Plaidoyer: Avec l'accès toujours plus facile à des œuvres sur internet, une révision législative est-elle souhaitable pour protéger le droit d'auteur?
Michel Jaccard: Non, je ne suis pas favorable à une révision législative, le mieux étant l'ennemi du bien. Il n'est pas réaliste, comme veut le faire la France avec sa loi Hadopi, de traquer les consommateurs qui téléchargent illégalement, vu la quantité d'infractions et leur étendue géographique. Une législation de ce type est vouée à l'échec pour des raisons pratiques. Il faut, au contraire, s'intéresser aux utilisateurs d'internet qui sont prêts à donner de l'argent pour obtenir des œuvres, et ils existent, comme le démontre le succès de certains sites. L'offre payante sur internet devrait ainsi être développée: les détenteurs de droits d'auteur pourraient se montrer plus créatifs en la matière. Tout en sachant que, en mettant du contenu à disposition sur le web sans protection particulière, ils s'exposent au risque de piratage et ne peuvent guère compter sur la justice pour s'en protéger systématiquement. Une grande majorité l'a compris et a intégré les pertes dues au piratage dans son modèle d'affaire, de la même manière que les banquiers le font pour les abus dans le cadre de l'e-banking et de l'usage des cartes de crédit.
Vincent Salvadé: Je ne suis pas non plus favorable à une traque des utilisateurs d'internet comme le prévoit la loi Hadopi en France, en raison de ses difficultés d'application. Il faudrait en revanche renforcer la responsabilité des intermédiaires, en particulier des plateformes d'échanges dotées d'une structure centralisée, dont l'exploitant a la possibilité d'intervenir pour stopper les échanges (type RapidShare). Car le système de la responsabilité civile (41 CO) est insuffisant dans ce contexte. Il est en effet difficile de démontrer une faute de l'exploitant du site, qui gère une énorme quantité de données et ne sait pas toujours ce qui se trouve sur sa plateforme. Je propose donc d'ancrer dans la loi une responsabilité civile objective, comparable à la RC de l'employeur pour ses employés. Les exploitants seraient rendus responsables de la présence d'un contenu illicite, sauf s'ils démontrent qu'ils ont pris les mesures commandées par les circonstances pour éviter le dommage. Cette solution a fait l'objet d'une proposition de Suisa à l'Administration fédérale, qui trouve toutefois politiquement difficile de renforcer la responsabilité de tous les intermédiaires, y compris les fournisseurs d'accès.
Michel Jaccard: Il ne faut en effet pas oublier que la Confédération est actionnaire majoritaire du fournisseur d'accès Swisscom... Pour ma part, je ne suis pas favorable à l'ancrage dans la loi d'une responsabilité objective des intermédiaires, mais plutôt à un renforcement de la notion de négligence. Est considéré comme négligent l'intermédiaire n'ayant pas pris toutes les mesures commandées par les circonstances. Or, actuellement, les tribunaux exigent assez peu des hébergeurs de contenu. Ceux-ci peuvent, par exemple, se retrancher derrière des conditions générales du type «notre offre est réservée aux résidents en Suisse», alors qu'ils disposent de moyens techniques pour voir que des connexions sont faites depuis l'étranger. En pareil cas, on devrait être plus prompt à sanctionner les intermédiaires.
Vincent Salvadé: Les ayants droit hésiteront à se lancer dans une procédure si la situation juridique n'est pas claire... Il vaudrait mieux régler la situation dans la loi.
Michel Jaccard: Mais le risque est que la loi ne s'adapte pas assez rapidement à l'évolution des techniques!
Vincent Salvadé: Avec une responsabilité objective du type de celle qui incombe à l'employeur, on peut, au contraire, prendre en compte l'état de la technique.
Michel Jaccard: Il me paraît difficile d'appliquer un système comparable à la responsabilité de l'employeur, car celui-ci exerce un contrôle sur l'employé, avec une possibilité d'encadrement et de sanction. Ce qui n'est pas le cas de l'intermédiaire sur internet vis-à-vis de ses clients.
Vincent Salvadé: L'intermédiaire exerce néanmoins un certain contrôle sur le contenu de la plateforme.
Plaidoyer: La Suisse peut-elle continuer à faire cavalier seul en autorisant la copie d'œuvres protégées par le droit d'auteur, lorsque l'usage reste à caractère privé?
Vincent Salvadé: Attention, la Suisse n'est pas seule à connaître l'exception d'usage privé. Mais ce qui caractérise la loi helvétique, c'est qu'elle autorise la copie à usage privé, même si elle est réalisée à partir d'une source illicite. Il faut, à mon avis, maintenir cette exception pour des raisons pratiques - on peut difficilement vérifier ce que font les gens dans leur vie privée -, mais aussi pour des raisons juridiques: introduire un contrôle pourrait poser des problèmes en matière de respect de la sphère privée et de protection des données. Ainsi, malgré le développement d'internet, il faut conserver la distinction entre la mise à disposition publique, soumise au droit d'auteur, et l'usage privé, qui échappe au droit exclusif de l'auteur. Ce qui ne veut pas dire, dans ce dernier cas, qu'il n'y a pas de rémunération, puisque les supports vierges (CD, DVD, mémoires de lecteurs MP3 et d'appareils d'enregistrements audiovisuels) sont soumis à une redevance au profit des auteurs.
Michel Jaccard: La plupart des pays cherchent à limiter le caractère absolu du droit d'auteur, avec des exceptions dont la portée est plus ou moins large. Il est vrai que la particularité suisse de pouvoir copier une œuvre pour un usage privé, en sachant qu'elle provient d'une source illégale, a quelque chose de choquant, qui ne peut pas, à mon sens, être justifié au nom de la liberté personnelle. Mais, dans le fond, la perception de redevances sur les supports vierges manque également de légitimité, puisqu'on n'achète pas des DVD ou des CD vierges que pour copier des œuvres, mais aussi pour stocker des documents personnels et des photos qu'on réalise soi-même. Néanmoins, plutôt que de rechercher une cohérence absolue à tous les niveaux, il faut faire preuve de pragmatisme en maintenant l'exception helvétique en matière d'usage privé et les taxes sur les supports vierges.
Plaidoyer: Que pensez-vous d'un système de taxe, ou licence globale, sur les abonnements d'accès à internet, en contrepartie de la légalisation de la mise à disposition d'une œuvre par les internautes?
Vincent Salvadé: L'idée de légaliser de cette manière la mise à disposition d'une œuvre sur internet, et non seulement la copie privée, est effectivement évoquée par certains comme la solution pratique permettant de libéraliser les bourses d'échanges, tout en rétribuant les auteurs. Mais, si l'aspect forfaitaire de la redevance sur les supports vierges dérange déjà pas mal de monde, qu'en serait-t-il d'une taxe prélevée sur tous les abonnements à internet? Et comment répartir le montant de cette redevance entre les ayants droit? On se baserait certes sur des statistiques, mais le système est imparfait. Et surtout, avec les quelques francs versés par les abonnés, tous les échanges seraient légalisés à bon marché, tuant les systèmes d'offres payantes, telles que le «streaming», intéressantes tant pour le consommateur que pour les auteurs.
Michel Jaccard: Une taxe forfaitaire sur les abonnements à internet est à mille lieues de l'idée de base du droit d'auteur, qui vise à rétribuer une œuvre en fonction de sa diffusion. Cet impôt forfaitaire à la consommation serait un aveu d'impuissance pour les juristes. Au final, personne ne sera satisfait: les auteurs s'estimeront insuffisamment rétribués, tandis que les utilisateurs d'internet n'accepteront pas le système du forfait.
Vincent Salvadé: Sans parler de l'incompatibilité avec les traités internationaux en matière de propriété intellectuelle, qui prévoient un droit exclusif de mise à disposition de leurs œuvres pour les auteurs. Il est vrai que ce droit peut subir des exceptions, mais les conditions de celles-ci ne seraient certainement pas réalisées en cas de taxe forfaitaire de ce type.
Plaidoyer: Au fait, la taxe actuellement prélevée sur les supports vierges est-elle satisfaisante?
Vincent Salvadé: Ces taxes sont réparties entre les auteurs sur la base de statistiques, elles-mêmes réalisées à l'issue de sondages sur les habitudes des gens en matière de copies privées. C'est un système qui tient la route, même s'il est basé sur la loi des grands nombres. Pour les auteurs qui ont un certain succès, c'est globalement satisfaisant. Certes, les auteurs plus confidentiels ne se voient pas véritablement dédommagés pour la copie privée de leurs œuvres. D'autant plus que le montant de la redevance diminue en raison de la baisse des ventes de CD et de DVD. La Suisa est en négociation depuis 2008 pour une redevance sur les smartphones, mais la procédure est freinée par des recours.
Michel Jaccard: Je constate que, en Suisse, c'est un peu un sacerdoce pour un auteur de rejoindre Suisa, puisqu'il doit lui confier tout son répertoire. En France, dans la société de gestion équivalente, un auteur peut sortir quelques œuvres du mandat de gestion, par exemple s'il veut faire leur promotion gratuitement en dehors d'une utilisation commerciale.
Vincent Salvadé: Cette flexibilité n'est pas discutée à Suisa, car il n'y a pas eu une telle demande de la part des membres.
Plaidoyer: Est-il imaginable de réglementer les droits d'auteur sur une base contractuelle?
Michel Jaccard: Les grands intermédiaires veillent de plus en plus à la licéité de leur contenu et se montrent aujourd'hui plus réceptifs pour signer des contrats avec des titulaires de marques et de droits d'auteur. Or, cette évolution n'est pas suffisamment exploitée par les autorités politiques et les détenteurs de droits de propriété intellectuelle.
Vincent Salvadé: Il arrive que cette approche contractuelle se concrétise. Par exemple, Suisa est en discussion pour passer un contrat avec YouTube. Il n'en reste pas moins que ces intermédiaires qui font l'effort de légaliser leur contenu ne devraient pas avoir à affronter la concurrence déloyale des offres illicites.
Michel Jaccard: Une autre solution contractuelle est le «creative commons», à savoir un accord entre un auteur et un utilisateur pour une utilisation de l'œuvre «à la carte». C'est une alternative intéressante dans le domaine non commercial, en particulier scientifique, lorsque les auteurs ne cherchent pas à être rétribués, mais veulent qu'on leur attribue la paternité de leurs travaux et que ceux-ci ne subissent pas de modifications.
Plaidoyer: La Suisse participe à la négociation du traité ACTA luttant contre le piratage en général. Va-t-elle devoir renforcer sa législation de propriété intellectuelle, comme le prédisent des internautes craignant de ne plus bénéficier d'autant de liberté?
Michel Jaccard: Ce traité n'obligera pas la Suisse à modifier son droit de propriété intellectuelle. Il ne donnera pas davantage de pouvoir, en Suisse, aux autorités chargées d'enquêter sur les violations en la matière.
Vincent Salvadé: En effet. ACTA est un tigre de papier, qui n'apporte pas de nouvelles solutions au problème du piratage. Son principal avantage est de renforcer la coopération internationale et d'améliorer quelque peu la protection des ayants droit suisses à l'étranger.
Michel Jaccard, 41 ans, docteur en droit, LL.M., est avocat à Lausanne et à New York, spécialisé notamment dans le droit des nouvelles technologies, des médias et de la propriété intellectuelle. Il est également chargé de cours à l'Université de Fribourg.
Vincent Salvadé, 47 ans, docteur en droit, est directeur général adjoint de Suisa (coopérative des auteurs et éditeurs de musique). Il est également professeur associé à l'Université de Neuchâtel, où il enseigne le droit de la propriété intellectuelle en relation avec les technologies de l'information et de la communication.