On s’étonne encore de ce que même les bébés disposent de leur numéro AVS, reçu pour toute la vie. Et on se demande parfois comment il peut se retrouver à des endroits aussi variés que la carte d’assurance-maladie, le registre des habitants, le fichier d’une école ou des documents fiscaux. C’est que depuis 2007, le numéro AVS sert d’identifiant personnel dans les différents domaines des assurances sociales, mais aussi dans d’autres domaines pour autant qu’une base légale (fédérale ou cantonale) le prévoit (articles 50 lit. d et e LAVS).
Pour un usage sur le plan fédéral, il est précisé que les lois en question doivent en outre définir le but de l’utilisation et le cercle des utilisateurs du numéro à 13 chiffres (art. 50e al. 1 LAVS). Mais la LAVS ne dit rien de tel pour les lois cantonales. Tant l’Office fédéral des assurances sociales que le préposé fédéral à la protection des données ont néanmoins communiqué, dès le départ, que les cantons devaient tenir compte des principes généraux de la protection des données (qu’ils inscrivent d’ailleurs eux-mêmes dans leur législation) et énumérer les différents usages du numéro AVS. Ainsi, il n’est pas admissible de créer une loi permettant l’usage de cet identifiant par l’administration cantonale dans son ensemble, quand bien même ce serait pour l’accomplissement de ses tâches légales.
Vaud et Berne permissifs
Mais plusieurs cantons ont fait leur propre lecture de la LAVS. Le canton de Vaud, par exemple, prévoit l’usage du numéro d’assuré par tous les services administratifs tenant des registres, afin d’identifier les personnes physiques qu’ils contiennent (art. 9 de la loi d’application de la loi fédérale sur l’harmonisation des registres des habitants et d’autres registres officiels de personnes, LVLHR). Concrètement, un registre cantonal des personnes centralise les informations des registres communaux des habitants et les met à disposition des services de l’Etat, qui doivent toutefois faire une demande pour les utiliser. Le but est de simplifier l’identification d’une personne qui s’adresse à un service, par exemple celui des automobiles ou de l’agriculture.
Le préposé vaudois à la protection des données (jusqu’à la fin de 2013), Christian Raetz, ne conteste pas l’efficacité du système, mais il avait proposé le recours à des identifiants par secteur plutôt qu’au numéro AVS: «Le risque d’atteinte à la sphère privée, par une utilisation large sortant de l’administration, n’est pas à négliger, commente-t-il. Ce numéro unique facilite le recoupement des bases de données. Or, il est de plus en plus utilisé dans les domaines des assurances sociales, de l’aide sociale, de la formation et de la fiscalité. N’oublions pas que, avec l’informatique tout peut aller très vite… Et que l’employeur dispose aussi des données AVS de ses employés. Malheureusement, le canton de Vaud a fait l’impasse sur ce débat.» Dans le seul domaine social, fait encore remarquer Christian Raetz, le numéro AVS permet des recoupements importants, en toute légalité. Un système d’information – s’appuyant sur la loi sur l’harmonisation des prestations sociales – permet de savoir si l’auteur d’une demande de prestation (par exemple une bourse d’études) reçoit déjà d’autres aides (comme un subside pour l’assurance-maladie).
Le canton de Berne a choisi une solution similaire en permettant un large recours de l’administration au numéro à 13 chiffres dans l’accomplissement de ses tâches (art. 9 de la loi sur l’harmonisation des registres officiels, LReg). «Au lieu d’énumérer des domaines spécifiques, comme la LAVS l’exige, Berne a créé une base légale générale, avec une possibilité de restreindre l’usage du numéro AVS dans une ordonnance, déplore Markus Siegenthaler, préposé cantonal à la protection des données. Et le résultat ne s’est pas fait attendre: les services cantonaux se réfèrent de plus en plus à l’identifiant unique.» Dans le cas du vote électronique pour les Suisses de l’étranger, le canton de Berne y a en revanche renoncé pour enregistrer les électeurs.
Un but statistique
A l’origine, ce sont les besoins en matière de statistiques fédérales qui ont entraîné un vaste mouvement d’harmonisation des registres de personnes et la création d’une loi fédérale à ce sujet (LHR). Cela permet à l’Office fédéral de la statistique d’exploiter les registres cantonaux et communaux des habitants, sur la base de données standard (avec, en tête de liste, l’incontournable numéro AVS). Dans la foulée, les cantons en profitent pour simplifier leurs tâches administratives.
Au contraire de Vaud et Berne, Genève a prévu dans une loi de recourir à des numéros d’identification communs, créés par secteur pour un certain nombre de prestations, explique Isabelle Dubois, préposée à la protection des données jusqu’au 31 décembre dernier: «Si d’autres services de l’administration s’y intéressent, cela nécessite une modification de la loi avec, à chaque fois, une réflexion sur la nécessité et la proportionnalité.» La Genevoise s’est aussi opposée à une demande de l’OFS pour l’obtention systématique des références AVS des élèves du canton, à des fins statistiques. A l’instar du préposé de la Confédération, elle a estimé que l’ordonnance fédérale n’était pas une base légale suffisante: «Les données sont certes anonymisées, mais les enjeux sont plus grands: certains élèves, comme leurs parents, n’ont pas de numéros AVS. Donner les listes des élèves qui en ont un permet de détecter ceux qui n’en ont pas, d’où un risque de discrimination.»
Le préposé des cantons de Neuchâtel et du Jura, Christian Flückiger, s’est également opposé à la livraison des dossiers des écoles à l’OFS. Il a par ailleurs obtenu que les Offices des poursuites se basent sur un numéro spécifique pour l’obtention des dossiers du service des contentieux. «L’identifiant AVS sert à la gestion des registres des citoyens, mais pas pour d’autres usages! Et, si des fichiers sont transmis à d’autres services, par exemple à la police ou au Service des automobiles, cela doit se faire sans cet élément.» Le préposé a le sentiment que, depuis le scandale de la NSA, il y a une prise de conscience des risques encourus par les citoyens «d’être rattachés par un seul numéro à toute une série de données personnelles».
Dossier électronique du patient sans numéro AVS
Sur le plan fédéral également, l’utilisation du numéro AVS ne cesse de s’étendre. Il va servir d’identificateur pour le Registre foncier et celui du commerce (mais seulement pour un usage interne), pour le registre de l’Etat civil (Infostar) ou encore dans le cadre de la TVA. Mais, contrairement à certains cantons, le projet d’une «cyberadministration» généralisée ne s’est pas concrétisé.
Le domaine des statistiques réclame aussi un usage accru du numéro à 13 chiffres, afin de faire le lien entre les différentes enquêtes (moyennant l’anonymisation des données). Mais la réglementation au niveau de l’ordonnance est insuffisante, estime le préposé fédéral à la protection des données (Pfpdt), qui s’est mis d’accord avec l’OFS pour remédier à cette lacune dans le cadre de la prochaine révision de la loi sur la statistique fédérale. Pour l’heure, seuls certains registres de personnes peuvent être utilisés à des fins statistiques, conformément à la loi sur l’harmonisation des registres (LHR): ce sont par exemple le registre de l’état civil, celui des assurés ou de la migration.
Dans le domaine de la santé, les velléités d’employer le numéro AVS ont en revanche été freinées. Un premier projet de dossier électronique du patient a été retouché par le Conseil fédéral, optant pour un numéro spécifique, comme cela se fait à Genève dans le cadre de l’essai pilote «Etoile». Le dernier mot reviendra au Parlement, probablement en 2014. La Fédération des médecins suisses (FMH) s’était jointe aux préposés à la protection des données pour dénoncer l’emploi du numéro AVS dans ce cadre, en raison des risques d’atteinte à la personnalité. La FMH a aussi relevé un manque de fiabilité: quelque 200 000 personnes possèdent plus qu’un numéro à 13 chiffres, tandis qu’environ 20 000 d’entre eux sont attribués à double. La Centrale de compensation (CdC) qui rassemble toutes ces données, élimine les erreurs au fur et à mesure qu’elles sont découvertes.
De manière générale, le Pfpdt incite à ne pas mélanger les domaines de la statistique, de l’administration et de la santé. Un «coktail» pourtant réuni dans le projet de registre fédéral du cancer, basé sur les registres cantonaux des tumeurs. Autant de données sensibles qui, en cas de connexions indésirables avec d’autres bases de données, permettraient de dresser des profils de personnalités. Un risque dénoncé lors de la procédure de consultation par un front composé de la FMH, des défenseurs de la protection des données et de plusieurs cantons.
Trois préposés romands s’en vont
Les préposés à la protection des données des cantons de Genève et Vaud ont quitté leurs fonctions le 31 décembre 2013, tandis que leur homologue valaisanne s’en ira à la fin de mai 2014.
A Genève, Isabelle Dubois n’a pas sollicité de nouveau mandat, suite à la suppression de deux postes (sur quatre) au sein de son service. Elle estime que son indépendance a été mise à mal et qu’elle n’est plus en mesure d’accomplir les tâches qui lui incombent de par la loi. En Valais, le départ de la préposée, Ursula Sury, se fait également sur fond de crise budgétaire: le montant alloué au service a été divisé par trois par le Parlement. La titulaire du poste avait réduit ses activités en conséquence, avant de jeter l’éponge. La situation est différente dans le canton de Vaud, puisque c’est principalement une nouvelle opportunité professionnelle qui a poussé le préposé Christian Raetz à quitter ses fonctions. Mais le Vaudois regrette tout de même le manque de moyens par rapport au travail à accomplir.