1. Introduction
En mars 2020, le Conseil fédéral édictait l’ordonnance sur les cautionnements solidaires liés au Covid-19 (OCaS-COVID-19)1, assurant un accès rapide et non bureaucratique à des crédits bancaires cautionnés par quatre organismes de cautionnement reconnus par l’Etat. Cette ordonnance d’urgence a ensuite été transposée dans une loi ordinaire, entrée en vigueur le 19 décembre 2020 (Loi sur les cautionnements solidaires liés au COVID-19; LCaS-COVID-19). Sur la base de ces dispositions, les crédits, censés garantir les besoins en liquidités du preneur de crédit à la suite de la pandémie, ont généralement été octroyés sans contrôle des indications fournies par le requérant, la banque étant seulement tenue de vérifier l’exhaustivité formelle de ces indications, et non leur exactitude2. Cet accès facilité à de tels crédits ne pouvait aller sans son lot d’abus, que ce soit lors de l’octroi des crédits et/ou de leur utilisation. Ainsi, au 16 août 2021, 3 620 cas suspects étaient en cours d’examen par les organismes de cautionnement, lesquels avaient déjà dénoncé plus de 1 288 autres cas aux autorités pénales3.
2. Les abus aux crédits Covid, en tant qu’objet de la sanction pénale
Les abus aux crédits Covid, sanctionnés par les infractions examinées ci-après, peuvent intervenir lors de deux phases distinctes.
La première a (ou plutôt avait) trait à la procédure d’octroi du crédit, laquelle a été simplifiée à l’extrême afin de garantir aux entreprises l’octroi de crédits en quelques jours seulement. Ainsi, des crédits jusqu’à 500 000 francs ont été octroyés sur la base d’une autodéclaration, ce qui a inévitablement ouvert la voie à certains abus. On peut ainsi citer la déclaration d’un chiffre d’affaires gonflé (violation de l’art. 7 al. 1 OCaS-COVID-19), l’omission d’indiquer que l’entreprise était en faillite, en procédure concordataire ou en liquidation au moment du dépôt de la demande (violation de l’art. 3 al. 1 let. b OCaS-COVID-19) ou encore le dépôt de demandes de crédits auprès de plusieurs donneurs de crédit par la même entreprise (violation de l’art. 3 al. 1 OCaS-COVID-19)4.
La seconde phase a trait à l’utilisation des fonds. Aux termes de l’art. 2 al. 1 LCaS-COVID-19, les crédits octroyés et cautionnés sont exclusivement destinés à couvrir les besoins en liquidités du preneur de crédit, soit les frais courants, le loyer, les charges d’exploitation ou le matériel. En conséquence, la loi impose un certain nombre de restrictions, listées à l’art. 2 al. 2 LCaS-COVID-19. Cette disposition stipule que, pendant la durée du cautionnement solidaire, sont exclus:
• les dividendes et les tantièmes ainsi que le remboursement d’apports de capital (let. a);
• l’octroi de prêts ou le remboursement de prêts d’associés ou de personnes proches. L’exécution des engagements envers une personne du groupe ayant son siège en Suisse et liée directement ou indirectement au preneur de crédit qui existaient avant la naissance du cautionnement solidaire, en particulier les obligations ordinaires préexistantes de payer des intérêts et des charges d’amortissement (let. b), est toutefois licite;
• le remboursement de prêts intragroupes au moyen des fonds reçus en vertu de l’OCas-COVID-19. Il est toutefois licite de remplir les obligations ordinaires préexistantes, notamment de payer des intérêts et des charges d’amortissement au sein d’une structure du même groupe (let. c);
• le transfert de fonds issus de crédits cautionnés en vertu de l’OCaS-COVID-19 à une société du groupe qui n’a pas son siège en Suisse qui est liée directement ou indirectement au preneur de crédit. Il est toutefois licite de remplir les obligations ordinaires préexistantes, comme payer des intérêts et des charges d’amortissement au sein d’une structure de groupe (let. d).
Globalement, ces restrictions correspondent à celles qui étaient prévues à l’art. 6 al. 1 OCaS-COVID-19. L’interdiction de procéder à de nouveaux investissements nécessaires à l’exploitation, prévue par l’ordonnance (art. 6 al. 2 let. b OCaS-COVID-19), a toutefois été abolie, pour ne pas aggraver davantage la crise financière liée à la pandémie5. Désormais, l’art. 27 al. 2 LCaS-COVID-19 dispose que si, après l’entrée en vigueur de la loi, les fonds sont utilisés pour de nouveaux investissements illicites au sens de l’ordonnance mais licites au sens de la loi, cette utilisation ne constitue pas une violation de contrat de la part du preneur de crédit. Malgré le silence de la loi sur ce point, le preneur de crédit qui aurait effectué des investissements illicites avant l’entrée en vigueur de la loi ne devrait ainsi plus faire l’objet d’une poursuite pénale, compte tenu des principes généraux nullum crimen, nulla poena sine lege6 et de la lex mitior.
Cela étant exposé, il sera détaillé ci-après les infractions pénales auxquelles le preneur de crédit s’expose en cas d’abus.
3. Tour d’horizon des infractions pénales en cause
3.1 Contravention à l’art. 25 al. 1 LCaS-COVID-19
Les abus lors de l’octroi du crédit ou de son utilisation sont réprimés par l’art. 25 al. 1 LCaS-COVID-197 qui prévoit une amende de 100 000 francs au plus. Cette infraction, poursuivie d’office, est une contravention (art. 103ss CP), de sorte que l’incitation et la complicité ne sont pas punissables (art. 105 al. 2 CP). Il en va de même de la négligence, le législateur ayant considéré que les demandes de crédit à présenter étaient inédites et que, vu l’urgence de la situation, les requérants inexpérimentés avaient pu commettre des erreurs évitables8.
En dérogation à l’art. 109 CP, l’art. 25 al. 2 LCaS-COVID-19 prévoit une prescription de sept ans, qui s’applique également aux infractions à l’ordonnance pour autant que la prescription de l’action pénale ne soit pas encore échue à l’entrée en vigueur de la loi (19 décembre 2020). Contrairement à la loi, l’ordonnance ne prévoyait pas de délai de prescription spécifique, de sorte que le délai de prescription ordinaire de trois ans s’appliquait. Ainsi, à notre avis, en application du principe de la lex mitior, le délai de prescription de sept ans ne devrait pas être appliqué aux infractions commises avant l’entrée en vigueur de la loi9.
Finalement, l’art. 25 al. 1 LCaS-COVID-19 réserve expressément la commission d’infractions pénales plus graves au sens du Code pénal qui, si elles sont réalisées, priment la contravention (concours imparfait). Reste donc à déterminer quelles sont les infractions qui pourraient entrer en ligne de compte. Sur ce point, on soulignera que si le législateur a choisi d’inclure une infraction pénale directement dans l’ordonnance (puis dans la loi), c’est précisément parce qu’il doutait que l’on «puisse faire valoir facilement les traditionnels éléments constitutifs de l’escroquerie et de faux dans les titres»10. Nous verrons ci-après que cette réserve ne sera pas forcément partagée par les juges.
3.2 Escroquerie (art. 146 CP)
Déterminer si le preneur de crédit réalise une escroquerie lorsqu’il obtient un crédit sur la base de fausses déclarations ou qu’il utilise les fonds en violation de l’art. 2 al. 2 à 4 LCaS-COVID-19, c’est se demander si ce procédé est «astucieux» au sens de la jurisprudence. A ce sujet, dans un commentaire de l’ordonnance du 25 mars 2020, le Département fédéral des finances (DFF) se montrait réservé en se demandant «si une simple déclaration du requérant compte tenu de l’absence de contrôle peut être qualifiée de dol».
De manière générale, il y a tromperie astucieuse au sens de l’art. 146 CP lorsque l’auteur recourt à un édifice de mensonges, à des manœuvres frauduleuses ou à une mise en scène, mais aussi lorsqu’il donne de fausses informations, si leur vérification n’est pas possible, ne l’est que difficilement ou ne peut raisonnablement être exigée, de même que si l’auteur dissuade la dupe de vérifier ou prévoit, en fonction des circonstances, qu’elle renoncera à le faire en raison d’un rapport de confiance particulier11.
Or, pour mémoire, les procédures d’octroi des crédits ont été simplifiées à l’extrême, ces crédits ayant été conçus comme une aide non bureaucratique dont l’octroi se fondait sur une auto-déclaration12. Ainsi, pour les crédits cautionnés jusqu’à 500 000 francs, les donneurs de crédit ne devaient se focaliser que sur les aspects formels du contrôle en vérifiant que les formulaires étaient correctement complétés et que toutes les informations requises y figuraient13.
Dans ce contexte, et malgré la réserve précitée du DFF (qui ne figure pas dans le message relatif à la loi), l’astuce devrait probablement être retenue, à tout le moins lorsque le crédit est obtenu sur la base de fausses déclarations que la banque n’avait pas le devoir (ni, bien souvent, la possibilité) de vérifier. On songe en particulier au chiffre d’affaires surestimé ou au dépôt de demandes multiples, auprès de plusieurs donneurs de crédits Covid14. Il devrait en aller de même dans le cas où le crédit est utilisé en violation des art. 2 al. 2 à 4 LCaS-COVID-19, pour autant que le preneur de crédit ait d’emblée eu l’intention de détourner les fonds15. Autrement dit, l’astuce réside dans l’obtention du crédit dans le but de détourner les fonds, ce qui implique que le preneur de crédit ait l’intention de violer les art. 2 al. 2 à 4 LCaS-COVID-19 lors du dépôt du formulaire auprès du donneur de crédit. Constituera évidemment un indice d’une telle volonté le fait que les fonds soient rapidement utilisés après leur réception.
En revanche, le seul fait de violer les art. 2 al. 2 à 4 LCaS-COVID-19 ne devrait pas être constitutif d’une astuce (dans ce cas, l’art. 138 CP pourrait encore entrer en ligne de compte; cf. ci-dessous, ch. 2.5).
Pour l’heure, il appert que nombre de tribunaux de première instance, dont les premières condamnations ont fait les gros titres des médias, ont retenu l’infraction d’escroquerie, que ce soit pour des abus liés à l’octroi du crédit ou à son utilisation. Nul doute que la question sera prochainement soumise aux tribunaux cantonaux et à notre Haute cour.
3.3. Faux dans les titres (art. 251 CP)
On doit encore se demander si le requérant qui transmet des indications erronées à la banque, par le biais de la convention de crédit standardisée annexée à l’OCaS-COVID-19 (art. 4 al. 4; annexe 4 OCaS-COVID-19), se rend coupable de faux dans les titres. La question a toute son importance dès lors que l’art. 251 CP entre en concours parfait avec l’escroquerie lorsque l’auteur utilise un faux pour commettre une escroquerie (même si le faux n’avait d’autre but que de réaliser l’escroquerie), les biens juridiquement protégés étant différents16.
L’infraction de faux dans les titres est réalisée lorsque l’auteur crée un titre faux, falsifie un titre, abuse de la signature ou de la marque à la main réelles d’autrui pour fabriquer un titre supposé, ou constate ou fait constater faussement, dans un titre, un fait ayant une portée juridique (art. 251 CP).
En l’occurrence, il ne fait pas de doute que les faits indiqués dans la convention de crédit standardisée ont une portée juridique17.
Reste à savoir si celle-ci peut constituer un faux intellectuel, au sens de la jurisprudence. De façon générale, un simple mensonge écrit ne constitue pas un faux intellectuel. Le document doit revêtir une crédibilité accrue et son destinataire pouvoir s’y fier raisonnablement. Tel est le cas lorsque certaines assurances objectives garantissent aux tiers la véracité de la déclaration18. En revanche, le simple fait que l’expérience montre que certains écrits jouissent d’une crédibilité particulière ne suffit pas, même si dans la pratique des affaires il est admis que l’on se fie à de tels documents. Une simple allégation, par nature sujette à vérification ou discussion, ne suffit pas; il doit résulter des circonstances concrètes ou de la loi que le document est digne de confiance, de telle sorte qu’une vérification par le destinataire n’est pas nécessaire et ne saurait être exigée19.
Un contrat dont le contenu est faux ne constitue en principe pas un titre. Ce n’est que s’il existe des garanties spéciales de ce que les déclarations concordantes des parties correspondent à leur volonté réelle, qu’un contrat en la forme écrite simple peut être qualifié de faux intellectuel20. L’art. 251 CP a ainsi été jugé inapplicable à un contrat de vente dont certains éléments étaient faux21, à un contrat simulé utilisé par une partie pour obtenir un crédit22, ou aux déclarations mensongères dans le but d’obtenir le financement de l’achat d’un appartement23. En revanche, constitue un faux dans les titres un formulaire A, dont le contenu est inexact quant à la personne de l’ayant droit économique24, ainsi que la comptabilité commerciale et ses éléments (pièces justificatives, livres, extraits de compte, bilans ou comptes de résultat) qui sont, en vertu de la loi, propres et destinés à prouver des faits ayant une portée juridique25. Il en va ainsi lorsque des actifs sont nettement surévalués ou des passifs clairement sous-évalués26. Le caractère de titre d’un écrit est relatif. Il peut avoir ce caractère sous certains aspects et non sous d’autres27.
Dans ce contexte, on peut se demander si les indications fournies par le requérant dans la convention de crédit revêtent une valeur probante accrue. Certes, cette convention mentionne expressément que celui qui fournit des renseignements inexacts ou incomplets s’expose à des poursuites pénales, notamment pour faux dans les titres (art. 251 du code pénal). Cela dit, dans un commentaire du 14 avril 2020 de l’OCaS-COVID-19, le Département fédéral des finances (DFF) indiquait qu’on «peut partir du principe qu’il n’y a généralement pas de faux dans les titres au sens de l’art. 251 CP, car les informations fournies par le requérant n’ont pas valeur de titre». Cette contradiction est révélatrice de la difficulté de la question.
A notre avis, même si la convention de crédit constitue un contrat, certaines indications qu’elle contient, fournies par le requérant, peuvent malgré tout revêtir une valeur probante accrue. On songe particulièrement à l’indication gonflée du chiffre d’affaires. En effet, si la comptabilité revêt une valeur probante, on ne voit pas pourquoi il en irait différemment de la transposition dans un document séparé d’un élément comptable, soit du chiffre d’affaires. En revanche, il est douteux que les autres indications soient dotées d’une valeur probante accrue. Et pour cause, aucune assurance objective ne garantissait aux tiers la véracité de ces déclarations; le fait que les banques n’étaient pas tenues de les vérifier s’explique en raison de l’urgence de la situation, et non parce que les indications du preneur de crédit étaient particulièrement dignes de confiance.
En l’état, aucune ligne claire ne se dégage des jugements rendus en première instance. La question restera incertaine jusqu’à ce que le Tribunal fédéral s’en saisisse.
3.4 Abus de confiance (art. 138 CP) et gestion déloyale (art. 158 CP)
On doit encore songer aux infractions d’abus de confiance et de gestion déloyale (voire de gestion déloyale qualifiée en cas de dessein d’enrichissement illégitime). Ces infractions peuvent être commises au préjudice de la banque créancière (respectivement l’organisme de cautionnement), mais également de la société preneuse de crédit.
En ce qui concerne les actes commis au détriment de la banque créancière, l’infraction de gestion déloyale (158 CP) ne devrait pas entrer en ligne de compte faute d’une quelconque qualité de gérant du preneur de crédit. En revanche, des valeurs patrimoniales remises dans le contexte d’un prêt sont susceptibles d’être qualifiées de valeurs patrimoniales confiées au sens de l’art. 138 CP pour autant que le contrat prévoit un devoir, à charge du bénéficiaire, d’en conserver la contre-valeur. L’appartenance à autrui des valeurs patrimoniales prêtées et le devoir d’en conserver la contre-valeur ne seront retenus que lorsque leur affectation est clairement définie et sert dans le même temps à assurer la couverture du risque du prêteur, ou à tout le moins à diminuer son risque de perte. La qualification d’abus de confiance a, par exemple, été reconnue dans le cas d’un prêt hypothécaire destiné à financer des travaux dans une villa, la plus-value censée en résulter garantissant au prêteur la couverture de son risque à l’investissement28. Comme relevé ci-dessus, le preneur de crédit qui savait d’emblée qu’il utiliserait les fonds en violation des art. 2 al. 2 à 4 LCaS-COVID-19 pourrait à notre avis être condamné pour escroquerie, ce qui exclut l’abus de confiance29. Cependant, faute d’intention initiale, le preneur de crédit qui finit quand même par détourner les fonds pourrait être s’exposer à une condamnation sous l’angle de l’art. 138 CP. En effet, l’affectation du crédit-COVID est clairement définie: faire face aux charges courantes pour maintenir son activité à flot et ainsi rembourser le crédit à plus ou moins long terme30.
S’agissant des infractions commises au préjudice de la société preneuse de crédit, on rappellera que le patrimoine d’une personne morale n’est en principe pas confié au sens de l’art. 138 CP à ses organes, à tout le moins lorsque ceux-ci agissent en leur qualité d’organes31; les membres d’un conseil d’administration (art. 707ss CO) revêtent la qualité de gérant au sens de l’art. 158 CP32. L’abus de confiance ne devrait donc pas entrer en ligne de compte. En revanche, l’organe qui obtient licitement33 un crédit Covid pour le compte de sa société et qui détourne les fonds pour son propre compte en violant son devoir de diligence et de fidélité devrait être condamné pour gestion déloyale aggravée. On songe notamment au versement de dividendes en violation de l’art. 2 al. 2 let. a LCaS-COVID-19.
3.5 Obtention illicite de prestations d’une assurance sociale ou de l’aide sociale(art. 148a CP)
De façon surprenante, le message du Conseil fédéral concernant la LCaS-COVID-19 semble partir du principe que l’art. 148a CP pourrait entrer en ligne de compte34. De quoi en apeurer plus d’un, dans la mesure où l’art. 148a CP est susceptible d’entraîner l’expulsion obligatoire du prévenu (art. 66a al. 1 let. e CP; cf. ci-après, ch. 4).
Certes, le champ d’application de l’art. 148a CP est vaste, dès lors que les assurances sociales visées sont toutes les branches d’assurance considérées comme telles dans le recueil systématique du droit fédéral. En l’occurrence, on ne s’explique pas que cette infraction soit envisagée par le message du Conseil fédéral. Si la convention conclue entre les organismes de cautionnement et l’Etat est bien de droit public (art. 6 al. 1 LCaS-COVID-19), tel n’est pas le cas des crédits Covid, conclus entre deux acteurs privés et soumis au droit privé. C’est bien la banque qui débourse les fonds, l’organisme de cautionnement n’intervenant que si nécessaire, dans un second temps. Au demeurant, le mécanisme de cautionnement institué par l’ordonnance ne correspond pas à un mécanisme d’assurance. De plus, un abus au crédit Covid peut très bien intervenir sans que l’organisme de cautionnement n’en ait connaissance ou ait à prester.
En conséquence, l’art. 148a CP ne devrait pas entrer en ligne de compte. D’ailleurs, les procédures en cours ainsi que les premières condamnations intervenues ne retiennent pas une telle infraction.
3.6 Blanchiment d’argent (art. 305bis CP)
Finalement, le message du Conseil fédéral mentionne également brièvement l’infraction de blanchiment d’argent. A ce sujet, contentons-nous de préciser que pareille infraction pourrait être réalisée si les fonds – obtenus frauduleusement, soit notamment au moyen d’une escroquerie – devaient être virés à l’étranger ou transiter par plusieurs comptes, entravant ainsi l’identification de leur origine35.
4. Divers aspects pratiques
• Nombre d’abus liés aux crédits Covid sont dénoncés au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) par les banques, ensuite de transactions suspectes où d’éléments faisant douter de l’exactitude du chiffre d’affaires indiqué par le requérant36. Au 29 juillet 2021, le MROS avait ainsi reçu 1 512 communications de soupçons relatifs à des crédits Covid37. Cela dit, avant d’interpeller le MROS, il arrive que la banque, en fonction de sa diligence et de la gravité des soupçons, contacte ses clients pour obtenir des informations complémentaires (dans le cadre de ses obligations de diligence au sens de l’art. 6 LBA). En pareille situation, le requérant sera bien avisé de fournir rapidement toutes les clarifications nécessaires, voire de proposer d’emblée un remboursement du prêt, dans l’espoir d’éviter une communication au MROS entraînant l’ouverture d’une procédure complexe à enrayer. Ces clarifications pourront d’ailleurs être apportées spontanément par le requérant qui, sans être interpellé par sa banque, réalise que ses avoirs sont bloqués par celle-ci, laissant présager une communication au MROS (art. 10 al. 1 LBA).
• A l’ouverture de la procédure pénale, les fonds litigieux sont presque systématiquement séquestrés par le Ministère public (cas échéant, ensuite du blocage réalisé par la banque en vertu des art. 10 al. 1 et 2 LBA). Dans ce cadre, il conviendra de veiller au respect du principe de proportionnalité, soit à ce que les avoirs séquestrés n’excèdent pas le préjudice (le montant du crédit accordé), et à ce que le séquestre repose sur des soupçons suffisants. Relevons à ce sujet un arrêt de la Chambre des recours pénale du 19 janvier 2021 (PE19.014867-MMR) prononçant la levée du séquestre en raison du fait que les soupçons liés à l’utilisation du crédit Covid n’étaient plus suffisants, et considérant que l’analyse de la comptabilité invoquée par le Parquet – devant permettre de déterminer si les données figurant dans le contrat de prêt étaient conformes à la réalité – avait toutes les apparences d’une mesure d’instruction exploratoire («fishing expedition»)38. Rappelons aussi que la qualité pour recourir contre un séquestre portant sur les fonds d’une personne morale appartient à cette dernière, et non à ses actionnaires qui, selon la jurisprudence, ne sont qu’indirectement touchés et ne disposent pas d’un intérêt juridiquement protégé39.
• A des fins stratégiques, la Défense proposera souvent à la banque (respectivement à l’organisme de cautionnement) un remboursement anticipé du crédit (cas échéant, au moyen des fonds séquestrés que le Parquet ne manquera pas de libérer à cette fin, sur requête). Cela dit, il faut garder à l’esprit que ce remboursement ne mènera pas forcément à une exemption de peine en vertu des art. 52 et 53 CP, dont les procureurs semblent systématiquement refuser l’application en matière de crédit Covid.
• Dès lors que l’art. 148a CP doit être exclu, et sauf cas particulier (par exemple, abus de confiance qualifié ou escroquerie par métier), aucune des infractions encourues en matière de crédits Covid n’est susceptible d’entraîner l’expulsion obligatoire du prévenu (art. 66a CP). Il faut ici rappeler que même si l’art. 66a al. 1 let. f CP dispose que l’expulsion obligatoire est prononcée en cas d’escroquerie, la jurisprudence a précisé que cette disposition ne porte que sur l’escroquerie dans le domaine de contributions de droit public40, définies comme «les prestations en argent que l’Etat prélève auprès des particuliers, sur la base de la souveraineté qui lui est reconnue, pour accomplir notamment les tâches qui lui incombent»41. L’art. 66a al. 1 let. f CP doit donc être exclu en matière de crédit Covid, à l’instar de l’art. 148a CP (cf. ci-dessus, ch. II. F). Avec pour conséquence que les procédures relatives aux crédits Covid ne constituent pas des cas de défense obligatoire selon l’art. 130 let. b in fine CPP, qui trouve application si le prévenu encourt une expulsion obligatoire. Au regard des premières condamnations prononcées en matière d’abus aux crédits Covid, le principe d’une défense obligatoire pourra toutefois être envisagée en vertu de l’art. 130 let. b ab initio CPP, applicable lorsqu’une peine privative de liberté de plus d’un an est encourue.
5. Conclusion
Si la volonté ferme de condamner avec sévérité toutes les fraudes aux crédits Covid se dégage déjà des jugements de première instance, beaucoup de questions juridiques restent encore ouvertes. Gageons qu’elles seront prochainement tranchées par les arrêts cantonaux à intervenir et par le Tribunal fédéral. ❙
1 Se fondant sur l’art. 185 al. 3 Cst.
2 Dans le même sens, Urs Zulauf et Luc Thévenoz, Crédits COVID-19: Pas d’obligation de diligence des banques? publié le 26 mars 2020 par le Centre de droit bancaire et financier (à consulter sur: https://cdbf.ch/1119/).
3 Statistique montrant les cas dont les organisations de cautionnement ont connaissance, soit parce qu’elles ont elles-mêmes déposé une dénonciation pénale, soit parce qu’elles en ont été informées par des tiers. Elle n’est pas complète en ce qui concerne les dénonciations pénales dont
les organisations de cautionnement n’ont pas connaissance (à consulter sur: https://covid19.easygov.swiss/fr/#anchor-12).
4 FF 2020 8165, pp. 8183 et 8184.
5 FF 2020 8165, p. 8192.
6 Aux termes de l’art. 1 CP, qui ancre le principe de la légalité, une peine ou une mesure ne peuvent être prononcées qu’en raison d’un acte expressément réprimé par la loi. Un individu ne peut donc pas être condamné pour un comportement qu’une norme pénale en vigueur n’incrimine pas expressément (José Hurtado et Thierry Godel, Droit pénal général, Schulthess, Berne 2019, p. 39 § 79). Ainsi, la position contraire d’Erich Ettlin tombe à faux (bulletin officiel, Conseil des États session d’hiver 2020, séance du 10 décembre 2020).
7 Cette disposition reprend l’art. 23 OCaS-COVID-19, sous réserve de quelques modifications relevant de la systématique législative (FF 2020 8165, p. 8192).
8 FF 2020 8165, p. 8192.
9 Arrêt en ligne de la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud PE18.021432-STB du 18.11.2019, c. 6.2.
10 Commentaire du 25 mars 2020 de l’OCaS-COVID-19 du Département fédéral des finances (DFF), p. 17.
11 ATF 133 IV 25, c. 4.4.3; ATF 128 IV 18, c. 3a.
12 Commentaire du 25 mars 2020 de l’OCaS-COVID-19 du Département fédéral des finances (DFF), p. 7.
13 FF 2020 8165, pp. 8214 et 8215.
14 En ce sens, voir Beat Brechbühl, Jean-Luc Chenaux etalii, Covid-19-Kredite – Rechtsgrundlagen und Praxis der Missbrauchsbekämpfung, in: Jusletter 5. Oktober 2020, pp. 16 et 17; Benjamin Märkli et Moritz Gut, Missbrauch von Krediten nach Covid-19-Solidarbürgschaftsverordnung, AJP 6/2020, p. 729, lesquels réservent toutefois la question de la survenance du dommage. Sur ce point, on relèvera que le dommage peut également résulter d’un accroissement du risque de défaut de recouvrement de la créance, lorsque ce risque est plus élevé que celui qu’avait admis l’institution de prêt sur la base des informations qui lui avaient été fournies (Michel Dupuis, Bernard Gfeller et alii., Petit commentaire du Code pénal, Helbing Lichtenhahn, Bâle 2017, ch. 30 ad art. 146, p. 841 et réf. cit.). A notre avis, le dommage devrait en règle générale être admis dans la mesure où il y a lieu de considérer que le crédit n’aurait pas été octroyé (ou pas aux mêmes conditions) si le preneur de crédit avait été transparent.
15 La jurisprudence considère que la tromperie est astucieuse lorsque l’auteur conclut un contrat en ayant d’emblée l’intention de ne pas fournir sa prestation alors que son intention n’était pas décelable (ATF 118 IV 359, c. 2; ATF 142 IV 153, c. 2.2.4 ; Arrêt en ligne de la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud PE14.023925/AFE du 14.09.2020, c. 5.2.2
16 TF 6B_1086/2019 du 06.05.2020 c. 7.12; ATF 138 IV 209 c. 5.5 p. 213; TF 6B_772/2011 du 26.03.2012, c. 1.3.
17 En ce sens, voir Beat Brechbühl, Jean-Luc Chenaux et alii, Covid-19-Kredite, p. 17.
18 ATF 144 IV 13, c. 2.2.2 p. 14 s.; TF 6B 383/2019 du 08.11.2019, c. 8.3.1 n.p. in: ATF 145 IV 470; TF 6B 467/2019 du 19.07.2019, c. 3.3.1.
19 ATF 126 IV 65, c. 2.
20 ATF 123 IV 61, c. 5c/cc p. 68 s.; 120 IV 25 c. 3f p. 29; TF du 6B_472/2011 du 14.05.2021, c. 14.2.
21 ATF 120 IV 25.
22 ATF 123 IV 61.
23 ATF 125 IV 273 c. 3b, p. 279 ss.
24 TF 6S.346/1999 du 30.11.1999, c. 4 in: SJ 2000 I 234; TF 6S.293/2005 du 24.02.2006, c. 8.2.1; TF 6B_706/2009 du 10.03.2010.
25 ATF 141 IV 369, c. 7.1 p. 376; 138 IV 130, c. 2.2.1 p. 135 s.; 132 IV 12, c. 8.1 p. 15; 129 IV 130, c. 2.2 et 2.3 p. 134ss.
26 ATF 132 IV 12, c. 8.3 p. 16; Markus Boog et alii, Basler Kommentar StGB II, 3e édition 2013, n° 96 ad art. 251 CP
et les réf. cit.; Bernard Corboz, Les infractions en droit suisse, 3e édition 2010, n° 39 ad art. 251 CP.
27 ATF 121 IV 131 c. 2.
28 F 6B_827/2008 du 07.01.2009; Michel Dupuis et alii., Petit commentaire du Code pénal, Helbing Lichtenhahn, Bâle 2017, ch. 32 ad art. 138, pp. 755 et 756.
29 La question de savoir si l’auteur qui a usé de manœuvres frauduleuses pour se voir confier une valeur patrimoniale et la détourne ensuite à son profit ou au profit d’un tiers tombe sous le coup de l’art. 138 ou 146 CP n’a pas été définitivement tranchée par la jurisprudence (concours idéal ou concours imparfait). La doctrine majoritaire considère que seule l’escroquerie devrait être retenue, l’abus de confiance étant absorbé par cette disposition (Alain Macaluso, Nicolas Queloz et alii, Commentaire romand du Code pénal II, 1re éd., Helbing Lichtenhahn, Bâle 2017, ch. 26
ad art. 138 et réf. cit.).
30 Pour un avis contraire, voir Benjamin Märkli et Moritz Gut, Missbrauch von Krediten, p. 729.
31 Alain Macaluso, Nicolas Queloz et alii., Commentaire romand du CP II, 1re éd., ch. 26 ad art. 138 et réf. cit.
32 Alain Macaluso, Nicolas Queloz et alii., Commentaire romand du CP II, 1re éd., ch. 28 et 29 ad art. 158 et réf. cit.
33 Il n’y a jamais concours idéal entre les art. 158 et 146 CP. Dans le cadre de l’escroquerie, l’auteur s’approprie un patrimoine par un procédé astucieux, tandis que dans le cas de la gestion déloyale, l’auteur a déjà la disposition d’un patrimoine qu’il doit gérer (Christian Favre, Marc Pellet et alii, Code pénal annoté, Bis et Ter, Lausanne 2011, 1.14 ad art. 158, p. 424 et réf. cit).
34 FF 2020 8165, p. 8215.
35 Michel Dupuis, Bernard Geller et alii., Petit commentaire du Code pénal, ch. 29 ad art. 305bis, p. 1779.
36 Le MROS transmet aux autorités de poursuite pénale les informations qui lui ont été communiquées si les conditions prévues à l’art 23, al. 4, LBA et à l’art. 8 de l’ordonnance sur le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (OBCBA) sont remplies.
37 Statistiques publiées sur: https://www.fedpol.admin.ch/fedpol/fr/home/kriminalitaet/geldwaescherei/ueberbrueckungskredite.html.
38 Arrêt de la Chambre des recours pénal du Tribunal cantonal du canton de Vaud PE19.014867 du 19.01.2021; arrêt de la Chambre des recours pénal du Tribunal cantonal du canton de Vaud PE20.019422 du 26.03.2021; arrêt du Tribunal cantonal de Fribourg 502 2020 195 du 30.11.2020, c. 2.4.
39 ATF 139 II 404, c. 2.1.1; ATF 137 IV 134 c. 5.2.1; TF 1B_498/2017 du 27.03.2018, c. 4.1. Voir aussi l’arrêt de la Chambre des recours pénale PE20.019263 du 31.05.2021, c. 2.2, rendu en matière de crédit Covid-19.
40 TF 6G_3/2019 du 15.10.2019, c. 1.4 et réf. cit.
41 FF 2013 5419.