Ces dernières années, la situation politique au Pays basque a beaucoup évolué. En 2011, l’ETA a répondu à l’appel de Kofi Annan et d’autres personnalités internationales ainsi qu’à la volonté exprimée par les militants du Parti indépendantiste Sortu en renonçant définitivement à la lutte armée et en s’engageant dans un processus de paix qui permette de mettre fin aux violations massives des droits de l’homme, consécutives à 50 ans de conflit.
Malgré cela, la décision de l’ETA semble n’avoir eu que peu d’impact sur l’attitude des autorités françaises et espagnoles dans le domaine. L’impunité garantie aux responsables de violations des droits humains ainsi que les mesures d’exception appliquées aux prisonniers indépendantistes, dont nombreux ne sont d’ailleurs pas membres de l’ETA, est restée de mise.
Grâce à l’engagement accru des organisations des droits de l’homme dans la dénonciation de ces violations, l’Etat espagnol a fait l’objet de vives critiques de la part d’organes internationaux (Comité de prévention de la torture, commissaire européen des droits de l’homme, rapporteur spécial sur les droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme…) et d’associations (Amnesty International, European Association of Lawyers for Democracy & World Human Rights, Centre Europe-Tiers Monde,...). De même, ces dernières années, les condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) ainsi que par le Comité contre la torture des Nations Unies ont augmenté considérablement à la suite des requêtes déposées par des victimes de la répression au Pays basque.
Deux arrêts récents rendus par la Cour ont permis d’attirer davantage l’attention internationale sur les violations des droits fondamentaux découlant des mesures d’exception prises par Madrid contre le mouvement indépendantiste. Il s’agit, premièrement, de l’arrêt concernant Martxelo Otamendi Egiguren3 (violation de l’art. 3 CEDH) et, deuxièmement, de celui concernant Ines Del Rio Prada (violation des art. 5 et 7 CEDH).
Refus d’enquêter sur les plaintes pour torture
Martxelo Otamendi était directeur du quotidien de langue basque Euskaldunon Egunkaria. Dans la nuit du 20 mars 2003, il fut arrêté par des militaires espagnols pour appartenance et collaboration avec l’ETA. La procédure fut menée par le juge d’instruction Baltasar Garzón. Durant quatre jours, le journaliste fut soumis à une détention au secret, un régime d’exception appliqué dans le cadre de la lutte contre le mouvement indépendantiste qui interdit tout contact du détenu avec des proches ainsi qu’avec un médecin ou un avocat de confiance. La présence d’un avocat, nommé d’office, est admise uniquement durant les interrogatoires et sans que le détenu puisse s’entretenir avec lui en privé.
Durant sa détention, Martxelo Otamendi fut examiné à plusieurs reprises par le médecin de la caserne qui, dans des rapports très sommaires, prit acte des dénonciations relatives à des actes de torture infligés par les militaires, mais releva que, à la suite d’un examen superficiel, le détenu ne présentait aucune trace de lésion.
Le 24 mars, Martxelo Otamendi fut conduit devant le juge Garzón. À cette occasion, il exposa les nombreux mauvais traitements qu’il avait subis. Et indiqua avoir été empêché de dormir, avoir été contraint de rester debout durant deux jours, avoir été obligé d’effectuer des centaines de flexions, puis de se tenir immobile pendant des heures, debout, le torse courbé et la tête en bas. Il déclara également avoir fait l’objet d’insultes homophobes, avoir été dévêtu et obligé d’adopter une position sexuelle, avoir subi des simulacres d’exécution – en ce sens qu’on lui avait placé un objet métallique sur la tempe qui aurait fait un bruit semblable à une détonation de pistolet – et qu’on lui avait couvert la tête avec un sac en plastique et allégua, enfin, avoir été menacé de mort à la suite de la dénonciation de ces mauvais traitements au médecin légiste. Malgré les déclarations cohérentes et précises du détenu, le juge Garzón ne considéra pas utile d’entrer en matière.
Martxelo Otamendi fut remis en liberté sous caution le jour suivant. Il déposa plainte pour les faits précités et le Parquet ouvrit une enquête. Après lecture des rapports médicaux et des auditions de la victime ainsi que celle du médecin légiste, le juge d’instruction prononça un non-lieu, estimant qu’il n’y avait pas d’indices attestant de la réalité des mauvais traitements dénoncés. Dans la même décision, il rejetait les demandes d’actes d’instruction supplémentaires, notamment l’audition des agents ayant procédé aux interrogatoires. Cette décision fut confirmée par les juridictions supérieures. Martxelo Otamendi saisit alors la CrEDH en invoquant une violation du volet procédural de l’art. 3 de la convention, qui oblige les Etats à mettre en place une enquête effective en cas d’allégations défendables de mauvais traitements.
En octobre 2012, la Cour donna raison au requérant. Elle releva que, face aux déclarations précises, cohérentes et répétées d’une personne ayant passé quatre jours en situation d’isolement, les autorités auraient bel et bien dû procéder à des compléments d’enquête, notamment à l’audition des agents ayant effectué les interrogatoires. La Cour souligna également que, malgré les recommandations répétées du Comité de prévention de la torture des Nations Unies, les autorités espagnoles refusaient d’améliorer la qualité de l’examen médico-légal des personnes détenues au secret, alors que la vulnérabilité particulière de celles-ci exigerait que soient mises en place des mesures de protection particulières.
Entre-temps, la procédure interne dirigée contre Martxelo Otamendi et qui a mené à la fermeture de son journal se termina par son acquittement, ainsi que celui de quatre autres personnes. A cette occasion, le tribunal releva que «les parties accusatrices n’avaient pas démontré que les inculpés eussent le moindre lien avec l’ETA».
L’attitude des autorités espagnoles dans l’affaire de Martxelo Otamendi n’apparaît malheureusement pas être un cas isolé. L’ONG Torturaren Aurkako Taldea (Groupement contre la torture) a recensé 733 plaintes pour torture dans des affaires similaires entre 2000 et 2012 et le Département des droits humains du Gouvernement basque a relevé que de telles plaintes se produisent dans 51% des arrestations suivies d’une détention au secret. Malgré cela, le gouvernement espagnol continue de nier l’existence d’actes de torture et se limite généralement à des enquêtes sommaires qui se concluent très souvent par des ordonnances de non-lieu. La Fondation Euskal Memoria estime qu’environ la moitié des responsables de mauvais traitements effectivement condamnés, soit 62 sur plusieurs dizaines d’années, ont été par la suite graciés par le gouvernement espagnol.
Cet arrêt n’est pas le premier dans lequel l’Etat espagnol se voit condamné pour violation de l’art. 3 CEDH sous son volet procédural4. En revanche, il reste extrêmement difficile pour les requérants de prouver à satisfaction de droit une violation substantielle de l’art. 3 CEDH, compte tenu du contexte – secret – de la détention, de certaines méthodes conçues pour ne pas laisser de traces, de la mauvaise qualité des rapports médicaux et, surtout, comme le rappelle la Cour, en raison du manquement des autorités nationales à enquêter de manière approfondie et effective sur les plaintes pour mauvais traitements qui leur sont adressées.
Allongement des peines en violation du principe de la légalité
A l’été 2013, on pouvait recenser encore environ 560 Basques détenus en lien avec la répression contre le mouvement indépendantiste. Depuis lors, une quarantaine ont été libérés à la suite d’un arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire opposant Ines Del Rio à l’Etat espagnol5.
Ines Del Rio avait été condamnée à plusieurs reprises pour de nombreux attentats ayant visé des soldats espagnols durant les années 1980, alors qu’elle était membre de l’ETA. Si le total cumulé des peines prononcées à son encontre s’élevait à plus de 3000 ans d’incarcération, la durée maximale d’emprisonnement de la requérante était ramenée à 30 ans, par le jeu des dispositions idoines du Code pénal et des règles de procédure pénale prévoyant une peine plancher. C’est sur cette limite que devaient être imputés les jours de remise de peine cumulés grâce à son travail, à ses études et à sa bonne conduite en détention. Ainsi, ayant cumulé neuf ans de remise de peine, ce qui était attesté par des certificats rédigés par la direction de la prison, Ines Del Rio aurait dû terminer de purger sa peine après 21 ans de détention.
En 2006, afin d’éviter la libération de plusieurs prisonniers historiques de l’ETA, les tribunaux espagnols ont modifié leur pratique et ont estimé, dans une jurisprudence connue sous le nom de «Doctrine Parot», que les jours de déduction de peine ne devaient plus être imputés sur la peine maximale d’incarcération mais, de manière successive, sur chacune des peines prononcées. Dans la majeure partie des cas, un tel revirement équivalait à priver les remises de peine de tout effet et à imposer ainsi une peine incompressible de 30 ans.
Ce changement de jurisprudence a affecté environ 70 détenus de l’ETA ainsi que quelques dizaines d’autres détenus.
A la suite de la validation de la jurisprudence «Parot» par le Tribunal constitutionnel espagnol, plusieurs dizaines de détenus saisirent la Cour. En été 2012, statuant à l’unanimité, les juges de Strasbourg considérèrent cette pratique contraire à deux dispositions de la convention. Premièrement, un tel revirement violait le principe de la non-rétroactivité du droit pénal (art. 7 CEDH), en ce sens que l’application de la nouvelle méthode de calcul à des personnes ayant été condamnées précédemment revenait à leur imposer des peines beaucoup plus longues (entre cinq et dix ans environ) que celles qui étaient prévisibles – et prévues – au moment de la commission des infractions. Deuxièmement, cette nouvelle jurisprudence violait également le principe de la légalité de la privation de liberté (art. 5 CEDH), les prisonniers ayant été détenus de façon illégale durant des années sur la base d’une pratique contraire à la convention. Sous la pression des associations de victimes du terrorisme, l’Etat espagnol saisit la Grande Chambre qui, en octobre 2013, confirma l’arrêt de 2012 et imposa la libération d’Ines Del Rio et, par conséquent, de celle des autres détenus.
L’affaire n’apparaît toutefois pas terminée. En effet, les requêtes des autres détenus restent pendantes, puisque, malgré leur libération, aucune indemnité pour détention illicite ne leur a été octroyée. On ajoutera que le Gouvernement espagnol refuse, à l’heure actuelle, de remettre à Ines Del Rio les 31 500 euros (indemnité pour tort moral ainsi qu’une participation aux frais et dépens) qu’il a été condamné à verser par la Cour.
En conclusion
Ces dernières années, la «guerre contre le terrorisme» a généré une restriction générale des droits fondamentaux et une tolérance accrue envers les violations des droits humains de celles et de ceux que le pouvoir en place situe en dehors du régime libéral et démocratique. Si les barbaries perpétrées à Abou Ghraib ou à Guantánamo ont joui d’une ample visibilité médiatique et ont suscité une légitime indignation, les actes de torture et le déni de reconnaissance perpétrés dans le cadre des politiques antiterroristes du Gouvernement de Madrid sont restés durant longtemps méconnus de la société civile européenne. L’important travail de la Cour, couplé à l’engagement de nombreux avocats et de militants des droits de l’homme ont permis de rendre publique une réalité qui a été trop longtemps passée sous silence.
(1) Doctorant à l’Université de Genève.
(2) Membre de l’Observatoire basque des droits humains.
(3) CrEDH, Otamendi Egiguren c. Espagne, arrêt du 16.10.2012, N° 47303/08.
(4) CrEDH, Beristain Ukar c. Espagne, arrêt du 8 mars 2011, N° 40351/05; CrEDH, San Argimiro Isasa c. Espagne, arrêt du 28 septembre 2010, N° 2507/07; CrEDH, Martinez Sala et autres c. Espagne, arrêt du 2 novembre 2004, N° 58438/00. L’Espagne a également été condamnée à plusieurs reprises par le Comité contre la torture des Nations Unies: CAT, Achabal Puertas c. Espagne, décision du 27 mars 2013, comm. N° 1945/2010; CAT, Orkatz Gallastegi Sodupe c. Espagne, décision du 23 mai 2012, comm. N° 453/2011; Encarnacion Blanco Abad c. Espagne, décision du 14 mai 1998, comm. N° 59/1996.
(5) CrEDH, Del Rio Prada c. Espagne [GC], arrêt du 21 octobre 2013, N° 42750/09.