plaidoyer: Les expert se sentent-ils compris, en tant que scientifiques, quand ils livrent leurs conclusions à la justice?
Philippe Delacrausaz: Cela dépend, certaines expertises sont encore rédigées, malheureusement, d’une façon telle qu’elles sont incompréhensibles. Mais cela dépend aussi des personnes qui lisent l’expertise: certaines n’ont pas les compétences suffisantes pour les comprendre. Nous faisons un effort de simplification et de clarification, à l’intention des «non-psys». Mais je regrette que, avec la nouvelle procédure de 2011, nous soyons de moins en moins convoqués à l’audience pour répondre aux questions qui se posent. Cela dit, ce n’est parfois qu’en apparence qu’on n’est pas compris: il arrive que, au moment du procès, une phrase soit délibérément sortie de son contexte par l’une ou l’autre partie, afin de faire dire autre chose à l’expertise.
Loïc Parein: Si le destinataire d’une expertise a besoin d’autre chose que ce que livre le rapport, il peut être tenté de faire dire à l’expert ce qu’il n’a pas dit… Sur la question de la compréhension, on voit que certains experts font des efforts de clarification, et d’autres non. Mais on se trouve face à un paradoxe: si la justice ordonne une expertise, c’est justement parce qu’elle n’a pas les connaissances nécessaires pour établir un fait, par exemple l’état psychique d’un prévenu. Le juriste se heurte donc inévitablement à des éléments qu’il ne comprend pas. A un moment donné, il est obligé de faire confiance. C’est le cas, par exemple, pour l’établissement d’un diagnostic. En tant que juriste, je peux me renseigner sur les méthodes de l’expert, et, si par chance mon client en a les moyens, soumettre le diagnostic à un autre psychiatre. Sur d’autres questions, je suis plus à l’aise, comme sur la détermination du risque de récidive.
plaidoyer: Reste à l’avocat la possibilité de poser des questions à l’expert?
Loïc Parein: Notre marge de manœuvre est faible avant jugement, car il existe un questionnaire standard pour l’expertise. Les choses sont peut-être plus ouvertes après le jugement: les questionnaires varient davantage, notamment en fonction du juge d’application des peines et on peut alors intervenir. L’avocat a aussi un rôle à jouer en amont, lors du choix de l’expert, pour faire respecter la garantie d’impartialité.
plaidoyer: Faudrait-il une formation pour les juristes amenés à se pencher sur une expertise?
Philippe Delacrausaz: Oui, afin de leur permettre de mieux apprécier la qualité d’une expertise.
Loïc Parein: J’y suis aussi favorable, déjà dans le cadre des masters orientés en droit pénal. Quant aux avocats et aux magistrats, ils peuvent suivre des cours en psychiatrie forensique dans le cadre de la formation continue.
plaidoyer: Craignez-vous qu’on fasse trop confiance aux experts?
Philippe Delacrausaz: Je ne le dirais pas comme cela. C’est au psychiatre de mettre en place des stratégies permettant de légitimer une juste confiance. C’est à lui d’expliquer ses méthodes de travail et d’accepter que les logiques ne sont pas les mêmes dans le domaine médical et dans le domaine juridique. Il est essentiel d’améliorer aussi la formation des experts, car l’activité d’expertise ne va pas de soi pour les psychiatres. Ils doivent en effet pouvoir se départir de leur rôle de thérapeutes pour devenir auxiliaires de la justice. Aujourd’hui encore, tout psychiatre est habilité à rendre une expertise, mais cela va changer: la spécialisation dans le champ forensique sera progressivement exigée pour la réalisation des expertises.
plaidoyer: L’expertise devient-elle un instrument du durcissement de la justice pénale?
Loïc Parein: Dans l’évolution de la justice pénale, j’observe une bascule du désir de punir au désir de prédire. Elle semble s’être opérée dès que la peine a eu pour vocation d’être «utile» et que la culpabilité n’est plus apparue comme le seul instrument de prévention. On s’est tourné vers d’autres professionnels, notamment les psychiatres dont on suppose qu’ils ont des outils de gestion du risque de récidive. Le besoin de sécurité est absolument légitime. Mais en exigeant des certitudes dans un monde incertain, il n’y a qu’une chose de sûre: c’est l’atteinte aux droits fondamentaux. Pour réduire la pression sur les experts, il faut protéger les juges en évitant de les exposer à toutes sortes de mesures de rétorsion en cas de récidive.
plaidoyer: Sentez-vous cette pression sur les experts?
Philippe Delacrausaz: On assiste effectivement à une sorte d’instrumentalisation de la psychiatrie, notamment avec l’amalgame entre maladie mentale et dangerosité, alors que l’immense majorité des malades mentaux ne commet pas d’actes délictueux. En tant qu’expert, on observe qu’il y a trop d’attentes sur ce qui peut être dit d’un point de vue prédictif. Dans l’internement à vie, pour prendre l’exemple phare, on a tout misé sur l’évaluation du risque de récidive, alors que les experts ne peuvent pas savoir ce que deviendra une personne dans quarante ou cinquante ans. On donne une injonction à la science, à laquelle elle ne peut pas répondre.
Loïc Parein: En effet, l’ordre juridique contient des questions et le psychiatre est désigné pour y répondre, alors qu’il n’est parfois pas en mesure de le faire… La justice doit être capable d’entendre que celui qui est supposé savoir ne sait pas. De leur côté, les psychiatres doivent oser dire qu’ils ne savent pas. C’est l’un des enseignements à tirer de l’affaire de Genève (le procès de Fabrice A., ndlr): une énorme pression a été mise sur les experts, mais au final, ils ont été respectés dans l’affirmation de leurs limites.
Philippe Delacrausaz: Je suis d’accord, l’expert doit oser dire qu’il ne sait pas. Il peut poser un diagnostic, émettre des hypothèses sur certains points, proposer des perspectives thérapeutiques s’il en existe, puis dire s’il y a des éléments sur lesquels il ne peut pas répondre.
plaidoyer: En conclusion de l’expertise, vous prononcez-vous sur le risque de récidive?
Philippe Delacrausaz: On nous demande de quantifier la dangerosité, mais c’est une mauvaise question. Je trouve plus utile d’évaluer, pour un prévenu, les circonstances qui peuvent être potentiellement à risque pour l’avenir, afin de dégager des pistes d’intervention. Pendant longtemps, le travail de l’expert consistait à évaluer la responsabilité, en posant un regard rétrospectif. La prédiction est une toute autre démarche: il s’agit d’identifier des facteurs de risques et de calculer des pourcentages de probabilité, ce qui reste très difficile à l’heure actuelle. Et, au final, qu’est-ce qui est acceptable pour un juge? Il n’y a guère que le risque zéro qui le soit, alors même qu’il n’existe pas.
plaidoyer: Mais d’autres experts n’hésitent pas à quantifier le risque de récidive?
Philippe Delacrausaz: Car c’est la question qu’on nous pose. Et plus il y a de mauvaises questions, plus il y a de risques de mauvaises réponses…
Loïc Parein: On a pu se limiter à une évaluation qualitative pour la responsabilité – légère, moyenne, grave. Ne pourrait-on pas faire de même pour l’estimation de la dangerosité?
Philippe Delacrausaz: Non, car dans l’évaluation prédictive, on est tourné vers l’avenir. Les méthodes scientifiques actuelles font appel à des calculs de probabilités.
plaidoyer: Comment pourrait-on améliorer la communication entre experts et juristes?
Loïc Parein: En préambule des expertises, j’apprécierais d’avoir les grands principes et les définitions relatifs au processus expertal: danger, évaluation du risque de récidive, traitement, durée d’un pronostic, etc. Cela se fait par exemple dans les recommandations du Conseil de l’Europe pour la prise en charge des délinquants dangereux. Ensuite, les experts pourraient brièvement expliquer leurs méthodes.
Philippe Delacrausaz: On essaie de le faire, en principe. Et pour les définitions, on explique par exemple ce qu’est un diagnostic, à quelle classification on se réfère, etc. Il faut aussi bien clarifier ce qu’on entend par récidive.
Loïc Parein: De manière générale, la confrontation des disciplines – psychiatrie, droit, criminologie, management public – peut servir à trouver de nouvelles pistes pour intégrer la notion de dangerosité.
plaidoyer: Et des progrès restent à faire pour communiquer avec le public, quand il exprime un besoin de sécurité?
Loïc Parein: En effet. On n’est visiblement pas entendu quand on convoque les statistiques sur le risque de récidive et les droits fondamentaux. On a moins peur de ce que l’on connaît. On pourrait communiquer davantage sur l’exécution de la peine, en expliquant comment il se fait que l’immense majorité des auteurs d’homicides sont libérés et ne récidivent pas. Il y a aussi ce paradoxe que, en ôtant à un détenu tout espoir d’être mis en liberté afin de garantir plus de sécurité, on le rend en réalité plus dangereux, notamment vis-à-vis des gardiens…
Philippe Delacrausaz: Le paradoxe est aussi que plus on améliore les outils de prédiction, moins on supporte qu’ils ne fonctionnent pas. En créant l’illusion qu’on tend vers l’éradication du risque, on alimente la sensibilité du public quand un drame survient exceptionnellement.
Loïc Parein: On devrait s’inspirer de l’expérience du programme Via sicura. En reconnaissant les effets nocifs de l’excès de répression, on est revenu en arrière en souhaitant une atténuation du système. Tirer les enseignements des erreurs commises ailleurs, c’est aussi ce qu’il faudrait faire dans la gestion de la dangerosité. Et pour contenir le désir de prédiction, je propose de consacrer la présomption de non-dangerosité au même titre que la présomption d’innocence. Pour la renverser, le juge devrait motiver sa décision, en faisant intervenir l’expert. A défaut, toute mesure serait illicite.
Journée d’étude interdisciplinaire
Philippe Delacrausaz participera à une journée consacrée à l’expertise psychiatrique dans l’administration de la justice pénale, le 26 janvier 2018 à l’Université de Lausanne. Ce colloque, organisé par Loïc Parein, Joëlle Vuille et Manon Jendly, s’inscrit dans le cadre des projets interdisciplinaires soutenus par la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique. Celle-ci réunit ces trois domaines, qui interagissent entre eux. «Ainsi, il nous est paru essentiel d’organiser des colloques qui mettent en présence deux, respectivement trois écoles de la faculté», explique son doyen, Laurent Moreillon. Qui annonce par ailleurs, pour la rentrée de 2018, un nouveau master en magistrature intégrant des éléments de recherche et d’enseignement propres à chacune des trois écoles.