Très fréquentes, les violations du droit d’auteur sur internet peuvent être particulièrement préjudiciables pour les titulaires de droits, en raison de la facilité avec laquelle les œuvres mises en ligne peuvent être copiées et partagées. La lutte contre les violations du droit d’auteur sur internet pose des questions complexes, dans la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts des différents acteurs. Faut-il s’en prendre uniquement aux «pirates» ou aussi aux consommateurs? Dans quelle mesure la responsabilité des intermédiaires, notamment ceux qui hébergent des contenus illicites ou permettent aux utilisateurs d’y accéder, peut-elle être engagée? Depuis qu’internet est devenu accessible au grand public, ces questions ont fait l’objet de débats nourris, tant en Suisse que sur le plan international.
Utilisateurs et intermédiaires
En droit positif, la situation juridique de celui qui met en ligne une œuvre protégée sans autorisation est claire: l’acte constitue une utilisation au sens de l’art. 10 LDA, qui n’est, en règle générale, couverte par aucune exception au droit d’auteur et est passible de sanctions civiles (art. 61 ss LDA) et pénales (art. 67 LDA).
Jusqu’à la révision de 2007, la doctrine était très divisée sur la question de savoir si le consommateur d’une œuvre mise en ligne sans droit doit ou non pouvoir bénéficier de l’exception de copie privée (art. 19 al. 1 let. a LDA). La révision, bien qu’elle n’ait pas abouti à une modification du texte de cette disposition, a permis de clarifier la question, le Conseil fédéral s’étant prononcé dans son Message en faveur d’une interprétation large de l’exception, et le Conseil national ayant rejeté la proposition d’un nouvel alinéa qui aurait restreint son champ d’application1. En droit positif, le simple consommateur d’œuvres mises en ligne sans droit ne peut donc être inquiété, contrairement à la situation qui prévaut, par exemple, en France2 ou en Allemagne3.
La question de la mise en œuvre de la responsabilité des fournisseurs d’hébergement4 et d’accès5, qui permettent la mise en ligne et la consultation de contenus violant le droit d’auteur, est plus complexe. Aucune disposition spéciale ne traitant de cette question en droit positif, elle doit être analysée selon les règles du droit commun. Si la participation de ces intermédiaires aux infractions commises est évidente sur le plan objectif, les conditions subjectives de mise en œuvre de leur responsabilité (intention sur le plan pénal et faute au sens des art. 41 al. 1 ou 50 al. 1 CO) sont plus difficiles à déterminer et posent de nombreuses questions comme, notamment, celles de l’étendue de leur devoir de surveillance ou de la réaction qu’ils doivent adopter lorsqu’un abus leur est signalé. Ce manque de sécurité juridique a poussé de nombreux pays à adopter des règles spéciales. Tel est aussi le cas dans l’Union européenne, les art. 12 ss de la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique traitant de la «responsabilité des prestataires intermédiaires».
Avant-projet de révision
Dans la conclusion de son rapport sur les utilisations illicites d’œuvres sur internet, approuvé en novembre 2011, le Conseil fédéral a relevé que, bien qu’«une action du législateur ne semble (...) pas s’imposer dans l’immédiat», il importait «de suivre attentivement l’évolution des technologies et le débat au niveau international et de réévaluer périodiquement la situation, afin de pouvoir déceler à temps la nécessité d’adapter le droit d’auteur et d’agir en conséquence»6. Huit mois plus tard, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a institué le groupe de travail AGUR127, réunissant des représentants des artistes, des producteurs, des utilisateurs, des consommateurs et de l’administration, qui avait pour mandat d’examiner les besoins de révision du droit d’auteur. En décembre 2013, le groupe a préconisé dans son rapport final plusieurs mesures ciblées ayant pour objectif de simplifier et d’améliorer la lutte contre le piratage8.
Se basant en grande partie sur ces recommandations et dans le but d’assurer leur mise en œuvre, le Conseil fédéral a mis en consultation le 11 décembre 2015 son avant-projet de révision de la LDA. Ce dernier propose essentiellement de «déployer les mesures de lutte contre le piratage au niveau le plus efficace, à savoir celui des fournisseurs, qui ont les moyens d’agir rapidement et de façon ciblée»9. Il prévoit ainsi des obligations de blocage et d’information pour les fournisseurs de services de communication et les fournisseurs de services de communication dérivés (soit, respectivement, les fournisseurs d’accès et les hébergeurs10), en fonction de leur proximité au contenu rendu disponible de manière illicite (art. 66b ss). En contrepartie, la révision prévoit une exonération de responsabilité s’ils respectent leurs obligations (art. 66k), leur apportant ainsi «la sécurité juridique nécessaire à l’exploitation de leurs services»11.
Le projet prévoit une procédure formalisée de notice and take down, impliquant que les hébergeurs suisses devront retirer de leurs serveurs ou bloquer l’accès aux contenus portant atteinte au droit d’auteur faisant l’objet d’une communication du titulaire des droits ou d’une autorité compétente (art. 66b al.1). Ils devront informer leurs clients des mesures prises, auxquelles ces derniers pourront s’opposer, pour autant qu’ils désignent un domicile de notification en Suisse, qui sera indiqué au titulaire des droits (art. 66b al. 2 et 3). Cette obligation, qui correspond selon le Conseil fédéral à la procédure que la plupart des hébergeurs appliquent déjà, s’inspire de l’art. 14 al. 1 let. b de la Directive sur le commerce électronique. Reprenant une recommandation d’AGUR12 et suivant la jurisprudence allemande, le projet impose à l’hébergeur, dans la mesure de ce qui peut être raisonnablement exigé, de veiller à ce que les contenus concernés ne soient pas réintroduits sur ses serveurs (art. 66b al. 4), sauf s’il s’affilie à un organisme d’autorégulation ayant son siège en Suisse (art. 66c al. 1 et 2)12.
Concernant les contenus hébergés à l’étranger, l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle pourra établir une liste de ceux que les fournisseurs d’accès suisses devront bloquer. Le titulaire de droits pourra demander l’ajout d’un contenu à la liste s’il parvient à rendre vraisemblable que les conditions posées par la loi sont réunies (art. 66d). Pour éviter tant que possible d’empêcher l’accès aux contenus licites (overblocking), le blocage sera limité aux sites hébergeant uniquement des offres illicites ou n’hébergeant que des offres licites servant d’alibi pour masquer leur but véritable, et ne s’étendra pas aux pages proposant essentiellement des contenus licites13.
Si la révision vise principalement les intermédiaires, elle touche aussi les utilisateurs qui portent gravement atteinte aux droits d’auteur par le biais de systèmes décentralisés d’échange de données (systèmes peer-to-peer)14. A l’heure actuelle, l’identité d’un usager dont la connexion a été utilisée pour une violation du droit d’auteur ne peut être établie que dans le cadre d’une procédure pénale15. La révision opère un changement de paradigme en autorisant à certaines conditions la collecte des données nécessaires par le titulaire de droits (art. 66j), puis l’identification de l’usager par le biais de son adresse IP sur ordre d’un tribunal civil (art. 62a)16. Pour obtenir l’identité d’un usager, le titulaire de droits devra notamment rendre vraisemblable qu’une violation grave a été commise, et que l’utilisateur dont la connexion a été utilisée a été informé à deux reprises par son fournisseur d’accès de la situation juridique et des conséquences possibles de ses actes, selon les conditions prévues par la loi. Le simple téléchargement à des fins privées d’œuvres mises en ligne sans droit restera quant à lui autorisé17.
Recherche de compromis
D’une ampleur exceptionnelle, la procédure de consultation a donné lieu à 1224 prises de position. Sans surprise, elle a montré que les opinions sur la voie à suivre divergent fortement, et les solutions de l’avant-projet ont été critiquées de toutes parts. Si les titulaires des droits ont considéré que les mesures prévues ne vont pas assez loin, de nombreux autres intervenants ont notamment estimé que les mesures de blocage proposées sont inefficaces et qu’elles risquent de produire des effets négatifs18.
Pour que le dialogue entre les différents milieux concernés puisse aboutir à un projet susceptible de recueillir une plus grande adhésion, le Département fédéral de justice et police (DFJP) a réactivé le groupe de travail sous le nom «AGUR12 II» et l’a complété de représentants des fournisseurs de service et de l’Office fédéral de la justice. Le 2 mars 2017, le groupe a conclu ses travaux et communiqué qu’un compromis a pu se dégager sur certains aspects de la lutte contre le piratage19. Il considère ainsi que «les hébergeurs suisses ne doivent pas héberger de plateformes de piratage» et qu’«ils doivent de plus supprimer rapidement de leurs serveurs les contenus portant atteinte au droit d’auteur». Il estime encore que «la mesure principale dans ce champ d’action est l’autorégulation, qui a déjà fait ses preuves», mais que «si l’hébergeur est à l’origine d’un danger particulier de violation des droits d’auteur, il doit faire en sorte (...) d’éliminer les atteintes et de veiller à ce qu’elles le restent définitivement». Par contre, le groupe n’a pas trouvé de compromis sur les mesures prévoyant le blocage par les fournisseurs d’accès, ni sur l’envoi de messages d’information en cas de violations graves de droits d’auteur par le biais de réseaux peer-to-peer.
Avant la fin de l’année, le DFJP devrait remettre au Conseil fédéral un message sur la révision de la loi sur le droit d’auteur tenant compte des résultats de la procédure de consultation et des conclusions du groupe de travail AGUR12 II.
Ces différentes étapes de la révision en cours montrent que le sujet est délicat et que trouver une solution de compromis qui puisse contenter tous les acteurs sera une tâche difficile, voire impossible. Quoi qu’il en soit, les conditions de mise en œuvre de la responsabilité des intermédiaires, trop complexes en droit positif, devront être clarifiées, avant tout pour assurer une meilleure sécurité juridique. En réalité, elles devraient à notre avis l’être pour tous les types de contenus illicites publiés sur internet, et non seulement pour ceux qui violent le droit d’auteur20.
1Voir sur ces points, plus en détails, Steve Reusser, L’admissibilité des hyperliens en droit d’auteur, thèse Neuchâtel, Bâle 2014, pp. 90 ss.
2L’art. L.122-5,2 du Code de la propriété intellectuelle français prévoit que l’exception de copie privée ne vise que les copies «réalisées à partir d’une source licite».
3Le § 53 ch. 1 UrhG restreint l’application de l’exception aux copies d’exemplaires n’ayant pas été fabriqués ou mis à disposition de manière manifestement illicite.
4Les fournisseurs qui mettent à disposition un espace de stockage sur leurs serveurs pour permettre aux fournisseurs de contenu de publier des contenus sur le réseau.
5Les fournisseurs qui assurent la connexion des utilisateurs au réseau.
6Département fédéral de justice et police, Rapport du Conseil fédéral sur les utilisations illicites d’œuvres sur internet en réponse au postulat 10.3262 Savary, www.ejpd.admin.ch/content/dam/data/ejpd/aktuell/news/2011/2011-11-30/ber-brf.pdf, 2011, p. 13.
7Arbeitsgruppe Urheberrecht 2012.
8Pour un résumé complet de ces recommandations, voir Vincent Salvadé, Droit d’auteur et technologies de l’information et de la communication, Genève 2015, pp. 82 ss.
9Conseil fédéral, communiqué – Le Conseil fédéral veut moderniser le droit d’auteur: ouverture de la consultation, www.ige.ch/fileadmin/user_upload/Urheberrecht/f/modernisierung_urheberrecht_2015_f/Medienmitteilung_2015_12_11_FR.pdf, 2015 (ci-après: Communiqué consultation), p. 1.
10Voir Rapport explicatif p. 30.
11Communiqué consultation p. 1.
12Voir sur ces points Rapport explicatif pp. 69 ss.
13Rapport explicatif pp. 72 s.
14Puisqu’en cas d’utilisation d’un réseau décentralisé, les fournisseurs d’accès et d’hébergement ne peuvent apporter leur concours, en l’absence d’un exploitant de serveur centralisé en mesure de supprimer les contenus violant le droit d’auteur, voir Rapport explicatif p. 66.
15Voir rapport explicatif pp. 19 et 66.
16Rapport explicatif pp. 66 s.
17Communiqué consultation p. 2.
18Pour un résumé des critiques émises, voir Institut Fédéral de la propriété intellectuelle, Deux traités de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle et modifications de la loi sur le droit d’auteur – Rapport rendant compte des résultats de la consultation, 2.12.2016, pp. 3 ss.
19Voir Institut fédéral de la propriété intellectuelle, Modernisation du droit d’auteur: compromis au sein de l’AGUR12 II, www.ige.ch/fileadmin/user_upload/Urheberrecht/f/AGUR12_II_Medienmitteilung_20170302_FR.pdf, 2017.
20Voir, pour la responsabilité civile, les considérations de Sylvain Métille, Consultation sur la révision du droit d’auteur, https://smetille.ch/ 2016/01/08/ consultation-sur-la-revision-de-la-loi-sur-le-droit-dauteur, 2016.