L’accès au dossier est évidemment décisif pour préparer une défense pénale en connaissance de cause. Or, s’il avait lieu à un moment déterminé selon plusieurs codes de procédure cantonaux, ce n’est plus le cas avec le Code de procédure pénale (CPP). Ce dernier laisse une marge d’appréciation à la direction de la procédure, en prévoyant que l’accès au dossier a lieu au plus tard après la première audition du prévenu et l’administration des preuves principales par le Ministère public (art. 101 CPP).
D’après les expériences vécues par plusieurs avocats approchés par plaidoyer, les procureurs ont tendance à attendre le dernier moment, à savoir l’achèvement de la première audition par le Ministère public ou par la police sur délégation de celui-ci, pour permettre la consultation du dossier. Une pratique jugée «problématique» par Catherine Chirazi, avocate à Genève: «Pour pouvoir défendre un client efficacement, il faut connaître au minimum les éléments essentiels qui fondent l’accusation. La police notifie, certes, les charges, mais ce n’est pas la même chose que, par exemple, de disposer de tous les éléments de la plainte.» Un avis partagé par sa consœur genevoise Yaël Hayat, qui déplore également le manque d’éléments au stade des investigations policières: «Cela peut rendre la présence de l’avocat ornementale ou limitée à un contrôle formel du bon déroulement de l’audition. Ce n’est pas satisfaisant, même du côté de l’accusation, dans la mesure où un conseil plus éclairé que celui de se taire pourrait être donné à l’aune des informations contenues dans le dossier.»
Conseiller à son client de garder le silence pour éviter de commettre un impair avant ou pendant la procédure: c’est une «arme» prévue par le CPP lui-même, afin de contrebalancer celles qui sont en main du Ministère public. Un moyen qu’utilise aussi parfois Nicolas Charrière, bâtonnier de l’Ordre des avocats du canton de Fribourg. «Mais le client doit savoir que le silence risque parfois de l’envoyer quelques jours en prison…» Le Fribourgeois ne cache pas non plus sa frustration face au manque d’information à la première heure. Mais il relève des pratiques diverses chez les policiers, les uns livrant un certain nombre d’éléments et les autres se limitant à citer le type d’infraction.
Question de tactique
Mais Nicolas Charrière observe aussi des attitudes différentes chez les procureurs, certains donnant accès au dossier avant la première audition, alors qu’ils n’en ont pas l’obligation. Même constat pour Catherine Chirazi à Genève: «Des procureurs ont des visions plus constructives de la procédure que d’autres.» Dans le canton de Vaud, l’avocat Fabien Mingard signale également des pratiques variant selon la personne qui dirige la procédure ou selon le genre d’affaire. Il y voit surtout une question de tactique: «Donner accès au dossier rapidement est sans doute une manière d’éviter que le prévenu fasse l’usage de son droit de garder le silence. Car dans ce cas, le procureur est aussi perdant, puisqu’il a organisé une audition pour rien.» Un interrogatoire qui vaut néanmoins comme première audition au sens de l’art. 101CPP et ouvre l’accès au dossier.
Fabien Mingard trouve que, généralement, les investigations policières font assez rapidement place à l’instruction et, avec elle, à la consultation du dossier. Il se souvient toutefois d’un cas où l’enquête de police traînait et dans lequel, pour accélérer les choses, il a demandé une désignation d’office: «Cela a poussé le procureur à ouvrir une instruction et à nous laisser voir le dossier…»
Les lectures de l’art. 101 CPP
Le Tribunal fédéral l’a précisé dans plusieurs arrêts: il n’existe pas de droit à consulter le dossier pénal avant la première audition par le Ministère public, car le droit du prévenu de garder le silence le protège d’un préjudice irréparable. Quelques auteurs font une autre lecture du CPP (art. 101 et 159), considérant que ce droit de consultation existe au stade des investigations policières déjà, faute de quoi le prévenu ne détiendrait pas les éléments lui permettant de décider s’il collabore ou non avec les enquêteurs.
Dans un article intitulé «L’accès au dossier d’une procédure pénale» (Revue de l’avocat 8/2014), les avocats Catherine Chirazi et Miguel Oural ne vont pas aussi loin, mais ils sont d’avis que «l’art. 159 CPP et l’art. 6 al. 1 et 3 CEDH commandent que les parties, et en particulier le prévenu, aient à tout le moins accès aux pièces essentielles du dossier de la procédure pénale dès la première heure, à savoir a minima la plainte pénale ou la dénonciation à l’origine de l’enquête ou les constatations policières laissant présumer la commission d’une infraction».
A l’appui de leur thèse, les deux auteurs se réfèrent à l’arrêt de la CrEDH Sapan c. Turquie du 20 septembre 2011, selon lequel «le refus de laisser l’avocat accéder au dossier dans les premières phases de l’investigation avait gravement entravé sa capacité à prodiguer des conseils juridiques au prévenu, respectivement à le défendre de manière efficace».
L’administration des preuves
Toujours selon l’art. 101 CPP, la conclusion de la première audition par le Ministère public n’est pas la seule condition pour que le prévenu puisse accéder au dossier. Encore faut-il que les preuves principales aient été administrées. A Genève, Yaël Hayat s’est, plus d’une fois, vu refuser la consultation de pièces pour ce motif: «Il s’agit d’un écueil supplémentaire aux droits de la défense qui renforce l’autorité du Ministère public, lequel peut décider de poursuivre en sotto voce durant un laps de temps assez extensif ses investigations sans être trop importuné par des regards extérieurs. Ce n’est évidemment pas très satisfaisant.» A Lausanne, Fabien Mingard a saisi une fois le Tribunal cantonal, avec succès, pour débloquer la situation face à un procureur qui prenait plusieurs mois pour administrer une preuve considérée comme principale (arrêt de la Chambre des recours pénale du 29 juillet 2011, N° 348).