plaidoyer: L’automne dernier a été marqué par une floraison de projets cantonaux visant à réduire les coûts de l’aide sociale. A Berne, à Zoug et à Soleure, on envisage de verser moins que ce que préconisent les recommandations de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), ou moins aux jeunes sans obligations familiales ni formation professionnelle. Lucerne a déjà réduit son aide aux personnes n’ayant pas travaillé au moins 18 mois en Suisse et Neuchâtel a abaissé les barèmes d’aide aux bénéficiaires âgés de moins de 36 ans. A quel point cette volonté de limiter l’aide sociale touche-t-elle aussi nos voisins européens? Et pourquoi maintenant?
Giuliano Bonoli: C’est un mouvement assez généralisé en Europe. Il est double, car il tend d’un côté, à baisser les prestations d’aide sociale et, d’un autre, à réorienter des systèmes basés à l’origine sur l’aide aux personnes marginalisées vers l’insertion professionnelle, les formations, les stages et les cours de recherche d’emploi. Les réformes Hartz, en Allemagne, en sont l’exemple emblématique. Elles visent à améliorer le retour en emploi de bénéficiaires d’allocations qui étaient jusqu’alors versées sans limites dans le temps. L’Angleterre et les pays scandinaves ont suivi des réformes comparables.
Bettina Kahil: Je pense que le moment de cette réflexion s’explique par la nécessité de respecter les critères de convergence du Traité de Maastricht, qui exigent des Etats membres de l’Union une maîtrise de la dette publique. Or, c’est le budget social qui pèse le plus lourd, à un moment où le droit social n’a jamais été aussi développé depuis le XIXe siècle. Tous les régimes sont touchés par les coupes, de l’assurance-chômage à l’assurance-accidents en passant par l’invalidité et, bien sûr, aussi l’aide sociale.
Giuliano Bonoli: Ce qui est particulier, en Suisse, c’est que le nombre de bénéficiaires de l’aide sociale augmente malgré une économie qui se porte bien. Il y a eu un report indéniable des bénéficiaires d’une rente d’invalidité ou de chômage qui, à la suite des restrictions, se sont retrouvées à l’aide sociale. Mais la réforme de l’aide sociale, ici, sans doute aussi parce qu’elle relevait des cantons, ne s’est pas faite. On peut se rassurer en disant qu’elle ne touche toujours que 3% de la population, laquelle a augmenté. On peut aussi juger que cette tendance à l’augmentation croissante des bénéficiaires doit être maîtrisée.
plaidoyer: Pourtant, les services sociaux en Suisse ont longtemps négligé de viser prioritairement la réinsertion professionnelle des bénéficiaires de l’aide sociale. A l’exception de quelques grandes villes, ils ne disposent ni des compétences ni des ressources pour le faire.
Giuliano Bonoli: Traditionnellement, l’aide sociale était destinée à des personnes très marginalisées pour lesquelles le travail rémunéré n’était pas envisageable. Les assistants sociaux avaient donc une approche pleine d’empathie envers des personnes toxicodépendantes ou souffrant de troubles psychologiques légers, mais n’étaient pas formés à répondre aux besoins des entreprises. De l’autre côté, les Offices régionaux de placement ont, certes, la compétence de prendre en charge les personnes à l’aide sociale, mais ignorent comment résoudre les problèmes d’endettement ou de garde d’enfants auxquels ces travailleurs pauvres sont souvent confrontés. Les bénéficiaires sont alors renvoyés d’un service à l’autre, sans qu’on réponde à leurs besoins.
Bettina Kahil: A cela s’ajoute que la coordination entre l’aide sociale et les autres régimes – tels que l’assurance-chômage ou l’AI – dépend du droit cantonal, et elle n’est pas toujours bien réglée...
Giuliano Bonoli: Il faudrait mettre à profit toutes ces solutions pour trouver le régime qui convienne le mieux à chaque bénéficiaire. On a, malheureusement, l’impression, parfois, que chacun tente de faire payer l’autre: ainsi l’aide sociale paiera des avocats pour faire recours contre un refus de rente AI ou, à l’inverse, le système pilote de réinsertion professionnelle exclura les bénéficiaires en attente de rente AI.
plaidoyer: Entre 1990 et 2012, le nombre des bénéficiaires de l’aide sociale en Suisse et passé de 88 000 à 250 333 personnes. Cette aide a aussi changé de rôle, puisqu’elle n’est plus uniquement destinée à garantir un dernier filet de sécurité...
Giuliano Bonoli: Dans le passé, l’aide sociale ciblait une population que l’on croyait perdue pour l’emploi. Aujourd’hui, sont venus s’y ajouter des chômeurs en fin de droits susceptibles de reclassement, des familles aux revenus trop bas, des indépendants non couverts par l’assurance-chômage: on considère que jusqu’à deux tiers de cette population pourrait être réinsérée professionnellement. L’augmentation des bénéficiaires de l’aide sociale est devenue préoccupante dès les années 2000 et on a tenté d’autres manières de travailler avec des passerelles entre aide sociale et ORP. Malheureusement, pour 10 personnes envoyées à l’ORP, cinq revenaient à l’aide sociale, car l’approche n’était pas unifiée. C’est pourquoi la collaboration aujourd’hui tentée à Lausanne entre ORP et Service social se fera en un seul lieu, sur le modèle des «job centers» allemands qui délivrent à la fois allocations sociales et disposent de bourses d’offres d’emploi.
Bettina Kahil: Parallèlement à un développement économique dynamique, il faut relever les réformes novatrices entreprises dans le canton de Vaud, soit pour offrir une formation professionnelle aux jeunes adultes de 18 à 25 ans, tout en bénéficiant d’une bourse d’études (Forjad), soit pour offrir des prestations complémentaires pour les familles à faibles revenus qui travaillent. Ces mesures permettent d’éviter l’aide sociale.
plaidoyer: Que faudrait-il réformer en priorité dans l’aide sociale helvétique? Et est-ce qu’une loi cadre nationale serait un plus?
Giuliano Bonoli: Il faut être réaliste et constater que ces personnes souvent sans formation spécifique ne peuvent trouver des emplois bien rémunérés. C’est pourquoi il faudrait mieux récompenser leurs efforts, en prévoyant des franchises sur le revenu ou des suppléments d’intégration supérieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui, afin que l’incitation à travailler soit réelle. Quant à une loi cadre prévoyant, par exemple, des minima d’aide sociale valables dans tout le pays, il faudrait élargir, à cet effet, les compétences fédérales. Ce serait une idée à retenir, car, actuellement, la CSIAS, organisme privé dont les recommandations ont, de fait, presque force de loi, exerce un pouvoir beaucoup trop important sur la fixation de ces minima, qui devraient être décidés par le Parlement et soumis au référendum.
Bettina Kahil: Je trouverais aussi logique que ces minimaux soient soumis au Parlement. A titre d’exemple, les allocations familiales, un domaine jusqu’alors régi par le droit cantonal. Il est bénéfique de disposer d’un cadre général et de certains principes communs valables d’un bout à l’autre du pays.
plaidoyer: Que penser des tentatives, telle la motion présentée récemment au Parlement bernois, qui voudrait exiger des bénéficiaires d’aide sociale qu’ils travaillent durant un mois pour la collectivité avant de prétendre à une aide? Ou des limites pour les jeunes, comme à Neuchâtel, où les moins de 35 ans sans charges de famille touchent un forfait réduit?
Giuliano Bonoli: Il faut peut-être briser certains tabous. Certains jeunes, à 18 ans, n’ont parfois jamais eu autant d’argent à disposition et, pour ne pas que cela les détourne du travail, coupler la remise de ces forfaits avec une obligation de formation pourrait avoir un certain bon sens.
Bettina Kahil: Faisons attention à ces catégories liées à l’âge: pourquoi 35 ans? On risque de forger des règles non conformes à l’égalité de traitement. En droit de l’Union européenne, on y est très attentif. Lorsque le législateur fixe des limites d’âge, il doit avancer des raisons objectives et respecter le principe de la proportionnalité. La jurisprudence de la Cour est désormais constante à ce sujet. Quant au travail pour la collectivité, s’agit-il d’un travail imposé? L’Etat qui intervient de manière si incisive doit respecter des principes stricts de droit public. Du reste, de quel type de travailleurs s’agit-il? Quelles seront les obligations de l’employeur et qu’en est-il de la couverture d’assurance en cas de dommage? Ces questions ne doivent pas être négligées.
Giuliano Bonoli: Cette dernière proposition me rend aussi sceptique. Cela va peut-être dissuader quelques personnes de demander de l’aide, mais cela ne garantira aucune insertion professionnelle. C’est le même problème qu’on trouve dans les emplois temporaires à l’Etat, où certains services «tournent» grâce aux bénéficiaires de l’aide sociale. S’ils y acquièrent une expérience qu’ils peuvent faire valoir ailleurs, je suis partant, mais, si l’emploi n’offre aucune valeur ajoutée à celui qui l’occupe, cela n’est pas intéressant.