C’est un fait notoire, la formation des familles est devenue plurielle et est sortie du cadre marital hétérocentré: les couples parentaux se séparent et de nouvelles familles se recréent, les techniques de procréation médicalement assistée (assisted reproductive technologies, ART) se développent, les couples et les familles homoparentaux sont davantage reconnus et protégés et les parents exercent plus souvent une activité professionnelle et confient la garde journalière de leur enfant à des tiers. Cela contribue à multiplier le nombre d’adultes impliqués dans la conception et la prise en charge des enfants (caregivers). Autant de relations qui sont, le cas échéant, précieuses pour les enfants et les adultes, et qui méritent d’être à leur tour reconnues et protégées. Ces nouvelles relations bousculent les lois, qui ne suffisent plus, en leur état actuel, à répondre à ces nouvelles organisations familiales.
Une analyse comparative et interdisciplinaire
C’est à partir de ce même constat qu’est paru aux éditions Intersentia en 2019 l’ouvrage intitulé Adults and Children in Postmodern Societies, A Comparative Law and Multidisciplinary Handbook. Il est le fruit d’un important travail réflexif du Centre du droit de la personne, de la famille et de son patrimoine de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) et d’experts du monde entier. Les éditeurs ont envoyé des questionnaires à 18 experts dans le monde pour les inviter non seulement à décrire leur système légal national qui reconnaît et protège la diversité biologique, émotionnelle et sociale des liens entre les enfants et les adultes, mais aussi à présenter les tendances et les débats actuels nationaux sur ces questions. L’accent est mis sur les familles dites traditionnelles, les familles ART et les familles dites avec des liens émotionnels et sociaux (familles d’accueil, familles adoptives et belles-familles).
Le livre est composé en quatre parties: la première comprend la présentation par les experts invités des 18 systèmes légaux nationaux. La deuxième partie est consacrée à une approche interdisciplinaire des familles avec des contributions d’experts en histoire, en philosophie et en psychologie. La troisième partie se concentre sur les impacts du droit international sur les relations entre les adultes et les enfants, en évaluant le rôle du droit international public et du droit international privé dans un contexte globalisé. Finalement, la quatrième et dernière partie propose des analyses comparatives innovantes des 18 rapports nationaux, en identifiant les tendances actuelles qui tiennent compte de ces nouveaux liens entre les enfants et les adultes. C’est en particulier cette dernière partie qui est rapportée dans la présente contribution.
Cela étant, avant d’entrer dans le vif du sujet, il paraît essentiel de donner quelques éclairages sur les aspects psychologiques de la relation entre un enfant et un adulte. L’enfant est un être dépendant: sans soin, il meurt. L’alloparentalité, c’est-à-dire toute forme de parentalité assumée par un individu envers un jeune non descendant, a toujours existé, et ce dans toutes les sociétés. Pendant les siècles passés, les enfants provenant de milieux plus fortunés étaient allaités, voire élevés par des nourrices, et les arrangements collectifs étaient fréquents dans les kibboutz, par exemple, ou dans les familles polygames.
Les besoins de l’enfant
Les besoins de l’enfant ont été présentés selon différents modèles. Le plus connu est représenté selon la pyramide des besoins, qui les divise en cinq catégories: (1) les besoins physiologiques, (2) de sécurité, (3) d’appartenance et d’amour, (4) d’estime ainsi que (5) d’accomplissement de soi. Dans la perspective de la relation entre l’enfant et son parent, la psychologie travaille – contrairement au droit – avec les besoins de sécurité, d’appartenance et d’amour. D’un côté, le point de vue légal met l’accent sur la notion de la responsabilité parentale (qui est financièrement et civilement responsable pour l’enfant? qui doit lui assurer de la nourriture et un toit? qui prend des décisions le concernant? quel sera le nom de l’enfant à naître? etc.). De l’autre, le point de vue psychologique se concentre sur la réponse parentale aux besoins de l’enfant (qui va aimer l’enfant? qui va lui fournir des soins au niveau émotionnel? qui lui assurera la sécurité nécessaire? qui va le stimuler? etc.). En ce sens, le droit et la psychologie ont des vues complémentaires du parent et de son rôle et devraient collaborer davantage.
Est comprise dans le besoin d’appartenance la théorie de l’attachement. L’attachement est le lien existant entre le caregiver et l’enfant, ce dernier étant un être dépendant et ayant un besoin vital de soins. Dès la naissance, les nourrissons sont équipés d’un catalogue de comportements d’attachement dont la fonction est d’établir une proximité avec le caregiver. Ils sont aversifs (pleurer, hurler). Lorsque le besoin exprimé par le bébé est satisfait, le comportement d’attachement cesse. Aussi longtemps que l’enfant répète ces expériences d’attachement (le caregiver est disponible et répond à ses besoins), la sécurité de l’attachement se forme et la figure de l’attachement devient une base sécurisante (safe haven, secure base), c’est-à-dire une personne auprès de laquelle l’enfant peut trouver du réconfort. L’attachement n’est pas seulement vital, mais il joue un rôle indispensable dans le développement moteur, social et cognitif de l’enfant. En effet, être attaché aux autres proches est une condition sine qua non pour être capable d’explorer un environnement et être ouvert aux stimulations. La théorie de l’attachement est basée sur deux types de comportements antagonistes: le premier étant des comportements d’attachement et le second des comportements d’exploration. Lorsque le premier est activé, le second est désactivé et vice versa.
D’un point de vue psychologique, être parent, c’est-à-dire être une figure d’attachement, signifie être réactif aux besoins basiques, émotionnels, relatifs au développement et psychologiques de l’enfant. Le caregiver doit être présent et disponible dans l’environnement de l’enfant.
Pour Isabelle Roskam, professeure en recherches en psychologie clinique à l’Université catholique de Louvain, les besoins d’estime de l’enfant et la théorie de l’identité sont importants pour comprendre les besoins de l’enfant. L’identité peut être définie comme le sentiment d’unicité, de valeur et de continuité temporelle et est une particularité de l’être humain. Celui-ci a besoin de connaître tant son identité que son altérité. Connaître son origine, c’est-à-dire le point de départ de sa trajectoire de vie, est fondamental. Il peut être difficile de développer un sens de l’identité lorsqu’il manque une partie de l’histoire. Dans ce cas, les personnes imaginent les informations manquantes, rêvent à leur propos, les projettent et fantasment, ce qui crée des ruminations qui entravent la santé mentale. Par conséquent, les personnes développent une identité clairsemée qui ne correspond pas à la réalité et, dans les cas les plus graves, peuvent développer des maladies psychiques.
Reconnaissance des caregivers
L’un des enjeux des législations actuelles est de tenir compte des différentes figures d’attachement de l’enfant, de les reconnaître et de les protéger en raison de ce rôle fondamental dans la construction de l’identité de l’individu. Ceci ne signifie encore pas que ces personnes soient toutes titulaires de l’autorité parentale, mais elles devraient être reconnues pour le rôle affectif qu’elles jouent dans le développement de l’enfant. La question de la reconnaissance des caregivers peut s’analyser juridiquement sous deux aspects, la question du nombre de personnes autorisées à représenter l’enfant (1) et l’organisation de ces relations (2).
(1) S’agissant de la première question, la plupart des États examinés sont attachés au principe selon lequel les enfants ne devraient pas avoir plus de deux parents détenteurs de responsabilités (notamment en Algérie, Allemagne, Pays-Bas, Québec et Suède), avec la réserve de l’Allemagne, où les beaux-parents ont droit à une «petite responsabilité parentale» dans certaines situations uniquement et qui n’a, dans les faits, qu’une portée symbolique. Aux Pays-Bas, le gouvernement réfléchit (2019) à ouvrir la parentalité multiple. L’Australie, la République démocratique du Congo, l’Irlande, la Roumanie, l’Espagne et la Suisse sont légèrement plus enclines à donner des droits parentaux à plus de deux personnes. Le Japon et l’Italie, États qui ne donnent pas des droits parentaux à plus de deux personnes, permettent en revanche une forme d’adoption qui établit des liens légaux entre l’adoptant et l’adopté sans toutefois éteindre la relation parentale existante entre les parents biologiques et l’enfant. La Belgique et la France vont plus loin en autorisant l’autorité parentale partagée par plus de deux personnes et la parentalité multiple par l’adoption. Finalement, l’Argentine, l’Ontario au Canada et certains États des États-Unis d’Amérique (USA) sont les plus sujets à reconnaître et à protéger la parentalité multiple. Lors de la réalisation de certaines conditions, le droit civil argentin permet le partage de l’autorité parentale entre des parents séparés et les nouveaux conjoints. La Californie a adopté une base légale autorisant l’enfant à avoir plus de deux représentants légaux si n’en avoir que deux devait être à son désavantage. En Ontario enfin, il paraît possible que les beaux-parents puissent bénéficier de certains aspects de l’autorité parentale.
(2) S’agissant de l’organisation de ces relations, les auteurs ont classé les 18 pays ainsi: fully marriage-centric, very strongly marriage-centric, strongly marriage-centric, weakly marriage-centric et not marriage-centric. S’agissant en particulier de la protection du lien entre un enfant et ses grands-parents, le Japon, l’Algérie, la République démocratique du Congo et la Suisse sont les pays les plus fidèles à la famille nucléaire, ne protégeant pas d’autres liens que celui entre un enfant et son parent biologique. L’Italie et la Suède sont sensiblement plus ouvertes à reconnaître des liens en dehors de la famille nucléaire. En Italie, les grands-parents ont un droit spécial relatif au contact avec leur petit-enfant, mais un tel droit n’existe pas en faveur des beaux-parents. En Suède, en revanche, il n’existe pas ce droit, mais les parents ont le devoir d’encourager le contact entre leur enfant et ses ascendants et avec ses beaux-parents, le cas échéant. Au Québec et en France, les grands-parents ont un statut spécial en ce sens que la loi prévoit une présomption selon laquelle un contact avec leur petit-enfant est dans son intérêt supérieur. Les beaux-parents n’ont, pour leur part, aucun droit particulier. La Belgique et la Roumanie protègent la relation entre l’enfant et des personnes ne faisant pas partie de la famille nucléaire sur la base de normes générales qui promeuvent les relations de qualité que l’enfant peut entretenir avec des tiers. En Belgique, il existe une présomption légale selon laquelle le contact avec les grands-parents est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces États protègent également, dans une certaine mesure, la relation entre l’enfant et son beau-parent. L’Angleterre et le Pays de Galles, l’Australie, les Pays-Bas, l’Irlande et certains États des États-Unis ont un système similaire à la Suisse, ces législations ayant des dispositions générales sur les relations grands-parents-enfant et beau-parent-enfant. Finalement, l’Argentine, l’Espagne et l’Allemagne sont les pays les plus progressistes puisqu’ils tendent à reconnaître et à protéger les liens entre l’enfant et toutes les personnes qui sont significativement impliquées dans son éducation. Leur loi prévoit une norme spéciale pour que les grands-parents et les beaux-parents puissent faire valoir leurs droits à l’égard de l’enfant.
Posture de la Suisse
Il ressort de ce qui précède que la Suisse est relativement conservatrice en ce qui concerne la protection des liens avec des tiers qui ne sont pas titulaires de l’autorité parentale et qui ont développé des liens de qualité avec l’enfant, la seule protection étant prévue par l’art. 274a CC. Cette norme dispose que dans des circonstances exceptionnelles, le droit d’entretenir des relations personnelles peut être accordé à des tiers, en particulier à des membres de la parenté, à condition que ce soit dans l’intérêt de l’enfant (al. 1). Les limites du droit aux relations personnelles des père et mère sont applicables par analogie (al. 2). Cette disposition vise notamment le droit que pourraient revendiquer les grands-parents de l’enfant. L’octroi d’un droit aux relations personnelles à des tiers suppose tout d’abord l’existence de circonstances exceptionnelles qui doivent être rapportées par ceux qui le revendiquent, ce droit constituant une exception (art. 274a al. 1 CC). La seconde condition posée par l’art. 274a al. 1 CC est l’intérêt de l’enfant. Seul cet intérêt est déterminant, à l’exclusion de celui de la personne avec laquelle l’enfant peut ou doit entretenir des relations personnelles.
La pratique du Tribunal fédéral est restrictive dans l’application de cette norme en lien avec des contacts entre enfant et grands-parents puisque notre Haute Cour suit en règle générale l’avis des parents, sauf circonstances exceptionnelles. À ce titre, notre Haute Cour a admis qu’un enfant entretienne des liens avec les parents de son défunt père contre l’avis de sa mère, seule titulaire de l’autorité parentale. Parmi les autres exemples cités au titre de circonstances exceptionnelles justifiant de maintenir ce lien figurent la relation particulièrement étroite que l’enfant a nouée avec des tiers, comme ses parents nourriciers, ou le vide à combler durant l’absence prolongée de l’un des parents empêché par la maladie, retenu à l’étranger ou incarcéré. Il en va de même des situations dans lesquelles l’enfant a tissé un lien de parenté dite «sociale» avec d’autres personnes, qui ont assumé des tâches de nature parentale à son égard.
Conclusion
Forts de ces observations, nous plaidons pour que la Suisse fasse un effort pour reconnaître et protéger les relations de qualité qu’entretient un enfant avec des tiers. Plusieurs options sont envisageables en ce sens:
Créer une nouvelle base légale formelle explicite permettant aux autorités d’exhorter les parents à encourager les relations entre l’enfant et ses beaux-parents/grands-parents;
Inscrire dans la loi la présomption qu’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’entretenir des relations personnelles avec ses beaux-parents/grands-parents, pour autant qu’une relation de qualité préexiste;
Plus largement, reconnaître et protéger dans la loi les liens entre l’enfant et toutes les personnes qui sont significativement impliquées dans son éducation;
Finalement, autoriser légalement, dans des cas particuliers et à certaines conditions, le partage de l’autorité parentale entre plus de deux personnes, pour autant que l’intérêt supérieur de l’enfant le justifie.
En l’état de notre législation actuelle, il apparaît que l’autorité de protection de l’enfant peut d’ores et déjà exhorter les parents à encourager les relations entre l’enfant et ses beaux-parents/grands-parents sur la base de l’art. 307 CC. Dans tous les cas, il est indispensable de penser les liens entre les enfants, leurs parents et les caregivers de manière interdisciplinaire, dans l’intérêt supérieur de l’enfant. ❙
1 Algérie, Argentine, Australie, Belgique, Canada, République démocratique du Congo, Angleterre et Pays de Galles, France, Allemagne, Irlande, Italie, Japon, Pays-Bas, Roumanie, Espagne et Catalogne, Suède, Suisse, États-Unis d’Amérique.
2 Isabelle Roskam, Psychological Insights, Parent-Child Relationships in the Light of Psychology, in: Jehanne Sosson, Geoffrey Willems, Gwendoline Motte (éd.), Adults and Children in Postmodern Societies, A Comparative Law and Multidisciplinary Handbook, Cambridge, Antwerp, Chicago, 2019, p. 657 ss.
3 ATF 147 III 209 c. 5; arrêts TF 5A_498/2016 du 31 mai 2017 c. 4.3, 5A_380/2018 du 16 août 2018 c. 3.1, 5A_831/2008 du 16 février 2009 c. 3.2.
4 ATF 147 III 209 c. 5.1; arrêts TF 5A_990/2016 du 6 avril 2017 c. 3.1, 5A_831/2008 du 16 février 2009 c. 3.2.
5 ATF 147 III 209 c. 5.2; arrêts TF 5A_990/2016 du 6 avril 2017 c. 3.2, 5A_831/2008 du 16 février 2009 c. 3.2, 5C.146/2003 du 23 septembre 2003 c. 3.1, non publié in ATF 129 III 689.
6 Arrêt TF 5A_380/2018 du 16 août 2018 c. 3.2 et les références; ATF 147 III 209 c. 5.1.
7 Arrêts TF 5A_990/2016 du 6 avril 2017 c. 3.1; 5A_831/2008 du 16 février 2009 c. 3.2; 5A_100/2009 du 25 mai 2009 c. 2.3; Philippe Meier, Martin Stettler, Droit de la filiation, 6e éd., 2019, p. 630 ss., N 978 ss.
8 BSK ZGB 2018-Schwenzer/Cottier, n° 5 ad art. 274a; Gisela Kilde, Der persönliche Verkehr: Eltern-Kind-Dritte, Zivilrechtliche und interdisziplinäre Lösungsansätze, 2015, n° 207 ss., p. 82 ss.; Esther Wyss Sisti, Der persönliche Verkehr Dritter: ein Recht auch für Kinder aus Fortsetzungsfamilien, FamPra.ch, 2008 p. 494 ss., spéc. p. 502; Ruth Arnet, Peter Breitschmid, Alexandra Jungo, Handkommentar zum schweizer Privatrecht, 3e éd. 2016, n° 2 ad art. 274a CC; Véronique Boillet, Estelle De Luze, Mère porteuse, parents d’intention, homoparentalité… Et l’enfant?, Jusletter du 5 octobre 2015, p. 20, n° 49.