1. Etat de faits
Jeune vendeuse, l’assurée perd 50% de sa capacité de travail en raison de douleurs dorsales. L’office AI du canton de Saint-Gall retient un taux d’invalidité de 50% et lui octroie une demi-rente. À la naissance de ses jumelles, le taux d’invalidité est révisé à la baisse: 44%. La jeune mère ne reçoit donc plus qu’un quart de rente. Cerise sur le gâteau, lorsque la situation financière de la famille se détériore suite à la perte d’emploi du mari, la rente de l’assurée est supprimée, du fait de l’application de la méthode dite mixte d’évaluation de l’invalidité, applicable aux personnes travaillant à temps partiel (degré d’invalidité tombé à 22%).
L’assurée a porté l’affaire devant la CrEDH (requête N° 7186/09), invoquant une discrimination fondée sur le sexe et l’invalidité, contraire à l’art. 14 CEDH (interdiction de discrimination) combiné avec l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale)1.
2. Méthode d’évaluation de l’invalidité selon la LAI
La Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI) confère un droit à une rente d’invalidité à toute personne domiciliée en Suisse qui subit une diminution durable de sa capacité de gain ou de sa capacité à accomplir ses travaux habituels en raison d’une atteinte à sa santé. Pour évaluer l’invalidité, diverses méthodes sont applicables.
S’agissant des personnes exerçant une activité lucrative à 100%, l’invalidité est évaluée par la méthode générale2. Quant aux personnes accomplissant uniquement des travaux habituels, tels que le ménage, l’invalidité est en revanche déterminée selon la méthode spécifique3. Pour ce qui est enfin des personnes travaillant à temps partiel, c’est la méthode mixte qui s’applique, combinant les méthodes générale et spécifique.
Le «statut» (actif à 100%, partiellement actif ou sans activité lucrative) est la notion qui permet de déterminer la méthode applicable. Il est évalué sur la base d’hypothèses, faites en fonction des circonstances du cas d’espèce, en l’occurrence la situation familiale (les enfants) et les besoins financiers.
3. Méthode mixte: pratique actuelle du TF
Le TF n’utilise pas les mêmes bases pour évaluer l’invalidité relative à l’activité lucrative et celle relative aux travaux habituels4. En effet, la perte de la capacité d’accomplir les travaux ménagers est toujours calculée sur l’ensemble du ménage, peu importe si l’assurée s’en occupe à 50, 60 ou 100%. En revanche, au niveau de l’activité lucrative, le TF ne se base pas sur un temps complet pour évaluer la capacité résiduelle de travail, mais considère uniquement la perte de gain résultant de la comparaison entre le revenu réalisable après la survenance de l’invalidité et celui obtenu auparavant. En l’occurrence, dans l’hypothèse où la requérante devrait travailler à 50% pour des raisons financières (chômage du mari), elle ne subirait donc aucune perte de gain. Même en accordant une déduction de 10% en raison de chances réduites sur le marché général du travail, elle n’atteindrait qu’un taux d’invalidité de 27%, calculé de la façon suivante: 10% (travail) x 0.5 + 44% (ménage) x 0.5. Cet exemple montre que le TF tient compte deux fois du facteur de réduction dont le taux partiel de l’activité lucrative sert de prétexte: la première fois, lors de la comparaison des revenus, et la seconde, lors de la pondération des deux champs d’activité (50% travail et 50% ménage). Le taux partiel de l’activité lucrative est même pris en compte une troisième fois, puisque la rente AI est calculée sur la base du salaire annuel moyen, lequel est manifestement inférieur, proportionnellement au salaire résultant d’un travail à temps plein.
Conséquences de cette jurisprudence du TF: au lieu de se situer entre le taux d’invalidité calculé selon les méthodes générale (50%) et spécifique (44%), le taux d’invalidité calculé selon la méthode mixte (27%) est fortement réduit, conduisant, dans la plupart des cas, à un refus ou à une perte de rente. Ce qui précède est d’autant plus grotesque qu’une mère qui tâche de concilier vie professionnelle et vie familiale est nettement plus accaparée qu’une femme se consacrant exclusivement à l’une ou à l’autre.
4. Champ d’application de l’art. 8 CEDH
Le Gouvernement suisse a contesté l’applicabilité de l’art. 8 CEDH aux circonstances de l’espèce, en précisant que les prestations pécuniaires directes de l’Etat tombent sous le coup du Protocole additionnel N° 1, non ratifié par la Suisse. Une minorité de la Cour (trois voix contre quatre) s’est ralliée à ce point de vue dans une opinion dissidente. Il faut toutefois rappeler que, selon la jurisprudence constante de la CrEDH en matière de discrimination, le seuil pour admettre un rapport avec l’exercice d’un droit conventionnel est relativement bas, l’art. 14 CEDH ne faisant que compléter les autres clauses matérielles, et s’appliquant lorsque les faits du litige tombent dans le champ d’un autre droit ou d’une autre liberté garantis par la Convention.
La Cour a donc admis que la présente affaire concernait des questions liées à l’organisation de la vie familiale (c. 62) ainsi qu’à l’autonomie personnelle (c. 63 s.), tout en précisant que l’art. 8 CEDH englobait aussi des intérêts matériels (c. 60). Dans ce contexte, il convient de souligner que la requérante n’a pas exigé une prestation financière de l’Etat fondée sur l’art. 8 CEDH, puisque la législation suisse confère elle-même un droit direct aux prestations de l’AI, soit à des prestations d’assurance pour lesquelles l’assuré a versé des primes. Du fait que la Suisse a volontairement décidé de protéger la perte de gain et la réduction de la capacité à accomplir les travaux habituels dues à une atteinte à la santé, la LAI doit être appliquée de manière non discriminatoire à tous les assurés, indépendamment du type de leur activité (c. 97).
5.Violation de l’art. 14 en combinaison avec l’art. 8 CEDH
Pour contester le caractère discriminatoire de la méthode mixte, le TF considère que la perte de revenu due à une réduction de l’activité lucrative suite à la naissance d’un enfant résulte de causes sociétales et non de l’invalidité5. Tel phénomène de société ne serait donc pas le résultat de facteurs liés à la santé, et ne devrait donc pas être compensé par l’AI. Or, la critique adressée à l’encontre de la méthode mixte ne vise pas la baisse de revenu consécutive à une diminution du taux d’activité pour s’occuper des enfants. Ce qui est critiqué, c’est que, par le biais de la méthode incriminée, la décision d’octroyer ou non une rente AI ne se limite pas à refléter cette diminution du taux d’activité, mais elle en amplifie les conséquences et génère ainsi une perte artificielle qui n’est en rien proportionnelle à la perte réelle de revenu. Il n’est pas contesté que, sans invalidité et après son congé maternité, la requérante aurait diminué son taux d’activité de 100% à 50%, n’obtenant ainsi plus qu’un revenu issu d’une activité à 50%. Devenue invalide, et sur la base de la méthode mixte, elle perd cependant entièrement la compensation de son revenu et n’obtient rien. En d’autres termes: au lieu de perdre la moitié de son revenu (dû à la naissance des jumelles), elle en perd la totalité (du fait de la méthode incriminée de calcul de l’invalidité).
Dans son opinion dissidente, la minorité de la Cour semble avoir ignoré cette amplification de l’effet dû au facteur réducteur qu’est le taux d’activité partiel. De plus, elle est partie de l’idée, erronée, que la requérante pouvait librement indiquer à quel taux elle aurait souhaité exercer son activité après la naissance de ses deux filles. En pratique, même si la question du statut est posée formellement par l’enquêtrice lors de l’enquête ménagère chez l’assurée, l’office AI prend néanmoins généralement la circonstance d’un travail à temps partiel comme base de calcul, alléguant que, selon l’expérience générale de la vie, les mères avec des enfants en bas âge ne travaillent pas à temps complet. La majorité de la Cour observe en revanche une prise de conscience du fait que la méthode mixte ne s’accorde plus avec la poursuite de l’égalité des sexes dans la société contemporaine, où les femmes ont de plus en plus le souhait légitime de pouvoir concilier vie familiale et intérêts professionnels (c. 98 ss.). Le fait qu’une rente soit annulée par le seul fait que la personne assurée devienne mère a du reste déjà été jugé discriminatoire en 19956.
La Cour ne méconnaît pas l’essence et les contraintes d’un système d’assurance, mais elle précise que la maîtrise des dépenses doit s’effectuer de manière non discriminatoire (c. 96). Bien que la LAI poursuive un but légitime (c. 93), cet objectif doit néanmoins être apprécié à la lumière de l’égalité des sexes, qui est un but important de la CEDH (c. 82).
Sur la base des statistiques fournies par les parties, qui démontrent que la méthode mixte est appliquée, dans la majorité écrasante des cas (98%)7, à des femmes après la naissance d’un enfant, la Cour présume une discrimination indirecte des femmes (c. 90). Elle observe également que l’application de la méthode mixte au sens de la jurisprudence du TF est depuis un certain temps sujette à la critique, de la part de certains tribunaux cantonaux comme d’une partie de la doctrine (c. 98 ss.). Etant donné que d’autres méthodes de calcul respectant mieux le choix d’une femme de travailler à temps partiel suite à la naissance d’un enfant sont concevables (c. 101), la Cour ne voit pas de justification objective et raisonnable à cette inégalité de traitement (c. 103). Dans ce contexte, elle souligne que le refus d’octroi de toute rente, même partielle, entraîne pour la requérante des conséquences concrètes importantes (c. 102). Elle conclut, par une majorité de quatre voix contre trois, à une violation de l’art. 14 combiné avec l’art. 8 CEDH.
6. Vers une nouvelle jurisprudence?
Il convient de marteler que l’actuel art. 28a LAI (respectivement l’art. 28 al. 2ter de la LAI dans sa version en vigueur à l’époque des faits) ne prévoit nulle part une différence de traitement entre une catégorie d’assurés et une autre. Il sied donc d’admettre que tous les assurés se trouvent dans une situation comparable, indépendamment du type de leur activité.
Pour aboutir à un résultat non discriminatoire, il suffirait de déterminer la perte de gain en se basant sur un travail à 100% (comme le TF le fait du reste en matière d’assurance-accidents par exemple, et comme cela a déjà été proposé par le biais d’une initiative parlementaire8). Cette méthode mixte améliorée permettrait de ne plus prendre en compte le taux de travail à temps partiel qu’une seule fois, à savoir lors de la pondération des deux champs d’activité. (Voir le calcul du taux d’invalidité dans le tableau ci-dessous).
7. Perspectives
Il appartient donc au TF de modifier sa pratique discriminatoire d’évaluation de l’invalidité. Celle-ci conduit à des effets absolument intolérables – allant jusqu’à la perte de rente, comme en l’espèce – et, par conséquent, à une discrimination flagrante des mères essayant de concilier famille et travail.
L’avantage de la méthode mixte améliorée qui ressort du tableau ci-dessous, et que nous avons du reste proposée dans le cadre de notre demande de révision de l’arrêt du TF litigieux9, serait d’aboutir à un taux d’invalidité se situant entre les taux calculés selon les méthodes générale et spécifique, résultat qui serait non seulement beaucoup plus logique, mais surtout plus équitable.
On relève enfin que le Tribunal cantonal du canton de Saint-Gall a d’ores et déjà pris le parti d’adapter sa jurisprudence à l’arrêt «Di Trizio c. Suisse10».