans ce domaine, rien n’est jamais acquis27.