Stefan Keller nous a reçus à la Cour suprême du canton d’Obwald, où il exerce en tant que président à 55%. En parallèle, l’homme de 44 ans rédige une thèse de doctorat sur le contrat collectif de travail et le droit de la concurrence. Un thème dont il parle comme de son hobby. Il enseigne d’ailleurs ces matières, ainsi que le droit des assurances sociales et la planification successorale, à la «FernUni» et lors de manifestations participatives à Fribourg.
A tout cela s’ajoute encore le droit pénal. Depuis l’été 2020, Stefan Keller exerce en qualité de procureur extraordinaire de la Confédération. C’est à ce titre, octroyé par l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération (AS-MPC), qu’il enquête sur les accusations pénales portées contre l’ancien procureur général de la Confédération, Michael Lauber, le premier procureur du Haut-Valais, Rinaldo Arnold et le président de la FIFA, Gianni Infantino. «Le terrain est absolument nouveau pour nous tous», constate-t-il. Outre les enquêtes, la procédure prend beaucoup de temps: «J’ai dû embaucher moi-même mon personnel et établir les contrats de travail.» L’enveloppe budgétaire se monte à 500 000 francs. En tant que chef de procédure, Stefan Keller travaille, pour sa part, sur la base d’un salaire horaire. Il assure qu’il veut «maintenir les coûts aussi bas que possible» et préfère ne pas révéler les noms de son équipe juridique. «Au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, plusieurs procédures sont en cours dans cette affaire. Gianni Infantino pourrait savoir exactement qui sont mes aides.»
Gianni Infantino représente déjà un adversaire de taille. Il dispose de beaucoup plus d’argent pour la procédure, mais aussi, avec la FIFA, de multiples réseaux pour discréditer le travail du procureur extraordinaire. Cela a d’ailleurs commencé avant même que Stefan Keller ne soit élu en tant que tel. On pense notamment au comportement de David Zollinger. Avocat de la FIFA et ancien procureur de Zurich, ce dernier avait interpellé le Parlement et les médias pour empêcher que Stefan Keller soit nommé enquêteur spécial. Il estimait qu’il fallait une personne ayant plus d’expérience dans les affaires complexes et médiatisées. Un avocat de la défense qui demande un procureur ayant autant d’expérience que possible, voilà qui arrive rarement.
L’Assemblée fédérale a néanmoins élu Stefan Keller, le 23 septembre 2020, par 220 voix. La FIFA a alors demandé au Tribunal pénal fédéral de le démettre immédiatement de ses fonctions. Mais les juges de Bellinzone ont confirmé la position du procureur extraordinaire et conclu, à la fin de décembre 2020, que la FIFA n’avait «pas droit à la qualité de partie» dans l’enquête pénale contre Gianno Infantino. Toute cette affaire sentait la tactique dilatoire. Stefan Keller se rappelle d’ailleurs que d’anciens collègues et compagnons avaient été approchés et interrogés à son sujet. «Je n’ai pas, pour autant, besoin de protection personnelle et suis capable de supporter beaucoup de pression, précise-t-il. Tant que le Parlement ne me coupe pas les vivres et que je peux continuer mon travail, je ne laisserai rien ni personne m’arrêter.»
Son entourage confirme qu’il est «très déterminé et travailleur». Son efficacité en témoigne. En quelques mois, Stefan Keller a conclu l’enquête sur les charges pénales retenues contre Gianno Infantino en rapport avec l’utilisation d’un jet privé: «Il y avait des indices évidents de gestion déloyale de la part du président de la FIFA.»
Né à Schaffhouse, Stefan Keller a fait ses études à Fribourg. Son frère, aujourd’hui procureur à Frauenfeld, a choisi Saint-Gall. «Je ne voulais pas aller à l’Université de Zurich. C’était beaucoup trop proche. A un moment donné, il faut quitter le nid familial», sourit-il. Son père était membre du Conseil d’Etat du canton de Schaffhouse. «Pour ma part, la politique me refroidissait. C’est probablement pour cela que je ne suis pas politiquement actif aujourd’hui.» Stefan Keller est inscrit au barreau. Mais cette activité ne lui plaît pas: «Je préfère décider du sort des affaires juridiques», dit le juge qui, comme son père, reconnaît des affinités politiques pour le PS. Il a obtenu son statut de président de l’instance supérieure du canton d’Obwald, malgré son parti et le fait qu’il soit protestant. «Il faut croire que ma polyvalence professionnelle a impressionné.» Agé de 44 ans, Stefan Keller est titulaire d’un doctorat en droit des assurances sociales et est désormais reconnu comme un expert en droit pénal et en procédure pénale. Il a travaillé pendant plusieurs années comme greffier au Tribunal pénal fédéral et a publié dans le Basler Kommentar Strafrecht und Strafprozessrecht ainsi que dans le Schweizerisches Vollzugslexikon.
Stefan Keller est donc responsable des recours en matière pénale pendant dans le canton d’Obwald. Depuis 2012, il est également secrétaire général du Groupe suisse de criminologie (GSC) et corédacteur en chef de la Neue Zeitschrift für Kriminologie und Kriminalpolitik. En tant que juge administratif, il se prononce par ailleurs sur des affaires concernant la sécurité sociale, le droit administratif et fiscal. Des cas dans lesquels il reçoit parfois l’aide de juges non professionnels: «Ils constituent un bon mécanisme de contrôle pour l’administration de la justice, reconnaît-il en souriant. Si un juge non professionnel ne comprend pas un jugement, cela veut dire que nous, juges professionnels, avons fait du mauvais travail.»
Stefan Keller critique le nombre de nouvelles lois venant de l’administration bernoise et le fait qu’elles soient élaborées sans aucune consultation, ni avec le milieu de l’enseignement ni avec celui de la pratique. Il parle «d’activisme législatif, notamment en matière de procédure pénale» et constate que «les catalogues de délit réglementent toujours plus précisément les peines qui doivent être prononcées», alors qu’il n’est, selon lui, pas possible de représenter tous les aspects de la vie dans un catalogue de lois. Cette tendance est, pour lui, synonyme de méfiance: il s’agirait de limiter le pouvoir discrétionnaire des juges. «Les partisans d’une société à risque zéro aiment que cela soit ainsi», ironise-t-il. Les chiffres montrent pourtant déjà que la Suisse est un pays très sûr. «Mais la perception de la réalité est désormais beaucoup plus importante que la réalité elle-même, si différente soit-elle: alors que la criminalité est en baisse depuis des années, l’opinion publique dominante reste celle qui pense que nous avons un problème de criminalité.»
Une vision faussée que l’on doit, selon lui, aux médias quotidiens. Il leur reproche de publier des demi-vérités, de ne pas comparer suffisamment de chiffres et enfin de faire tout un foin de quelques cas négatifs. «Ces derniers mènent alors le débat», avec une conséquence directe sur le droit pénal: «Aujourd’hui, en dehors des milieux professionnels, plus personne ne parle de resocialisation.» Prévue par la loi, cette possibilité reste lettre morte, selon Stefan Keller. Il rappelle, à ce titre, que les libérations conditionnelles ont massivement diminué, ces dernières années: «Depuis 2012, il n’y a pratiquement plus de libération conditionnelle, tandis que le nombre de personnes en détention augmente. La tâche de l’Etat n’est-elle pourtant pas de maintenir le plus grand nombre possible de citoyens dans la société, plutôt que de bâtir des mondes parallèles», s’interroge-t-il, avant de conclure que «ce n’est pas une solution raisonnable d’enfermer les gens en masse et pour longtemps». Et de citer l’exemple des Etats-Unis qui, d’après lui, le montre clairement.