Andreas Auer mène des recherches sur la démocratie directe et enseigne avec passion à l'Université de Zurich, en tant que professeur de droit constitutionnel. Même après quarante ans, il voit «chaque cours comme un défi». Mais il refuse de limiter son rôle à l'enseignement.«Lorsque des citoyens descendent dans la rue, parce qu'ils veulent discuter entre eux et décider ensemble, nous devons être là et pouvoir expliquer ce qu'est la démocratie», dit-il. Ainsi, à 65 ans, il n'hésite pas à se rendre sur le terrain. Il a été invité récemment en Mongolie comme expert pour un «Direct Democraty Training» organisé par le président de l'ex-pays communiste: il a pu voir avec quelle énergie la population exige le droit de participer aux décisions politiques. En 2011, il est parti plusieurs fois au Sud-Soudan pour évaluer avec une équipe, la constitution de transition du jeune Etat et livrer un rapport critique sur la question au président.
A 40 ans, il prodiguait déjà ses conseils sur le terrain. C'était l'époque où Appenzell Rhodes-Intérieures était le dernier canton suisse à refuser le droit de vote et d'éligibilité aux femmes. Il avait une certaine compréhension pour ces irréductibles, dit-il aujourd'hui avec ironie. Comme ses cheveux un peu rebelles, ce fils d'un ingénieur forestier grison est plutôt provocateur que conformiste. En ce temps-là, il soutenait effrontément qu'il fallait accorder plus de poids au nouvel article constitutionnel sur l'égalité des sexes qu'à l'autonomie cantonale. Les autres constitutionnalistes se contentaient de hocher la tête. «Quand je l'ai entendu, cela m'a convaincue», se souvient Theresa Rohner, qui s'est battue pour le droit de vote des femmes à Appenzell. Quand elle s'est présentée à la Cour suprême de Lausanne, flanquée, à sa gauche, de son avocate et, à sa droite d'Andreas Auer, elle a obtenu gain de cause.
Un centre à Aarau
A Zurich, le sexagénaire remonte la Rämistrasse sur son vélo Singlespeed d'un vert criard, jusqu'à l'Institut de sciences juridiques. A la gare d'Aarau, il laisse un deuxième vélo pour se rendre à la villa Blumenhalde, abritant le Centre pour la démocratie d'Aarau qu'il a cofondé voilà six ans: 40 collaborateurs scientifiques venant des sciences politiques et du droit constitutionnel y travaillent. C'est l'engagement du canton d'Argovie et de la ville d'Aarau de soutenir ce centre jusqu'en 2022, à raison de 1,5 million par an, qui a décidé le constitutionnaliste à partir en Suisse alémanique en 2007, après 34 ans passés à l'Université de Genève. Il emmenait avec lui son Centre de recherches sur la démocratie directe (C2D) fondé en 1993, avec sa banque de données unique sur les votations populaires dans le monde.
A son arrivée à l'Université de Zurich, Andreas Auer a été étonné par le style formaliste de l'enseignement. Les étudiants se montraient surtout intéressés par des solutions prêtes à l'emploi et la matière à apprendre par cœur. Le professeur considère néanmoins comme important de mener des discussions animées, comme il en connaissait à Genève: «En tant que science recourant à l'argumentation, le droit ne connaît finalement pas de vérité absolue, il faut surtout défendre des points de vue et pouvoir répondre aux arguments de la partie adverse.» Il a récemment trouvé dans ses archives un travail d'examen de Genève datant des années 1980: «Si je posais les mêmes exigences aujourd'hui, les étudiants me feraient aussitôt un procès!»
Une pousse délicate
La démocratie suisse devient-elle un produit d'exportation? Andreas Auer met en garde ceux qui la voient comme un modèle à même d'être reproduit ailleurs. C'est sûr, la Suisse peut partager ses expériences: «C'est étonnant de voir la similitude des conditions qui ont motivé la création de moyens de démocratie directe.» Tout comme les citoyens suisses se sont battus entre 1830 et 1860 pour l'initiative, le référendum et le droit de vote, les «indignados» en Espagne et les manifestants du «printemps arabe» réclament aujourd'hui le droit de participer aux décisions politiques. Mais la démocratie est une pousse délicate. Elle a certes besoin d'institutions étatiques. Mais l'Etat à lui seul ne peut pas construire la démocratie. Sans l'opposition constituée par la société civile, il est démuni. Il est nécessaire d'avoir, en contre-poids, un réseau de relations sociales, économiques et d'influences, échappant au contrôle direct de l'Etat.
Après la quarantaine d'années passées en Suisse romande, l'accent grison du constitutionnaliste s'est estompé. Il était parti étudier à Neuchâtel pour ne pas faire comme les autres Grisons, qui se rendaient à Zurich. Il y a rencontré sa future épouse, une camarade d'études malgache. Par la suite, il a enseigné à plusieurs reprises à la Faculté de droit de la capitale de Madagascar. Il s'est engagé politiquement dans le pays, a fait la connaissance de sa seconde épouse. En 1991, il a voulu préparer une nouvelle constitution pour Madagascar, qui est toutefois restée dans un tiroir. «J'ai fini par comprendre qu'une constitution devait être créée par les personnes qui sont directement concernées.» La leçon a porté.
La démocratie suisse en tant que modèle a ses limites, car elle est minée par certains problèmes. Ainsi, une grande partie de la population est exclue du processus de décision, regrette le professeur: ce sont les étrangers, qui représentent 50% de la population à Schlieren, 45% dans le canton de Genève et 23% en moyenne nationale. Cette situation est en contradiction avec l'essence même de la démocratie directe, selon laquelle chacun participe aux décisions qui le concerne.
Mais le professeur Auer ne se joint pas à ceux qui dénoncent une autre lacune de la démocratie suisse, à savoir le manque de transparence dans le financement des partis politiques. Il n'est de toute manière pas possible de contrôler ces flux financiers, estime-il.
Cette année, Andreas Auer prend sa retraite. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir de nouveaux projets. Le principal est le lancement d'un forum, qui rassemblerait, chaque année, les principaux acteurs du domaine de la démocratie, comme le Forum de Davos le fait pour l'économie. En 2014, les World Democracy Days Aarau devraient voir le jour.