Quelles sont les caractéristiques d’une «bonne justice»? Depuis le début des années 2000, de nouvelles techniques visant à améliorer la gestion des tribunaux (par la fixation d’objectifs, une meilleure répartition des tâches et des responsabilités ou la définition de critères pour assurer la qualité des jugements) ont fait leur apparition, notamment dans le canton de Berne. «C’est cependant plus souvent l’exception que la règle, et nous souhaitions savoir quelle était l’attitude du personnel de la justice, notamment dans les cantons romands, vis-à-vis de tels projets», explique Lorenzo De Santis. Il travaille à l’unité de recherche Management public et gestion des ressources humaines de l’Institut des hautes études en administration publique (Idhaep) à l’Université de Lausanne, l’une des cinq universités travaillant en Suisse sur ce programme du Fonds national de la recherche scientifique intitulé «Fondements d’un bon management de la justice en Suisse», dirigé par le professeur Lienhard (Berne).
Pas formés en management
Quelque 1449 collaborateurs de la justice, issus principalement des cantons de Genève (40%) et de Vaud (28%), mais aussi du Valais et du Tessin (chacun 7%), de Fribourg (6%), Neuchâtel (4%), Schaffhouse et Lucerne (chacun 3%) et du Jura (2%) ont participé à l’enquête de mai à septembre 2014. Il s’agit principalement de personnes exerçant des charges administratives ou de gestion (25%), d’avocats (23%) de greffiers (21%), de juges (16%), de juges laïcs (10%) et de procureurs (4%). Plus des trois quarts d’entre eux travaillent en première instance et plus de la moitié exercent dans le domaine de la justice civile. La plupart des sondés (78%) ne sont pas au bénéfice d’une formation en économie ou en management.
Parmi les qualités assurant une bonne justice, les répondants ont placé en priorité le fait de n’être pas corrompue, d’être impartiale, indépendante, équitable et digne de confiance. Etonnamment, les répondants ont jugé qu’on accordait trop d’importance à assurer que les tribunaux soient proches géographiquement, cela de manière plus marquée dans les cantons ruraux que ceux urbains. A l’inverse, on estime plus fortement, dans les cantons urbains, qu’on accorde trop d’importance au fait d’utiliser des juges non juristes plutôt que des professionnels. Le fait que la justice soit peu coûteuse pour le contribuable avait également assez peu d’importance aux yeux des acteurs de la justice. De même, ses efforts de communication envers les médias et le public se voient aussi accorder peu de prix. Quant au formalisme de la justice, il semble être conforme aux attentes de ses acteurs.
Mieux gérer le personnel
Les améliorations les plus importantes sont attendues sur le plan du personnel suffisant dont doit disposer la justice, de sa capacité à éviter la récidive et à faire son autocritique, de sa rapidité et de sa bonne organisation. Dans les commentaires, on souhaite généralement disposer d’une justice moderne, sachant exploiter ses ressources conformément aux principes de bon management, apolitique et plus en phase avec la société. Certains commentateurs exigent néanmoins la conservation d’un certain décorum solennel (port de la robe).
Certains répondants ont proposé d’autres améliorations, comme un meilleur contact entre les juges et les parties, un plus grand équilibre hommes/femmes, des salaires plus élevés. D’autres déplorent un management non optimal du personnel, un haut taux de rotation des employés ainsi qu’un manque de flexibilité des horaires. Au niveau global, à peu près tous les cantons souhaitent que la justice soit mieux organisée et plus efficiente. En général, les cantons les plus urbanisés et la Suisse romande sont ceux qui demandent les améliorations les plus importantes. Selon certains répondants, l’effort devrait aussi porter sur un meilleur management des ressources et plus de coordination entre les différents maillons de la chaîne judiciaire.
Des adjoints pour les juges
La plupart des répondants ne croient pas que le management des tribunaux soit une mode qui passera, mais pensent, au contraire, qu’un tribunal bien géré rend la justice plus rapidement et bénéficie d’une confiance accrue de la population. Pour améliorer le fonctionnement des tribunaux, il faut former au management des juges ayant des responsabilités de gestion, plutôt que de confier cette tâche à des non-juristes. De même, une meilleure répartition de la charge de travail des magistrats et une évaluation, à l’interne, du travail rendu par le tribunal sont de bons moyens d’améliorer leur fonctionnement selon eux.
«On constate que les juges souhaitent garder un certain pouvoir au sein du tribunal, commente Lorenzo De Santis. Le manager non juriste ne sera pas accepté et cela ne fonctionnera pas. Une solution serait d’adjoindre aux juges, et de placer sous leur responsabilité, des adjoints managériaux chargés de faire des propositions sur ces questions. De tels binômes existent avec succès dans certains cantons.»
Globalement, la plupart des répondants ont une «bonne» image de la justice de leur propre canton. On constate toutefois que cette autosatisfaction est surtout le fait des juges, juges laïcs et greffiers, et que les avocats et les acteurs administratifs en ont une image plus sévère. «Cela surprend peu, car ils étaient aussi les plus critiques lors des entretiens», souligne Lorenzo De Santis. Ces critiques portaient sur le détachement de la réalité ressenti chez certains magistrats judiciaires qui, notamment du fait de leur bon salaire, ne se rendent pas toujours compte des réalités auxquelles est confrontée une bonne partie de la population. L’enquête a été complétée par un questionnaire représentatif auprès de 3600 citoyens suisses. Il a montré que, dans cinq cantons sur neuf, la population notait moins bien la justice que ses acteurs ne le faisaient. Elle pensait également que l’autocritique ne faisait pas partie des forces majeures de la justice.
Primes et contrats de prestations rejetés
Parmi les incitatifs jugés les moins efficaces pour assurer un bon management de la justice, on peut citer l’idée de valoriser, par des primes monétaires, les prestations fournies par les juges, le fait d’imposer à chaque tribunal ou Cour un contrat de prestations et toutes les tentatives d’imposer un regard de non-juristes sur le management du tribunal. En ce qui concerne la suggestion de soumettre à des audits externes réguliers les tribunaux ou les Cours, les répondants semblent y être plutôt indifférents.