Dans une motion déposée en juin 2010 et cosignée par 24 collègues de divers horizons politiques, le conseiller aux Etats libéral-radical Felix Gutzwiller chargeait le Conseil fédéral «de revoir et d’assouplir le droit des successions, notamment les dispositions sur la réserve, afin qu’il réponde aux exigences actuelles». La motion ajoute que «ce droit, qui a plus de cent ans, devra être adapté à des réalités sociales, familiales et démographiques et à des modes de vie qui ont radicalement changé». Elle propose en particulier de supprimer la réserve des parents, de diminuer celle des descendants ainsi que de placer les partenaires de vie non mariés, désavantagés dans le système actuel, sur un pied d’égalité avec les couples mariés et les partenaires enregistrés. Le Conseil national a adopté la motion, avec une modification précisant qu’il n’y a pas lieu, en droit successoral, d’assurer une égalité entre les concubins et les couples mariés.
Une créance d’assistance pour les partenaires de vie
L’avant-projet du Conseil fédéral prévoyait plusieurs innovations: la suppression de la réserve des parents, la réduction de celles du conjoint (ou du partenaire enregistré) survivant et des descendants, un testament en vidéo, des droits renforcés des héritiers à l’information et des mesures contre les captations d’héritages. En outre, l’avant-projet prévoyait que le juge puisse, à certaines conditions, ordonner un «legs d’entretien» à charge de la succession en faveur du partenaire de vie, à sa demande, afin de lui assurer le maintien d’un niveau de vie convenable.
Durant la procédure de consultation, plusieurs de ces propositions ont été critiquées. Au vu du nombre et de la complexité des questions soulevées, le Conseil fédéral a décidé de procéder à une révision échelonnée, en deux étapes, du droit des successions, et de se concentrer, dans un premier temps, sur la mise en œuvre de la motion Gutzwiller. Vers la fin de l’été dernier, cette première étape de la révision a été soumise au Parlement, et ne devrait pas être traitée avant l’été 2019.
Les partenaires de vie non mariés de personnes décédées sans avoir rédigé de testament peuvent parfois se retrouver dans de graves difficultés financières. Pour remédier à ce problème, le Conseil fédéral propose l’instauration d’une créance d’assistance en leur faveur. L’art. 606a P-CC oblige ainsi les héritiers à verser une rente au concubin, à sa demande, pour autant que les partenaires aient vécu en couple depuis au moins cinq ans au jour du décès, et que le bénéficiaire risque de tomber dans le besoin suite au décès (al. 1), c’est-à-dire, pour le Conseil fédéral, qu’il ne soit pas en mesure de couvrir lui-même son minimum vital d’existence selon le droit de l’aide sociale. Le montant total de la rente «ne peut excéder la somme des rentes que le partenaire de vie recevrait s’il vivait jusqu’à l’âge de cent ans ni le quart du patrimoine net du défunt à son décès» (al. 2). Selon le projet de révision, la dette d’assistance sera déduite de l’actif de la succession (art. 474 al. 2 P-CC).
La rente bénéficiera à l’assurance sociale
Alexandra Jungo, professeure de droit civil à l’Université de Fribourg, considère que la créance d’assistance constituerait un corps étranger dans le système du droit des successions. Selon le projet, le partenaire devrait prouver qu’il tomberait dans le besoin s’il ne devait pas toucher la rente. Elle préférerait que soit instauré un droit de succession légal, qui serait, selon elle, plus clair et plus conforme au système, sans aller jusqu’à soutenir l’instauration d’une part réservataire au bénéfice du concubin, pour prendre en compte la volonté du Parlement.
Dans le même sens, Peter Breitschmid, professeur de droit privé à l’Université de Zurich, considère comme «regrettable» l’introduction de cette nouvelle créance. Les couples non mariés, pris en compte depuis longtemps en droit de la famille, doivent aussi l’être en droit des successions. Puisqu’un concubinage fonctionne lui-même sans document écrit, la succession ne doit pas reposer, pour le partenaire de vie, sur un testament mais sur un droit légal.
Thomas Sutter-Somm, professeur de droit privé à l’Université de Bâle, critique lui aussi la créance d’assistance, et souligne que le projet d’art. 606a CC soulève de nombreuses questions encore ouvertes. Qu’adviendrait-il, par exemple, de cette prétention en cas d’interruption de la relation ou en cas de rupture juste avant le décès? Selon lui: «Ce concept de rente est impraticable.» Puisqu’elle peut devoir être versée pendant des décennies, un partage simple et rapide du patrimoine entre héritiers serait compromis, et des procédures judiciaires seraient très fréquentes. En outre, la prise en compte du minimum vital d’existence selon le droit de l’aide sociale pour évaluer la situation de besoin montre que l’objectif n’est pas de favoriser le partenaire de vie, mais de limiter les prestations sociales et complémentaires.
Controverses sur la réserve des parents
Le Conseil fédéral propose de supprimer la part réservataire des parents, et de réduire celle des descendants de trois quarts à la moitié de leur droit de succession. La réserve du conjoint survivant se maintiendrait à la moitié de son droit de succession.
La plupart des participants à la procédure de consultation ont approuvé la suppression de la réserve des parents. Tel fut le cas, parmi les partis, du PLR et des Vert’libéraux, qui ont notamment argumenté que les parents disposent généralement d’une fortune suffisante au moment de la succession, rendant la réserve inutile. A l’inverse, le PDC et l’UDC se sont prononcés pour le maintien de la réserve, dicté par le principe de solidarité familiale et par l’éducation et la prise en charge des enfants par leurs parents.
La proposition de l’avant-projet de réduire la réserve du conjoint survivant à un quart a reçu un accueil mitigé, plusieurs consultés privilégiant le principe de solidarité entre époux. Le Conseil fédéral est donc revenu en arrière, et a adopté une solution plus uniforme, prévoyant des réserves identiques pour le conjoint survivant et pour les descendants.
Le Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale estime que 63 milliards de francs suisses ont été hérités en Suisse en 2015, de manière très inégalement répartie. Selon une étude qu’il a effectuée en 2007, les dix pour cent des héritiers les plus favorisés ont reçu les trois quarts de cette somme, et les cinquante pour cent les moins favorisés s’en sont partagé à peine deux pour cent.
Les modifications proposées par le Conseil fédéral augmenteraient la quotité disponible du de cujus, lui permettant, s’il le désire, de limiter la part du patrimoine qui restera dans la famille. Peter Breitschmid, qui avait lui-même proposé de limiter le montant des parts réservataires (plädoyer 3/2016), salue cette évolution.
Autres modifications et clarifications
Dans son Message au Parlement, le Conseil fédéral propose plusieurs autres modifications, dont les suivantes.
âž›La perte de la qualité d’héritier réservataire (mais non du statut d’héritier légal) du conjoint survivant si le décès survient pendant la procédure de divorce, à condition que les conjoints aient été d’accord sur le principe du divorce ou qu’ils aient déjà vécu séparés depuis au moins deux ans au moment du décès (art. 472 P-CC), ce qui permettra d’éviter toute tactique dilatoire durant la procédure de divorce.
âž›L’augmentation de la quotité disponible en présence d’un usufruit en faveur du conjoint survivant sur la part dévolue aux descendants communs, qui passerait à la moitié de la succession (art. 473 al. 2 P-CC), au lieu du quart actuel, permettant au de cujus de favoriser davantage son conjoint.
âž›La clarification du traitement de la prévoyance individuelle liée dans la succession (pilier 3a), dont les avoirs continueront d’être exclus de la masse successorale; les institutions de prévoyance doivent verser les avoirs de prévoyance directement aux bénéficiaires sans consulter au préalable les héritiers, et sans s’exposer au risque de voir un descendant contester le versement ; toutefois, les prétentions du pilier 3a seront réunies à la masse de calcul des réserves et, par conséquent, susceptibles d’être réduites, quelle que soit la forme de prévoyance individuelle liée choisie (art. 476 al. 2 P-CC); cette solution permet d’empêcher le de cujus de contourner les droits des héritiers réservataires à travers le pilier 3a, et met fin à un conflit de doctrine.
Le professeur Sutter-Somm se félicite du fait que le projet de loi clarifie plusieurs questions encore ouvertes. Il évoque néanmoins une «occasion manquée», le Conseil fédéral s’étant limité à des questions peu controversées, plusieurs autres restant à clarifier. Il considère qu’une révision complète du droit des successions s’impose.
Peter Breitschmid partage ce point de vue, et considère qu’il est erroné de répondre à la complexité du problème par une fragmentation des tâches. Les réformes ponctuelles en souffrent, le système n’ayant pas suffisamment été pris en compte dans sa globalité.
La créance d’assistance du partenaire de vie selon la révision
Art. 606a
1. La personne qui menait de fait une vie de couple avec le défunt depuis cinq ans au moins au jour du décès peut exiger dès ce jour que les héritiers lui fournissent une assistance lorsque, à défaut, elle tomberait dans le besoin.
2. L’assistance est versée sous forme de rente. Son montant total ne peut excéder la somme des rentes que le partenaire de vie recevrait s’il vivait jusqu’à l’âge de cent ans ni le quart du patrimoine net du défunt à son décès.
3. Les héritiers doivent fournir des sûretés appropriées pour garantir la créance d’assistance.
4. La créance d’assistance prime la créance d’aliments due par les parents en ligne directe ascendante et descendante.
5. Elle passe à la collectivité publique, avec tous les droits qui lui sont attachés, lorsque celle-ci pourvoit à l’assistance du partenaire de vie.
Art. 606b
1. La créance d’assistance s’éteint si elle n’est pas annoncée par écrit à l’autorité compétente dans un délai de trois mois à compter du jour du décès.
2. Elle se prescrit par un an à compter du jour du décès.