plaidoyer: Comment vivez-vous, ou avez-vous vécu, l’expérience de juge suppléant à Genève, en parallèle à votre activité principale d’avocat?
Benoît Chappuis: J’ai, pour ma part, été juge suppléant à la Cour d’appel civile et pénale, de 1992 à 2006. J’ai éprouvé du plaisir à exercer cette fonction, enrichissante sur le plan de la formation. Mais j’ai aussi ressenti de la gêne, car j’entrais dans l’intimité du fonctionnement des autorités judiciaires, alors que je plaidais comme avocat devant elles à d’autres occasions. J’avais l’avantage, sur mes confrères non juges, de connaître les magistrats de près et d’avoir accès facilement aux décisions de justice, à une époque où elles n’étaient pas encore disponibles sur internet. Cela créait un déséquilibre et me dérangeait. Cela dit, la double fonction ne m’a jamais mis en difficulté dans la gestion de mes dossiers d’avocat.
Romain Jordan: Ma première expérience au sein d’une juridiction a été celle d’un avocat stagiaire. J’en ai gardé un excellent souvenir qui, pour moi, a été fondateur. J’ai eu la chance, dès 2007, de siéger à la Commission de recours de l’Université, puis au Tribunal administratif de première instance, avant d’être élu, en 2011, juge suppléant à la Cour de justice. Je ne ressens pas de gêne, mais, au contraire, de la satisfaction à très modestement contribuer au fonctionnement de la justice. Je me suis ainsi rendu compte de la rigueur, de l’exigence particulière qu’appelle la fonction de magistrat.
Benoît Chappuis: Il est à coup sûr très formateur, pour un avocat, d’avoir travaillé dans les tribunaux. Mais depuis les années nonante, les temps ont changé. Les exigences du public en matière de transparence se sont accrues. Aux yeux de la population, juges et avocats, issus d’une formation commune, évoluent dans le même monde, et cette vision n’est pas complètement fausse. Il est devenu important, notamment sur le plan des apparences, de bien séparer les fonctions.
plaidoyer: La transparence est en effet devenue une préoccupation majeure de la population…
Romain Jordan: Il est vrai que cette sensibilité prend de l’ampleur dans le fonctionnement de notre société, et c’est certainement une bonne chose. Mais j’estime que l’ouverture de la magistrature à l’avocat contribue précisément à l’effort de transparence. Tout est question de proportionnalité et d’équilibre: la transparence ne condamne pas la figure de l’avocat-juge suppléant, mais elle pose des exigences nouvelles, qu’il faut régulièrement évaluer, puis, cas échéant, satisfaire. La mise en œuvre de la publicité de la justice en est un premier moyen, et les outils à disposition dans ce cadre se multiplient. La définition plus précise du cadre éthique et déontologique de l’avocat comme du magistrat en est un second. Il est sain qu’on évalue régulièrement la situation en s’interrogeant sur sa compatibilité avec les normes et les usages sociaux. Et c’est finalement au législateur qu’il appartient de rendre cet arbitrage.
plaidoyer: Poseriez-vous encore d’autres limites à la double fonction d’avocat-juge suppléant?
Romain Jordan: Le juge prête serment de faire abstraction de sa couleur partisane et d’agir avec dignité, rigueur, assiduité, diligence et humanité. On pourrait imaginer que le juge suppléant doive spontanément déclarer ses liens d’intérêts, à l’image d’un conseiller d’Etat. Mais à mon sens, l’écueil principal se situe avant tout du côté de l’avocat et de son indépendance: que penser de l’avocat qui censurerait sa défense face à un magistrat ordinaire avec lequel il est appelé à siéger? La déontologie de l’avocat se cumule avec celle du magistrat. A Genève par exemple, l’avocat-juge suppléant est soumis à la surveillance tant de la Commission du barreau qu’à celle du Conseil supérieur de la magistrature. Les outils de surveillance existent.
Benoît Chappuis: L’homme étant ce qu’il est, il est difficile d’être un jour magistrat et un autre jour avocat, dans des causes de même nature. Je ne mets pas en doute l’honnêteté des personnes concernées, mais elles peuvent difficilement rester parfaitement indépendantes quand elles se mettent dans une position qui, par nature, les pousse parfois dans leurs derniers retranchements. C’est en particulier le cas lorsque la cause à juger pose une question de principe qui pourrait avoir une influence sur l’activité des clients réguliers de l’avocat. En comparaison, demanderait-on à un procureur d’endosser le rôle d’un juge?
Romain Jordan: On peut s’interroger s’agissant du domaine pénal, qui s’accommode peut-être moins bien de la double fonction, tant ce domaine, où le pouvoir d’appréciation du magistrat est très large, peut être générateur de tensions du côté de l’avocat. Cela étant, le juge suppléant qui reçoit un dossier soulevant une question juridique sur laquelle il s’est engagé comme avocat doit refuser la cause.
plaidoyer: La double fonction est-elle particulièrement gênante dans certains domaines?
Benoît Chappuis: On peut prendre l’exemple de l’avocat qui défend régulièrement de grandes compagnies d’assurance; il est à mon avis mal placé pour juger un cas posant une question juridique de principe dans ce domaine. Il y a aussi matière à risques pour les affaires bancaires. Cela m’est arrivé de ne pas me sentir tout à fait libre, en tant que juge suppléant dans ce domaine, alors que, en tant qu’avocat, j’avais une importante clientèle bancaire.
plaidoyer: Ne serait-ce pas une mesure excessive d’interdire la double fonction avocat-juge suppléant?
Benoît Chappuis: Il faudrait empêcher un avocat de plaider devant la juridiction où il exerce comme juge suppléant. Même si c’est un peu paradoxal, puisque cela priverait les juges suppléants de la possibilité de plaider comme avocat dans leur domaine de spécialité. Mais la justice est une fonction suprême de l’Etat, il faut prendre au sérieux les attentes du public en matière de transparence et d’indépendance. Et, comme avocat, je trouve gênant de me trouver face à un juge suppléant avec lequel j’ai eu des relations tendues en audience à une autre occasion dans son rôle d’avocat.
Romain Jordan: Les magistrats pourraient expliquer l’apport que représente un juge suppléant pour une juridiction. Cet intérêt ne doit pas être négligé dans la réflexion. La présidence du tribunal a aussi un rôle à jouer pour prévenir les situations inopportunes, a fortiori si l’avocat plaide devant sa cour. Et il revient aux parties, également, de faire preuve de vigilance. On pourrait généraliser l’information préalable aux parties quant à la composition de la cour appelée à statuer.
plaidoyer: Mais, au sein du Tribunal fédéral, la double casquette n’est tout simplement pas possible?
Romain Jordan: Un juge fédéral suppléant peut être avocat par ailleurs. L’art. 6 al. 2 LTF lui interdit toutefois de plaider devant le Tribunal fédéral. L’Assemblée fédérale a rendu cet arbitrage pour notre Cour suprême, il faut en prendre acte.
plaidoyer: Dans l’ATF 139 I 121, le TF se serait montré plus critique sur la figure de l’avocat-juge suppléant?
Benoît Chappuis: Après avoir dit dans plusieurs arrêts sur la question qu’il n’y avait pas de cause de récusation au sens technique, le TF, tout en confirmant sa jurisprudence, émet cependant un message fort, en se disant favorable à ce qu’un avocat ne puisse pas plaider devant la juridiction ou il siège comme juge suppléant. Mais il appartiendrait aux cantons de revoir leur législation sur ce sujet.
Romain Jordan: Dans cet arrêt publié, le TF exerce sa mission de juridiction suprême, en s’interrogeant dans un obiter dictum quant au droit souhaitable. La doctrine, en réagissant à ce signal, est là aussi pleinement dans son rôle. Les différentes sources du droit échangent, c’est toujours fascinant à observer.
Romain Jordan,
35 ans, avocat (il s’exprime en cette qualité), juge suppléant à la Cour de justice (GE) depuis 2011, ancien juge assesseur et juge suppléant au Tribunal administratif de première instance (GE).
Benoît Chappuis,
61 ans, professeur aux Universités de Fribourg (droit des contrats) et de Genève (droit de l’avocat et expression orale), avocat, ancien juge suppléant à la Cour de justice (GE).