En 2018, plusieurs cantons ont constaté une augmentation des infractions commises sur internet. Cette évolution s’illustre par l’augmentation des chiffres relatifs aux infractions d’escroquerie (art. 146 CP; + 3060 infractions, soit + 23,1%), d’utilisation frauduleuse d’un ordinateur (art. 147 CP; + 627 infractions, soit + 12,7%), d’extorsion et de chantage (art. 156 CP; + 316 infractions, soit + 49,2%), d’appropriation illégitime (art. 137 CP; + 241 infractions, soit + 8,7%) et d’accès indu à un système informatique (art. 143bis CP; + 187, + 46,3%)1.
En parallèle, les infractions «classiques» contre le patrimoine, telles que les cambriolages (soit des vols par effraction et introduction clandestine [art. 139 CP, art. 144 CP et art. 186 CP]), ont drastiquement baissé (- 47,3% entre 2012 et 2018)2. Les nouvelles technologies permettent l’essor de nouveaux modes opératoires en matière de cybercriminalité et expliquent une partie du transfert de la criminalité de la rue vers les réseaux informatiques et internet3.
Le cybercriminel qui accomplit une fraude sur internet ne saurait requérir des futurs lésés le transfert direct de valeurs patrimoniales sur son compte, sous peine de risquer d’être immédiatement découvert. Les auteurs d’infractions pénales sur internet empruntent donc des méthodes des réseaux criminels classiques en utilisant des money mules (ci-après également: «passeurs d’argent» ou «agents financiers»).
Un arrêt récent du Tribunal pénal fédéral rendu en matière de fixation du for illustre le rôle spécifique de ces «agents financiers». L’arrêt en question traite du cas de B., engagé pour un prétendu «job d’étudiant» proposé sur internet par un certain G. Le travail consistait à ouvrir un compte bancaire sur lequel les clients de G. versaient de l’argent que B. devait ensuite transférer moyennant une commission de 10% sur les sommes transmises. Plusieurs clients de G. ont ainsi versé de l’argent sur le compte de B. pour l’achat d’un objet ou d’une prestation qu’ils n’auront finalement jamais reçu. B. transférait ensuite l’argent reçu des clients de G. à ce dernier, sous déduction de la commission4.
Ces «agents financiers» sont de plus en plus recherchés par les cybercriminels pour blanchir les fonds, un passeur d’argent ne pouvant être utilisé que quelques fois avant d’être démasqué par les autorités de poursuite pénale.
La présente contribution vise à présenter les méthodes de recrutement et le rôle des «agents financiers», puis de discuter brièvement les aspects matériels de l’infraction de blanchiment d’argent (art. 305bis CP) qui est susceptible d’être réalisée par les money mules et, finalement, les sanctions encourues.
1. Méthodes de recrutement et rôle des money mules
La money mule est contactée par une tierce personne soit directement, soit par l’intermédiaire d’une annonce. La prise de contact se fait donc généralement par e-mail, application de messagerie (p. ex. Messenger [Facebook] ou Skype), site de rencontre (p.ex. Zoosk ou FriendScout24), ou encore via des annonces sur des réseaux sociaux ou des sites internet de petites annonces (p. ex. anibis.ch ou tutti.ch) ou d’offres d’emploi5.
Les modes opératoires utilisés diffèrent ensuite en fonction du sentiment humain que les cybercriminels entendent exploiter pour manipuler leur interlocuteur. Il s’agit le plus souvent de:
créer une relation de travail fictive ou un contrat de prêt fictif, afin de toucher des personnes faisant face à des problèmes financiers («work-from-home mules»)6;
créer une relation amicale ou amoureuse fictive, afin d’atteindre des personnes à la recherche d’affection («romance mules»)7.
L’usage de la serviabilité, de la bonne foi ou de l’insécurité des personnes pour accéder à des données confidentielles ou les conduire à exécuter certaines actions spécifiques fait de ces modes opératoires des attaques d’’ingénierie sociale («social engineering»)8.
Dans la première alternative, les annonces d’emploi – postées tant au nom de sociétés existantes ou créées de toutes pièces – mettent l’accent sur le faible taux d’activité (environ 20%), le revenu mensuel prévisible (entre 500 fr. et 2000 fr.), la possibilité d’effectuer le travail à distance, ainsi que l’absence de contraintes d’horaires et de formation préalable9.
Une fois la relation avec la money mule nouée, le cybercriminel prend encore en principe le soin d’envoyer un certain nombre de documents pour crédibiliser la relation de travail, soit notamment des documents de présentation de la société, des cartes de visite ou encore un contrat de travail10.
Le rôle de l’«agent financier» consiste ensuite à recevoir l’argent de prétendus clients sur son compte bancaire, de retirer l’argent reçu au bancomat et de le transmettre par La Poste ou via un prestataire de services de paiement au cybercriminel lui-même ou l’un de ses complices11. Il est par ailleurs parfois exigé que les fonds soient convertis en cryptomonnaie (p. ex. le bitcoin)12.
Les prestataires de services de paiement, tels que Western Union, MoneyGram ou RIA, utilisés par les cybercriminels pour transférer l’argent à l’étranger présentent pour ces derniers l’avantage de complexifier la traçabilité des fonds. En effet, si ces sociétés conservent des traces écrites des transactions effectuées, il n’en demeure pas moins difficile de remonter jusqu’au bénéficiaire final des versements, en raison du fait que les autorités de poursuite pénale doivent adresser un ordre de dépôt (art. 265 CPP) à toutes les agences de transfert d’argent à l’encontre d’une personne déterminée, afin de savoir si cette dernière a effectué un transfert d’argent au sein de leur agence et pour en connaître le destinataire13.
A titre de contre-prestation, l’«agent financier» est autorisé à conserver une commission allant de 5% à 20% des montants qui ont transité par son compte bancaire14. Il n’est pas rare d’observer que la money mule est souvent elle-même victime des agissements des cybercriminels. En effet, le passeur est souvent mené à verser ses propres deniers aux cybercriminels, à titre de prétendus frais à supporter par l’entreprise ou pour payer la provision d’un avocat fictif lorsque «l’agent financier» s’est fait repérer par les autorités de poursuite pénale15.
L’autre mode opératoire de la première alternative passe par la création d’un contrat de prêt fictif, comme l’illustre une information du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) de 2015:
«La cliente de la banque à l’origine de la communication a expliqué qu’un homme qu’elle ne connaissait pas avait pris contact avec elle via Skype et lui avait fait un prêt. Elle croyait que les sommes qui étaient versées sur son compte étaient les remboursements d’autres personnes ayant également contracté un prêt. Les auteurs, quant à eux, publiaient des annonces de vente d’appareils électroniques et d’articles de marque coûteux et indiquaient le numéro de compte de la cliente X pour le paiement du prix d’achat. Les vérifications effectuées ont montré que l’adresse électronique indiquée pouvait être trouvée sur internet. Différents versements étaient accompagnés d’une mention renvoyant à l’achat de marchandises, comme l’a révélé l’analyse des transactions. Les articles payés n’étaient cependant jamais envoyés. La cliente prélevait ensuite les fonds sur son compte et les virait dans un pays d’Afrique de l’Ouest.»16
Dans la seconde alternative, après avoir établi un lien de confiance avec leur cible, les cybercriminels tentent de l’amener à transférer
de l’argent en provenance de tiers et/ou de leurs propres deniers en leur faveur.
Une communication au MROS de 2014 illustre cette «arnaque aux sentiments»:
«X avait récemment fait connaissance sur internet d’une personne Y vivant à l’étranger. Cette personne avait déclaré avoir perdu récemment son père, dont elle s’était occupée jusqu’à sa mort. Y a ajouté qu’elle s’était retrouvée en grandes difficultés, parce que des membres de sa famille avaient fait transférer le corps à l’étranger. Etant donné que Y s’y opposait, elle avait dû se rendre dans ce pays et avait chargé un avocat de défendre ses intérêts, en particulier son droit à l’héritage. Y avait donc besoin d’argent pour payer cet avocat, son hôtel et ses frais courants, argent que lui a versé X. Y l’a prié de se faire verser l’argent de son «agent d’assurance» nord-américain sur son compte et de faire ensuite transférer cette somme sur le compte d’un institut financier ouest-africain. Le titulaire de ce dernier compte, un prétendu ami proche du père décédé, transférerait ensuite la somme «de l’assurance» sur son compte à elle. X a prétendu ne pas avoir remarqué que ces transactions étaient absurdes. Peu après, Y a informé X qu’elle n’avait plus d’argent. X a donc décidé de prendre un crédit de plusieurs dizaines de milliers de francs, alors qu’il avait déjà donné toutes ses économies, et d’envoyer cette somme à Y, c’est-à-dire au prétendu ami du père décédé. Manifestement, les auteurs de cette infraction ont non seulement soustrait toutes ses économies à X, mais l’ont de plus utilisé comme agent financier afin de blanchir de l’argent d’autres victimes obtenu par des voies criminelles.»17
Ainsi, l’objectif poursuivi par les cybercriminels consiste à amener l’«agent financier» à mettre son compte bancaire à disposition pour permettre des transferts d’argent. La money mule sert ainsi d’intermédiaire entre des tiers (eux-mêmes lésés par une infraction autonome commise sur internet) et les cybercriminels. Ce comportement est susceptible de revêtir la qualification juridique de blanchiment d’argent (art. 305bis CP; cf. infra section 2.1.).
A notre sens, le terme de money mule doit être utilisé uniquement s’agissant des actes de transfert de valeurs patrimoniales appartenant à des tiers, à l’exclusion des actions par lesquelles l’agent financier se lèse lui-même en versant des fonds lui appartenant.
2. Qualification juridique des agissements des money mules
2.1. Blanchiment d’argent
2.1.1. Valeurs patrimoniales provenant d’un crime
La notion de «valeur patrimoniale» doit être interprétée largement18. Il peut notamment s’agir d’une chose mobilière ou immobilière, d’une créance ou d’un autre droit19, en particulier d’argent liquide ou de valeurs patrimoniales sur un compte bancaire20.
L’infraction préalable dont proviennent les valeurs patrimoniales doit répondre à la définition d’un crime (art. 10 al. 2 CP). Le TF a renoncé à une preuve stricte de l’infraction préalable, de sorte qu’il n’est notamment pas nécessaire que l’auteur ou le détail des circonstances du crime préalable soient déterminés21. L’application de l’art. 305bis CP n’est donc pas dépendante de l’existence d’une procédure relative au crime préalable22.
Les fonds transférés sur le compte de la money mule proviennent, le plus souvent, d’infractions commises sur internet, à l’aide des modes opératoires suivants:
le phishing (ou hameçonnage): obtention de renseignements personnels dans le but de tromper un tiers de confiance (p. ex. une banque) en usurpant l’identité de la victime. Il peut prendre diverses formes, comme l’envoi en masse de courriels invitant à se connecter via un faux lien ou à transmettre des informations de connexion, une demande téléphonique de vérification du mot de passe ou encore l’installation d’un cheval de Troie. Il peut aussi s’agir d’attaques d’ingénierie sociale, soit la recherche d’information permettant de se faire passer pour une autre personne ou de découvrir les mots de passe23;
les fausses annonces pour des appareils électroniques: de fausses offres pour des appareils électroniques sont postées par les cybercriminels sur des sites de petites annonces. La victime achète le produit, puis verse l’argent sur le compte d’une money mule. Elle ne reçoit jamais le produit qu’elle a commandé24.
Les actes de phishing constituent souvent les prémices d’une escroquerie (art. 146 CP) ou d’une utilisation frauduleuse d’un ordinateur (art. 147 CP), soit des crimes (art. 10 al. 2 CP). L’arnaque fondée sur des fausses annonces est susceptible de réaliser les éléments objectifs et subjectifs d’escroquerie (art. 146 CP), soit un crime (art. 10 al. 2 CP) à moins que les conditions posées par l’art. 172ter CP (infractions d’importance mineure) soient remplies25.
Les crimes préalables étant le plus souvent commis par des individus sis à l’étranger, il arrive fréquemment que seule une procédure pénale contre la money mule pour blanchiment d’argent puisse être ouverte en Suisse26. Les infractions préalables font ainsi rarement l’objet d’une enquête approfondie, sous réserve de la récolte des éléments de preuve visant à pouvoir attribuer causalement les valeurs patrimoniales qui ont transité par l’«agent financier» à l’activité d’un crime (p. ex. par l’examen de la case «motif du paiement» des crédits sur le compte du passeur d’argent).
2.1.2. Un acte d’entrave à l’établissement du lien entre la valeur patrimoniale et le crime
L’infraction de blanchiment d’argent (art. 305bis CP) incrimine tout «acte propre à entraver l’identification de l’origine, la découverte ou la confiscation de valeurs patrimoniales»27. Le comportement de l’auteur doit être susceptible d’entraver la mainmise des autorités pénales dans le but de confiscation (art. 70 al. 1 CP) ou de restitution au lésé (art. 70 al. 1 in fine CP)28.
Le prélèvement de valeurs patrimoniales en espèces représente habituellement un acte de blanchiment, puisque les mouvements des avoirs ne pourront plus être suivis au moyen des documents bancaires29. Si le TF a considéré qu’il en allait de même en cas de transfert physique, bancaire ou sous une autre forme des fonds à l’étranger quelle que soit la configuration30, il a relativisé ce principe dans un arrêt récent, en ce sens que seuls des transferts vers l’étranger destinés à empêcher une confiscation à l’étranger peuvent être qualifiés de blanchiment d’argent31.
La money mule procède à un retrait des avoirs provenant du crime préalable au bancomat et envoie ensuite cette somme par voie postale ou par l’intermédiaire d’un prestataire de services de paiement, ce qui constitue en principe un acte destiné à entraver la confiscation32.
2.1.3. Intention et connaissance de la provenance criminelle
Le blanchiment d’argent est une infraction intentionnelle (art. 12 al. 1 et 2 CP). L’auteur est punissable dès qu’il «savait ou devait présumer» que les valeurs patrimoniales provenaient d’un crime (cf. supra 2.1.1). Cette formule vise expressément le dol éventuel (art. 12 al. 2 2e phrase CP)33.
Il s’avère ainsi suffisant que l’auteur accepte que le comportement qu’il choisit d’adopter soit propre à provoquer l’entrave prohibée et présume que la valeur patrimoniale provient d’un crime34. Concernant ce second élément, il suffit que l’auteur ait connaissance de circonstances faisant naître le soupçon pressant de faits constituant légalement un crime et qu’il s’accommode de l’éventualité que ces faits se soient produits35. Il n’est en revanche pas nécessaire que l’auteur connaisse les circonstances particulières de l’infraction préalable, et la qualification juridique de celle-ci. La notion de «crime» (art. 10 al. 2 CP) étant un terme dont la définition juridique peut échapper au non-juriste, il suffit que I’auteur envisage et accepte que l’infraction préalable soit susceptible d’entraîner une sanction pénale importante36. En revanche, l’auteur qui, par simple légèreté, n’envisage pas la provenance criminelle des avoirs n’est pas punissable37.
Parmi les éléments extérieurs permettant de conclure que l’auteur s’est accommodé du résultat dommageable pour le cas où il se produirait, figurent notamment la probabilité (connue par l’auteur) de la réalisation du risque et l’importance de la violation du devoir de prudence. Plus celles-ci sont grandes, plus sera fondée la conclusion que l’auteur, nonobstant d’éventuelles dénégations, avait accepté l’éventualité de la réalisation du résultat dommageable38. Les mobiles de l’auteur et la manière dont il a agi peuvent également constituer des éléments extérieurs pertinents39.
En application du principe de la concomitance, I’auteur doit avoir connaissance de la provenance criminelle des valeurs au moment où il remplit les éléments constitutifs objectifs de I’infraction. S’il n’apprend la provenance criminelle qu’après avoir commis un acte d’entrave à l’établissement du lien entre la valeur patrimoniale et le crime (cf. supra 2.1.2), ce dol subséquent ne peut lui être reproché40.
S’agissant des money mules, les circonstances suivantes peuvent être prises en considération par les autorités de poursuite pénale pour déterminer si l’infraction de blanchiment d’argent a été commise intentionnellement, soit à tout le moins par dol éventuel:
crédibilité et sophistication des explications amenant l’«agent financier» à mettre son compte bancaire à disposition d’un inconnu, à retirer l’argent au bancomat et à le transférer en faveur d’un destinataire inconnu à l’étranger41;
cohérence entre les explications fournies à l’«agent financier» et les montants crédités sur le compte bancaire de ce dernier42;
ouverture d’un compte bancaire en son propre nom, sur demande de l’«employeur», pour exécuter des transactions présentées comme professionnelles43;
possibilité de conserver une commission importante pour un travail présentant une charge dérisoire et n’exigeant généralement aucune formation préalable ni connaissance spécialisée44;
envoi par la voie postale d’argent en espèces à un destinataire inconnu à l’étranger45;
participation à d’autres actes utiles pour la commission de l’infraction préalable (p. ex. recrutement d’autres «agents financiers», création de comptes sur des sites de vente en ligne, publication d’annonces prérédigées pour vendre des appareils électroniques, etc.);
actes de disposition de l’«agent financier» lésant son propre patrimoine;
blocage d’un compte par une banque et ouverture d’un autre compte pour procéder à de nouvelles transactions;
blocage des transferts par un prestataire de services de paiement et utilisation d’une société concurrente;
questions et/ou avertissements des employés des prestataires de services de paiement ou de banque46.
2.2. Participation à l’infraction préalable ou soutien à une organisation criminelle?
Comme exposé ci-dessus, les money mules exécutent les opérations de retrait et de transfert vers l’étranger, sans avoir connaissance des infractions préalables. La simple mise à disposition de leur compte bancaire ne saurait toutefois faire d’eux des coauteurs ou des complices (art. 25 al. 1 CP) de l’infraction préalable, laquelle est le plus souvent commise depuis l’étranger47.
En outre, les agissements des «agents financiers» ne remplissent en principe pas les éléments objectifs et subjectifs de l’infraction de participation à une organisation criminelle (art. 260ter CP), dès lors qu’ils ne sont généralement pas informés du contexte général dans lequel s’inscrivent leurs agissements et que, dans la plupart des cas, ils n’exécutent que quelques actes pour le réseau criminel, de sorte que leur contribution ne saurait être qualifiée d’essentielle48.
Il en va toutefois différemment si la money mule procède à des actes supplémentaires, tels que la création d’un compte ou la publication d’annonces prérédigées sur un site de vente en ligne sur instruction et pour le compte des cybercriminels.
3. Sanction
L’infraction de blanchiment d’argent simple est un délit passible d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire (art. 305bis al. 1 CP).
L’art. 305bis ch. 2 CP prévoit une liste non exhaustive de circonstances aggravantes, à savoir lorsque l’auteur agit comme membre d’une organisation criminelle (let. a) ou agit comme membre d’une bande formée pour se livrer de manière systématique au blanchiment d’argent (let. b) ou réalise un chiffre d’affaires ou un gain important en faisant métier de blanchir de l’argent (let. c). Dans les cas graves, la peine sera une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou une peine pécuniaire. En cas de peine privative de liberté, une peine pécuniaire de 500 jours-amende au plus est également prononcée.
Le plus souvent, la money mule n’agit qu’à quelques reprises avant de voir son compte bancaire être bloqué (art. 10 LBA49, art. 263 al. 1 let. c et d CPP ou art. 71 al. 3 CP) et de se faire notifier un mandat de comparution (art. 201 CPP) en qualité de prévenu par les autorités de poursuite pénale. Elle n’a en outre, en principe, pas connaissance du contexte général dans lequel s’inscrit la mise à disposition de son compte bancaire. Les circonstances aggravantes seront ainsi très rarement réalisées.
Outre une peine, l’«agent financier» risque le prononcé de la confiscation des avoirs provenant d’un crime en ses mains (art. 70 CP) ou le prononcé d’une créance compensatrice (art. 71 CP)50. Les individus lésés par l’infraction de blanchiment peuvent revendiquer la qualité de partie plaignante (art. 115 al. 1 et 118 al. 1 CPP)51, déposer des conclusions civiles fondées sur l’art. 41 CP (art. 122 CPP)52 et requérir l’allocation subséquente des avoirs confisqués (art. 73 al. 1 let. b CP) ou de la créance compensatrice (art. 73 al. 1 let. c CP)53. Afin de garantir de telles mesures, le Ministère public pourra ordonner le séquestre conservatoire de valeurs patrimoniales en mains du passeur d’argent (art. 263 al. 1 let. c et d CPP et/ou art. 71 al. 3 CP)54.
4. Conclusion
La déficience de la collaboration internationale en matière de cybercriminalité a pour conséquence que seule la money mule sera poursuivie pour blanchiment d’argent (art. 305bis CP), à l’exclusion des auteurs du crime préalable. En 2018, les chiffres relatifs à l’infraction de blanchiment d’argent ont considérablement augmenté (+ 418 infractions + 51,8%)55, certainement en partie en raison des agissements des passeurs d’argent.
Entre septembre et novembre de la même année, une opération de lutte contre le money muling, organisée par Europol, a eu lieu dans toute l’Europe. Trente pays y ont participé, dont la Suisse avec dix polices cantonales56 et l’Office fédéral de la police (Fedpol), qui a assuré la coordination entre Europol et les cantons.
Les investigations des autorités de poursuite pénale suisses ont permis d’identifier 111 «agents financiers» et 10 recruteurs. Les procédures ouvertes contre ces personnes ont d’ores et déjà attiré l’attention du grand public sur le money muling57 et devront permettre, à l’avenir, de préciser la jurisprudence en matière de dol éventuel. y
1
Office fédéral de la statistique (OFS), Statistique policière de la criminalité, Rapport annuel 2018 des infractions enregistrées par la police, p. 9 § 3 et p. 13.
2
OFS, Rapport 2018, p. 9 § 2.
3
OFS, Rapport 2018, p. 9 § 4.
4
TPF, BG.2017.31 du 9.1.2018, c. 3. Voir également: TF, 6B_1185/2018 du 14.01.2019, c. B; TPF, BG.2012.28 du 10.10.2012, c. 3.1; Office fédéral de la police (Fedpol), Rapport annuel du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) de 2015, 04.2016, p. 46 section 3.2.5.
5
Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Tom Felber, Recht im Spiegel der NZZ, n° 119, 24.5.2017, p. 20); Centrale d’enregistrement et d’analyse pour la sûreté de l’information (MELANI), Sûreté de l’information, Rapport semestriel 2017/I, 23.10.2007, p. 14 section 4.3.
6
Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Felber, Recht, p. 20); TPF, BG.2012.28 du 10.10.2012, c. 3.1; Marcel Scholl, in: Jürg-Beat Ackermann (éd.), Kommentar Kriminelles Vermögen –Kriminelle Organisation – Band I, Genève – Zurich – Bâle 2018, art. 70 CP N 346; Steve D’Alfonso, Brooke. C. Satti, Money mules, IBM Red Cell White Paper, 09.2014, p. 5 s.
7
D’Alfonso, Satti, Mules, p. 8.
8
MELANI, Ingénierie sociale, melani.admin.ch/melani/fr/home/themen/socialengineering.html (dernière consultation le 31.10.2019).
9
Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Felber, Recht, p. 20); Prévention suisse de la criminalité (SKPPSC), Money mules, skppsc.ch/fr/sujets/internet/money-mules (dernière consultation le 31.10.2019); Jérémie Müller, La cybercriminalité économique au sens étroit, RJL, 2012, p. 123 s; TPF, BG.2017.31 du 9.1.2018, c. 3.
10
Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Felber, Recht, p. 20).
11
Fedpol, Rapport MROS 2015, p. 46 section 3.2.5.
12
SKPPSC, Money mules.
13
Müller, Cybercriminalité, p. 123 s; Fedpol, Rapport MROS 2015, p. 46 section 3.2.5.
14
Müller, Cybercriminalité, p. 123 s.
15
Fedpol, Rapport MROS 2014, 04.2015, p. 49 section 3.11.
16
Fedpol, Rapport MROS 2015, p. 46 section 3.2.5.
17
Fedpol, Rapport MROS 2014, p. 49 section 3.11.
18
ATF 124 IV 276, c. 3 ; ATF 119 IV 61, c. 2a; TF, 6S.426/2006, 28.12.2016, c. 2.2, SJ 2007 I 271.
19
Message du Conseil fédéral concernant la modification du code pénal suisse (Législation sur le blanchissage d’argent et le défaut de vigilance en matière d’opérations financières) du 12 juin 1989, FF 1989 II 961, p. 982.
20
Andreas Donatsch, Marc Thommen, Wolfgang Wohlers, Strafrecht IV, 5e éd., Zurich 2017, p. 396 s; Bernard Corboz, Les infractions en droit suisse, Volume II, 3e éd., Berne 2010, art. 305bis N 9; CR CP II-Cassani, art. 305bis N 15.
21
ATF 138 IV 7, c. 4.2.3.2; ATF 120 IV 323, c. 3d; TF, 6B_141/2007 du 24.9.2007, c. 3.3.3; TF, 6S.22/2003 du 8.9.2003, c. 1.1.2 (non reproduit in: ATF 129 IV 322); TPF, SK.2010.9 du 24.11.2010, c. 3.2.2; S’agissant du principe d’accusation (art. 9 CPP) dans l’affaire d’une money mule: TF 6B_1185/2018 du 14.01.2019, c. 2.4 et 2.5.
22
ATF 138 IV 7, c. 4.2.3.2; ATF 120 IV 323, c. 3d; TF, 6B_141/2007 du 24.9.2007, c. 3.3.3; TF, 6S.22/2003 du 8.9.2003, c. 1.1.2 (non reproduit in: ATF 129 IV 322).
23
S’agissant de la définition de phishing et sa qualification juridique: MELANI, Sûreté de l’information, Rapport semestriel 2019/I, 29.10.2019, p. 23 section 4.4; Sylvain Métille, Internet et droit, Protection de la personnalité et questions pratiques, Genève – Zurich – Bâle 2017, p. 139. S’agissant de l’utilisation de ce mode d’opération comme infraction préalable aux actes de la money mule: TPF, BG.2011.29 du 18.10.2011; Fedpol, Rapport MROS 2015, p. 15 section 2.2.7 et p. 46 section 3.2.3.
24
Fedpol, Rapport MROS 2015, p. 46 section 3.2.5; TPF, BG.2012.28 du 10.10.2012, c. 3.1.
25
Sur les conditions objectives et subjectives de l’art. 172ter CP: CR CP II-Jeanneret, art. 172ter N 7 à 18; BSK Strafrecht II-Weissenberger, art. 172ter N 18 à 38.
26
TPF, BG.2017.31 du 9.1.2018, c. 3.
27
ATF 119 IV 242, c. 2a et 2b; TF, 6B_649/2015 du 4.5.2016, c. 1.1 et. 2.1.
28
ATF 122 IV 211, c. 3b.aa; ATF 119 IV 242, c. 1a.
29
TF, 6B_649/2015 du 4.5.2016, c. 1.4; TF 6B_900/2009 du 21.10.2010, c. 4.3 (non publié in: ATF 136 IV 179); TF, 6S.35/2003 du 5.5.2003, c. 2.1.
30
ATF 136 IV 188, c. 6.1; ATF 127 IV 20, c. 2b/cc et 3b; TF, 6B_88/2009 du 29.10.2009, c. 4.3.
31
ATF 144 IV 172, c. 7.2.2.
32
Voir p. ex Bezirksgericht ZH, n° 30 du 17.06.2008 (résumé in: Forumpoenale 3/2009, p. 157).
33
Message, FF 1989 II 961, p. 984; ATF 119 IV 242, c. 2b; TF, 4A_653/2010 du 24.6.2011, c. 3.2.3.
34
ATF 122 IV 211, c. 2e; ATF 119 IV 242, c. 2b; TF, 6B_729/2010 du 8.12.2011, c. 4.5.1 (non publié in: ATF 138 IV 1).
35
ATF 138 IV 1, c. 4.2.2; ATF 122 IV 211, c. 2e; ATF 119 IV 242, c. 2b; TF, 6B_649/2015 du 4.5.2016, c. 2.1.
36
TF, 6S.426/2006 du 28.12.2006, c. 2.3, SJ 2007 I 271.
37
TF, 6B_835/2008 du 20.4.2009, c. 3.1.
38
ATF 133 IV 222, c. 5.3; ATF 130 IV 58, c. 8.4; TF, 6B_649/2015 du 4.5.2016, c. 2.1.
39
ATF 135 IV 12, c. 2.3.3; TF, 6B_649/2015 du 4.5.2016, c. 2.1; TF, 6P.125/2005 du 23.1.2016, c. 11.2.
40
TF, 6P.125/2005 du 23.1.2006, c. 11.1 et 11.2.
41
Obergericht ZH, SB170272 du 16.11.2017, c. 2.1; Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Felber, Recht, p. 20) ; Bezirksgericht ZH, n° 30 du 17.6.2008 (résumé in: Forumpoenale 3/2009, p. 157).
42
Obergericht ZH, SB170272 du 16.11.2017, c. 2.1; Bezirksgericht ZH, n° 30 du 17.6.2008 (résumé in: Forumpoenale 3/2009, p. 157).
43
Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Felber, Recht, p. 20); Bezirksgericht ZH, n° 30 du 17.6.2008 (résumé in: Forumpoenale 3/2009, p. 157).
44
Bezirksgericht ZH, n° 30 du 17.6.2008 (résumé in: Forumpoenale 3/2009, p. 157); Fedpol, Rapport MROS 2014, p. 15 section 2.2.7.
45
Obergericht ZH, SB170272 du 16.11.2017, c. 2.1; Bezirksgericht ZH, GG170005 du 3.5.2017 (résumé in: NZZ, Felber, Recht, p. 20); Bezirksgericht ZH, n° 30 du 17.6.2008 (résumé in: Forumpoenale 3/2009, p. 157).
46
Fedpol, Rapport MROS 2015, p. 56, section 4.1 b.
47
TPF 2011 170, c. 2.4.
48
TPF 2011 170, c. 2.4.
49
Sur les problématiques relatives aux art. 9a et 10 LBA: Doris Hutzler, in: Jürg-Beat Ackermann (éd.), Kommentar Kriminelles Vermögen – Kriminelle Organisation – Band II, Genève – Zurich – Bâle 2018, art. 9a LBA N 22 et art. 10 LBA N 17.
50
Scholl, Kommentar, art. 70 CP N 346 et art. 71 CP N 129.
51
TF, 6S.426/2006 du 28.12.2006, c. 4.1, SJ 2007 I 271.
52
ATF 129 IV 322, c. 2.2; TF, 4A_21/2008 du 13.6.2008, c. 5 (non reproduit in: ATF 134 III 529); TF, 4A_594/2009 du 27.7.2010, c. 3.4.
53
ATF 125 IV 4, c. 2.a.bb; TPF, BB.2016.371 du 14.6.2017, c. 3.6.1.
54
TPF, BB.2016.371 du 14.6.2017, c. 3.6.1.
55
OFS, Rapport 2018, p. 13.
56
Bâle-Ville, Fribourg, Genève, Grisons, Lucerne, Neuchâtel, Saint-Gall, Schwyz, Soleure et Zurich.
57 Fedpol, «Money muling»: le piège continue de se refermer, 4.12.2018; Europol, Over 1500 Money Mules Identified
In Worldwide Money Laundering Sting, 4.12.2018.