plaidoyer: Dans la controverse entre la primauté de la CEDH ou celle de la Constitution, le TF a récemment tranché en faveur du droit international?
Etienne Grisel: Le TF a introduit des limites matérielles à une révision constitutionnelle, en affirmant la supériorité de la CEDH ainsi que de valeurs fondamentales intrinsèques à la Constitution. Mais il n'avait pas à le faire! Il s'est arrogé des pouvoirs que la Constitution ne lui accorde pas et qui appartiennent tout au plus à l'Assemblée fédérale. Seul le droit impératif international prime sur la Constitution, conformément à l'art. 194 al. 2 Cst.
Maya Hertig: Dans l'arrêt en question, le TF affirme la primauté du droit international, mais plutôt dans le cadre d'une réflexion sur l'application de dispositions constitutionnelles contraires aux conventions protectrices des droits de l'homme. Il met en exergue la spécificité du mécanisme de mise en œuvre de la CEDH. Il convient d'éviter de rendre des arrêts et de se trouver par la suite désavoué à Strasbourg. Tel a notamment été le cas dans les arrêts Emre2 de la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) qui ont conduit à deux constats de violation dans la même affaire. Le TF rappelle que la CourEDH vérifie, lorsqu'un cas de renvoi d'un étranger délinquant lui est soumis, que le droit à la vie privée et familiale est respecté (art. 8 CEDH), ce qui implique un examen de la proportionnalité de la mesure, compte tenu d'une série de critères énoncés par la jurisprudence européenne.
plaidoyer: Professeur Grisel, quel sens cela a-t-il en effet que le TF rende un arrêt qui sera ensuite cassé à Strasbourg?
Etienne Grisel: On ne peut préjuger d'une décision de la CourEDH. Elle dépendra des circonstances. Le TF est dans une position différente, car son autorité repose uniquement sur la Constitution votée par le peuple. Cela dit, il est vrai qu'il est désagréable pour le TF de rendre un arrêt conforme à la Constitution, puis d'être désavoué à Strasbourg. Mais la CEDH n'a pas été soumise au référendum, pas même facultatif. On ne peut donc pas dire qu'elle est au-dessus de la Constitution. Un arrêt de la CourEDH est certes obligatoire, en vertu de la primauté du droit international. Mais je ne connais pas de cas où cette Cour a dit que la Constitution n'est pas applicable et le TF n'est pas compétent pour le faire.
Maya Hertig: On ne peut pas examiner la légitimité de la CEDH seulement sous l'angle du processus démocratique. Souvenons-nous par ailleurs que la Constitution fédérale avait en son temps été imposée à certains cantons! Il faut aussi tenir compte de la légitimité de la CEDH par son acceptation effective, son influence sur le droit interne. Le catalogue des droits fondamentaux de la Constitution a été mis à jour en tenant compte de la CEDH. Cette dernière trouve aussi sa légitimité dans la protection de l'individu.
plaidoyer: L'application de l'initiative sur le renvoi des étrangers délinquants ne se heurte pas seulement à la CEDH, mais aussi à des principes constitutionnels?
Etienne Grisel: Le TF s'est de nouveau attribué une compétence dont il ne dispose pas en créant une hiérarchie entre des normes constitutionnelles, en disant que les principes tels que l'égalité et la proportionnalité sont supérieurs à la disposition sur le renvoi. Or, il faut tenir compte de l'interprétation historique de l'initiative sur le renvoi et de la règle de la lex specialis. Selon cette dernière, l'article sur le renvoi est suffisamment précis pour l'emporter sur les principes généraux. Et la méthode systématique obligeait le TF à interpréter la loi sur les étrangers à la lumière du nouvel article 121 Cst. sur le renvoi.
Maya Hertig: Au contraire, le TF a raison de souligner qu'on ne peut pas interpréter une disposition constitutionnelle, comme celle sur le renvoi des étrangers, de manière isolée: il faut la concilier avec des principes issus de la même Constitution, comme le principe de proportionnalité. C'est la méthode dite de la concordance pratique et aussi une question d'interprétation systématique.
plaidoyer: Que penser de la deuxième initiative sur le renvoi, lancée pour faire respecter l'esprit de la première (et non encore examinée par le Parlement)?
Maya Hertig: Les initiants affirment qu'elle respecte la CEDH et le principe de proportionnalité. Mais cette position est très difficilement soutenable. Cette seconde initiative est certes un peu plus nuancée que la première, mais elle ne tient pas compte de tous les facteurs à apprécier dans un cas concret, comme la durée passée en Suisse et les attaches avec le pays d'origine. L'Assemblée fédérale aurait dû invalider la première initiative.
Etienne Grisel: Mais elle ne l'a pas fait. Et le TF doit s'incliner. Cela dit, la deuxième initiative, avec sa liste interminable de cas où il faut procéder à un renvoi, est ridicule. Elle comprend néanmoins des réserves n'existant pas dans la première, comme la renonciation au renvoi d'un délinquant ayant agi pour des motifs excusables. Et le principe de non-refoulement, en cas de risque de torture dans le pays d'origine, est reconnu.
Maya Hertig: C'est une vision dépassée de dire qu'il n'y a rien au-dessus de la Constitution! Il y a un fond commun entre la démocratie et les droits de l'homme, un besoin de protection des minorités inhérent à la démocratie.
plaidoyer: L'Assemblée fédérale avait-elle suffisamment de motifs pour invalider la première initiative sur le renvoi?
Maya Hertig: Oui. Au moment de l'examen de ces textes, l'Assemblée fédérale aurait dû appliquer le même raisonnement que lorsqu'elle avait invalidé l'initiative dite «Pour une politique d'asile raisonnable», en invoquant le fait que le principe de non-refoulement n'était pas garanti.
Etienne Grisel: En Suisse, c'est une longue tradition de valider les initiatives, même contraires au droit international. Tout allait bien pour l'Assemblée fédérale tant que les initiatives étaient presque toujours rejetées. Rappelons-nous en effet que, pendant un siècle, pas plus de neuf d'entre elles ont été acceptées. Mais la situation a changé il y a une dizaine d'années, avec une initiative par an acceptée en votation populaire! De plus, certaines d'entre elles posent des problèmes de politique extérieure (par exemple celle sur les minarets) ou de politique intérieure (par exemple, l'initiative Minder et celle sur les résidences secondaires). Cela illustre un réel divorce entre la majorité du peuple et ses élus.
plaidoyer: Peut-on en déduire que le système de contrôle préalable des initiatives populaires doit lui aussi évoluer?
Etienne Grisel: L'Assemblée fédérale ne veut pas se dessaisir de son pouvoir en la matière, de même qu'elle refuse de permettre au TF de vérifier la constitutionnalité des lois fédérales.
plaidoyer: Le Conseil fédéral fait des propositions pour favoriser la compatibilité entre initiatives populaires et droit international, avec un avis de droit avant la récolte des signatures, et un examen de la conformité à l'essence des droits fondamentaux en droit interne. Qu'en pensez-vous?
Maya Hertig: Il est bien d'informer le citoyen en lui livrant, avant la récolte des signatures, un avis juridique sur la conformité de l'initiative avec le droit international. Mais je doute que cela ait un impact sur le résultat de la votation. De plus, cela représente une atteinte aux droits politiques des initiants, qui n'ont pas de possibilité de recourir contre cet avis de droit. Quant à la limite posée par l'essence des droits fondamentaux, elle présente l'avantage de relever du droit interne. Mais c'est néanmoins une notion difficile à cerner. Le Conseil fédéral a une vision étroite de cette essence, qui ne comprend ni l'interdiction de la discrimination ni les garanties fondamentales de nature procédurale.
Etienne Grisel: Emettre un avis de droit avant la récolte des signatures, c'est une fausse bonne idée. Pour le citoyen, cela introduirait une confusion dans une procédure déjà compliquée. De plus, ce ne serait que la position d'un chef de département. Le but réel de cet avis n'est pas de favoriser la transparence, mais de faciliter les invalidations par l'Assemblée fédérale. Quant à la notion d'essence des droits fondamentaux, elle est en effet incertaine et ne fait l'objet d'aucune jurisprudence. Mais de toute manière, les propositions du Conseil fédéral n'ont aucune chance d'être acceptées. Je ne peux pas croire que le législateur accepte une pareille restriction du droit d'initiative. On se retrouve de nouveau dans le conflit entre démocratie directe et droits individuels. Et on perd de vue que l'initiative populaire est aussi une liberté. Elle est la garantie d'un système politique ouvert, qui ne saurait être verrouillé par les autorités.
Maya Hertig: Mais, comme vous l'avez dit, l'Assemblée fédérale n'a guère tendance à invalider les initiatives populaires... Je serais assez étonnée qu'elle se mette à le faire à tout va.
Etienne Grisel: Politiquement, je ne pense pas que ce soit une bonne chose de faciliter les invalidations. Mieux vaut laisser le peuple se prononcer. Dans l'application, cela s'arrange en général.
Maya Hertig: Il est vrai qu'il y a souvent une marge de manœuvre dans l'application d'une initiative. Mais l'exemple de celle sur le renvoi montre que ce n'est pas toujours facile...
plaidoyer: Et le Conseil fédéral le dit lui-même: si un examen sous l'angle de l'essence des droits fondamentaux avait été opéré, les initiatives controversées de ces dernières années n'auraient pas été invalidées pour autant...
Maya Hertig: Effectivement. Aux propositions du Conseil fédéral, je préférerais un contrôle judiciaire de la validité des initiatives populaires. Mais ce serait difficilement réalisable.
Etienne Grisel: L'Assemblée fédérale ne veut en effet pas d'un tel contrôle.
Etienne Grisel, 69 ans, professeur honoraire de l'Université de Lausanne, ancien directeur du Centre de droit public de cette même université.
Maya Hertig Randall, 40 ans, professeure ordinaire et directrice du département de droit public à l'Université de Genève.
1 Arrêt du TF 2C-828/2011 du 12.10.2012
2 CourEDH, arrêt N° 42034/04 «Emre c. Suisse» du 22.5.2008, et arrêt N° 5056/2010 «Emre c. Suisse» (N° ), du 11.10.2011. Après la tenue du débat de plaidoyer, la CourEDH a encore rendu un arrêt N° 12020/09 «Udeh c. Suisse» du 16.4.2013, constatant qu'une mesure de renvoi viole l'art. 8 CEDH (lire page 58).