En réaction à la guerre illégale menée par la Russie contre l’Ukraine, la Suède et la Finlande ont abandonné leur politique traditionnelle de non-alliance militaire et de neutralité. Dans les deux mois qui ont suivi le début du conflit, initié le 24 février 2022, presque tous les partis politiques représentés dans les parlements de Stockholm et d’Helsinki se sont prononcés en faveur de l’adhésion de leur pays à l’OTAN. Des sondages auprès de la population ont également révélé un soutien majoritaire à cette démarche. À la mi-mai, les gouvernements suédois et finlandais ont envoyé leur demande formelle d’adhésion au siège de l’alliance militaire à Bruxelles.
Selon les statuts de l’OTAN, l’adhésion d’un nouvel État membre nécessite l’accord de tous les membres actuels ainsi que la ratification par les parlements de ces pays. Une condition d’ores et déjà remplie par 28 des 30 États concernés. Restent encore la Turquie et la Hongrie. Les deux états ont récemment soutenu l’adhésion de la Finlande. La Suède attend encore leur feu vert.
Le Gouvernement turc du président Recep Tayyip Erdogan continue à bloquer l’adhésion de la Suède mais a finalement accepté que la Finlande rejoigne l’OTAN. Sachant que la Finlande partage 1340 kilomètres de frontière avec la Russie, Erdogan aurait pu estimer que cette adhésion n’est pas judicieuse du point de vue de la politique de sécurité et craindre que la Russie y voie une dangereuse provocation. Si tel avait été son avis, le président turc aurait certainement déclenché un débat sur la politique d’élargissement que mène l’OTAN depuis les années 1990. Débat politiquement très important et attendu depuis longtemps au sein de l’organisation. Mais tout cela n’est que fiction. En réalité, Erdogan a justifié son opposition à l’adhésion des deux pays nordiques du fait que leurs gouvernements soutiennent le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Aujourd’hui, la Turquie temporise encore la situation concernant la Suède. Le refus des autorités suédoises d’extrader des membres de l’opposition turque et les Corans brûlés par un militant d’extrême droite en sont la cause.
Le soutien de la Turquie à l’EI occulté
Le Gouvernement turc considère le PKK comme une «organisation terroriste» qu’il combat avec des moyens militaires et policiers. Il a dès lors exigé que les Gouvernements suédois et finlandais renoncent à leurs obligations de protection et d’asile, découlant de la Convention relative au statut des réfugiés, envers les Kurdes turcs. Persécutés, ces derniers sont systématiquement considérés par le président Erdogan comme partisans du PKK et donc comme «terroristes». Plus de 85 000 Kurdes vivent en Suède et environ 15 000 en Finlande. La plupart sont des réfugiés de première, deuxième ou troisième génération qui ont fui les persécutions et la guerre depuis la fin des années 1960, en premier lieu de Turquie, mais aussi d’Irak et de Syrie.
Recep Tayyip Erdogan exige par ailleurs la reprise des exportations d’armes vers la Turquie. Les gouvernements d’Helsinki et de Stockholm avaient en effet stoppé les livraisons d’armes à Ankara en 2016. En cause, le fait que les forces armées turques utilisent ces armes dans leurs guerres et autres interventions militaires contraires au droit international, menées contre les Kurdes en Syrie et en Irak, mais aussi dans leur propre pays.
Soutenu par Washington, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a fait pression sur les Gouvernements suédois et finlandais pour qu’ils cèdent aux exigences d’Erdogan. «Si un allié clé comme la Turquie exprime des inquiétudes concernant le terrorisme, nous devons les prendre au sérieux», a-t-il ainsi affirmé lors d’une conférence de presse réalisée avec le président finlandais Sauli Niinistö le 12 juin 2022 à Helsinki. «Aucun autre pays de l’OTAN» n’a subi «autant d’attaques terroristes que la Turquie». Elle est «un allié important qui a joué un rôle clé dans la lutte contre les groupes terroristes tels que la milice terroriste de l’État islamique». Une conclusion qui contredit toutes les informations démontrant un soutien multiforme de la Turquie à l’État islamique (EI), du moins jusqu’en 2018, lors de l’expulsion d’activistes de l’EI capturés en Syrie et détenus dans les prisons turques.
Extradition de plus de 70 membres de l’opposition
Cédant à la pression du secrétaire général de l’OTAN, la Suède et la Finlande ont déjà fait de larges concessions.
Les deux pays ont d’ailleurs conclu un accord avec la Turquie lors des premières négociations en marge du sommet de l’OTAN à Madrid en juin 2022. Cet accord trilatéral prévoit une douzaine de conditions que les deux pays nordiques doivent remplir pour obtenir le feu vert du Gouvernement turc. Parmi ces conditions figurent l’arrêt complet des activités du PKK dans leurs pays, la renonciation au soutien du «Parti de l’union démocratique» (PYD) kurde en Syrie ainsi qu’à sa branche militaire, connue sous le nom des «Unités de protection du peuple» (YPG). À cela s’ajoute l’extradition de plus de 70 personnes considérées par Ankara comme des «terroristes». Il s’agit notamment d’opposants non kurdes qui ont obtenu l’asile, en Suède ou en Finlande, en raison de leur persécution au pays et de la menace que représente le Gouvernement turc.
L’Institut de politique étrangère de Stockholm a qualifié l’accord trilatéral de Madrid de «carte forte, surtout pour la Turquie, qui pourrait ainsi maximiser ses propres intérêts dans plusieurs directions à la fois». Le gouvernement d’Ankara a «forcé la Suède à s’adapter aux intérêts turcs». Par la suite, Recep Tayyip Erdogan a précisé que, selon son interprétation, l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN était soumise à la condition que l’accord de Madrid soit entièrement et immédiatement mis en œuvre, mais aussi à d’autres exigences, notamment à l’égard de la Suède.
Fin septembre 2022, le gouvernement conservateur de droite suédois, nouvellement élu et dirigé par le premier ministre Ulf Kristersson, a mis fin au gel d’exportation de matériel de guerre vers la Turquie. «La demande d’adhésion de Stockholm à l’OTAN renforce les arguments en faveur de l’autorisation des exportations d’armes vers d’autres États membres, y compris la Turquie», a justifié l’agence gouvernementale suédoise ISP, responsable des exportations d’armement.
Début novembre, Ulf Kristersson s’est rendu spécialement à Ankara pour réitérer la demande d’adhésion de son pays. À cette occasion, le premier ministre suédois a accepté de nouvelles concessions. Daté du 25 novembre 2022, un document secret du Gouvernement suédois montre en effet que la Suède a à nouveau cédé à la pression turque. Le document gouvernemental, intitulé «Mise en œuvre de l’accord trilatéral entre la Turquie, la Suède et la Finlande», souligne à plusieurs reprises à quel point la Suède s’est engagée dans la «lutte contre le terrorisme».
Les autorités suédoises seraient désormais plus attentives aux «problèmes de sécurité liés au PKK», notamment lors de demandes de permis de séjour et de travail déposées par des Kurdes. Concrètement, une douzaine de réfugiés auraient déjà été refusés sur le territoire ou «contraints de quitter le pays».
Des échanges plus étroits avec les services secrets turcs
Mi-novembre 2022, le gouvernement conservateur de droite, soutenu par les voix des sociaux-démocrates, a modifié la Constitution suédoise et adopté une nouvelle «loi antiterroriste». Cette loi restreint la liberté d’association et d’expression, puisqu’elle interdit entre autres la transmission d’informations secrètes, lorsque celles-ci concernent la coopération internationale.
Ainsi, les recherches d’investigation sur d’éventuels crimes commis par des soldats suédois à l’étranger ou sur des livraisons d’armes illégales – par exemple à la Turquie – deviennent en grande partie impossibles. Quelques voix critiques se sont fait entendre. Elles voient la modification de la Constitution suédoise comme une «prosternation face à Erdogan». Le service de renseignement suédois Säpo aurait en outre «intensifié» sa collaboration avec le MIT turc. En septembre dernier, des collaborateurs «de haut rang» de la Säpo auraient échangé avec des collègues turcs au sujet d’une collaboration «à long terme».
Et pourtant, rien n’y fait. Les concessions déjà extorquées ne suffisent toujours pas au gouvernement d’Ankara. Fin décembre, le président Recep Tayyip Erdogan a certes félicité le gouvernement de Stockholm pour avoir répondu aux «préoccupations sécuritaires» de la Turquie. Mais il a également souligné qu’il faudrait en faire davantage pour obtenir le soutien total d’Ankara.
En janvier dernier, lors d’une conférence sur la sécurité à Sälen, en Suède, Ulf Kristersson a refusé les demandes supplémentaires de la Turquie, dont les détails ne sont pas encore connus publiquement. «Le Gouvernement turc demande des choses que nous ne pouvons ou ne voulons pas lui donner», a déclaré le premier ministre suédois. Lors de la même conférence, le secrétaire général de l’OTAN a laissé entendre qu’il considérait aussi les demandes supplémentaires d’Ankara comme excessives. Il a en effet estimé que la Finlande et la Suède s’étaient «clairement engagées à une coopération à long terme avec la Turquie». Raison pour laquelle «le temps est venu d’achever le processus d’adhésion et de ratifier le protocole d’adhésion».
La Turquie s’est seulement engagée à ratifier la demande d’adhésion de la Finlande pour l’heure alors que le dossier suédois s’enlise. Recep Tayyip Erdogan et son parti au pouvoir, l’AKP, pourraient profiter de cette situation conflictuelle au niveau de la politique étrangère pour détourner l’attention de la situation économique désastreuse au niveau national.
Le président turc attend aussi du gouvernement de Biden qu’il fasse des concessions. D’une part, il exige que les États-Unis livrent les avions de combat qu’ils ont renoncé à fournir après l’achat par Ankara de missiles sol-air russes. D’autre part, Recep Tayyip Erdogan veut que Washington donne son feu vert pour une nouvelle opération militaire de grande envergure contre les Kurdes dans le nord de la Syrie, opération qu’il a déjà annoncée à plusieurs reprises depuis l’année dernière. Le hic, c’est que, pour les États-Unis, les troupes des YPG sont un partenaire important dans la lutte contre la milice terroriste de l’État islamique. Un partenariat que les États-Unis ne veulent pas abandonner, du moins pour le moment, sachant que les combattants de l’EI, après avoir été en grande partie chassés de Syrie en 2018, y commettent à nouveau des attentats.
La base aérienne d’Incirlik comme moyen de pression
Depuis sa création en 1949, l’alliance militaire de l’OTAN se décrit volontiers comme une «communauté de valeurs». Selon son acte fondateur, ses 30 États membres sont «tenus de respecter la Charte des Nations unies» ainsi que «les principes de la démocratie, des libertés individuelles et de l’État de droit». Les guerres menées par la Turquie, membre de l’OTAN, contre les Kurdes en Syrie et en Irak, les actions menées contre les Kurdes dans leur propre pays ainsi que le démantèlement systématique de la démocratie et des libertés en Turquie sont toutefois en totale contradiction avec les nobles principes de cette «communauté de valeurs».
Mais l’OTAN et ses États membres gardent le silence. Notamment parce que la Turquie menace depuis de nombreuses années de fermer la base d’Incirlik, située dans le sud-est de son territoire. Cette base était et reste, pour l’OTAN et pour les États-Unis, l’infrastructure militaire la plus importante pour toutes les guerres menées au Proche et au Moyen-Orient. De plus, des armes nucléaires américaines y sont gardées. Ni les États-Unis ni l’OTAN n’ont de solution de remplacement équivalente dans un autre pays de la région. ❙
Turquie: Les pays de l’OTAN empêchent les sanctions de l’ONU
Ses actes violent la Charte de l’ONU et les droits de l’homme. Mais rien n’y fait. Depuis la guerre du Golfe de 1991 et sous prétexte de «lutter contre le terrorisme», la Turquie mène contre les Kurdes des opérations d’agression contraires au droit international. Les attaques surviennent dans les pays voisins, à savoir la Syrie et l’Irak, mais aussi dans leur propre pays, où les Kurdes sont massivement réprimés par les «forces de sécurité» turques, soit la police et l’armée.
Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan réduit par ailleurs systématiquement les droits démocratiques, y compris des politiciens et médias d’opposition non kurdes. Au sein de l’ONU, ce sont surtout les États-Unis et d’autres alliés de l’OTAN qui ont jusqu’à présent protégé Ankara des condamnations ou des sanctions de l’Assemblée générale, du Conseil de sécurité ou du Conseil des droits de l’homme. Seul le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, situé à Genève et doté d’experts indépendants des gouvernements des États membres, émet des critiques de temps à autre. En 2017, il a ainsi constaté que les forces de sécurité turques étaient responsables de multiples décès, de nombreuses autres violations graves des droits de l’homme ainsi que de destructions massives dans les régions kurdes.