L’initiative populaire «Pour une immigration modérée (initiative de limitation)» sera soumise au vote du peuple et des cantons le 17 mai prochain1. Dernière d’une longue série de propositions de révision de la Constitution fédérale portant sur la thématique de l’immigration en Suisse, elle a été lancée à la suite de l’adoption, par l’Assemblée fédérale, de la mise en œuvre législative de l’initiative «Contre l’immigration de masse»2, qui était jugée insatisfaisante par les initiants.
Cet article propose une comparaison de ces deux initiatives. On constatera que leurs textes respectifs sont très proches, à l’exception toutefois d’un élément essentiel, qui donne une signification particulière à la votation à venir.
L’initiative «Contre l’immigration de masse» et sa mise en œuvre législative
Le 9 février 2014, le peuple et les cantons acceptaient l’initiative populaire «Contre l’immigration de masse», à une courte majorité de 50,3% des votants et 14,5 cantons3. L’art. 121a Cst. faisait son entrée dans la Constitution fédérale, accompagné d’une disposition transitoire (art. 197 ch. 11 Cst.)4.
L’art. 121a Cst. prévoit que la Suisse gère de manière autonome l’immigration des personnes étrangères, en particulier par le biais de plafonds et de contingents annuels (al. 2). Quant à l’art. 197 ch. 11 Cst., il impose notamment un délai de trois ans pour que les traités internationaux contraires à l’art. 121a Cst. soient renégociés et adaptés. Parmi ces traités figure l’Accord sur la libre circulation des personnes conclu entre la Suisse et les Etats membres de l’Union européenne le 21 juin 1999 (ALCP)5. Le régime de libre circulation qu’il instaure s’oppose en effet à l’application d’un système de plafonds et de contingents annuels aux ressortissants des Etats membres de l’UE, tel que prévu par l’art. 121a al. 2 Cst. A la suite de l’adoption de l’initiative «Contre l’immigration de masse», il fallait donc que cet accord soit renégocié6.
L’initiative «Contre l’immigration de masse» nécessitait en outre d’être mise en œuvre au niveau de la loi. Alors que le Conseil fédéral tentait en vain de trouver une solution avec l’Union européenne concernant l’ALCP, l’Assemblée fédérale a longuement débattu des mesures légales à adopter. Elle a finalement voté une législation de mise en œuvre prévoyant un certain nombre de mesures visant à privilégier la main-d’œuvre en Suisse, sans pour autant réintroduire un système de plafonds et de contingents pour les ressortissants de l’Union européenne7. L’intention du Parlement fédéral était de concrétiser l’art. 121a Cst. d’une manière qui n’entre pas en collision frontale avec les obligations de l’ALCP, afin que ce dernier puisse être maintenu8. Parmi ces mesures figure au premier plan l’obligation pour les employeurs de branches connaissant un certain taux de chômage (5% dès le 1er janvier 2020) d’annoncer les postes vacants9. La législation de mise en œuvre n’a pas fait l’objet d’un référendum, mais le chapitre n’était pas totalement clos pour autant.
L’initiative de limitation: la clause principale (art. 121b P-Cst.)
Plusieurs mois avant que la législation de mise en œuvre de l’art. 121a Cst. n’entre en vigueur, débutait la récolte de signatures pour l’initiative de limitation. L’initiative a formellement abouti en septembre 201810.
Cette initiative a été lancée en réaction à la mise en œuvre «euro-compatible»11 de l’art. 121a Cst. par l’Assemblée fédérale12. Elle ne propose pas la modification de l’art. 121a Cst. En cas d’acceptation le 17 mai prochain, c’est en effet un nouvel article 121b P-Cst. qui ferait son entrée dans la Constitution fédérale, accompagné d’une disposition transitoire (art. 197 ch. 12 P-Cst.).
Tout comme l’art. 121a Cst., l’art. 121b P-Cst. a pour but d’orienter la manière dont la Confédération fait usage, dans le domaine de l’immigration, de sa compétence législative octroyée par l’art. 121 Cst. dans le domaine des étrangers et de l’asile13. Selon l’art. 121a Cst., l’immigration doit être gérée par la Suisse de manière autonome, par le biais de nombres maximums et de contingents14. En vertu de l’art. 121b P-Cst., la régulation de l’immigration doit avoir lieu sans libre circulation des personnes15.
L’art. 121b P-Cst. présente de nombreuses similarités avec l’art. 121a Cst.16. Il faut relever en particulier que les alinéas premiers de ces deux dispositions sont quasiment identiques, sous réserve d’un terme. L’art. 121a al. 1 Cst. dispose que «[l]a Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers», tandis que, selon l’art. 121b al. 1 P-Cst., « [l]a Suisse règle de manière autonome l’immigration des étrangers»17. Selon le Conseil fédéral, la notion de «gestion» employée à l’art. 121a Cst. «implique un contrôle plus fort que la régulation et met davantage l’accent sur l’autonomie»18.
Les al. 2 et 3 de l’art. 121b P-Cst. ont, pour leur part, pour objectif de «verrouiller» la situation relative aux engagements internationaux de la Suisse en matière de libre circulation des personnes. Selon l’al. 2, «[a]ucun nouveau traité international ne sera conclu et aucune autre nouvelle obligation de droit international ne sera contractée qui accorderaient un régime de libre circulation des personnes à des ressortissants étrangers». Il s’agit d’une règle proche de celle prévue à l’art. 121a al. 4 Cst., si ce n’est que l’art. 121b al. 2 P-Cst. peut être considéré comme plus précis, car il interdit que la Suisse ne prenne des engagements «qui accorderaient un régime de libre circulation des personnes à des ressortissants étrangers»19, tandis que l’art. 121a al. 4 Cst. interdit la conclusion de traité international «contraire au présent article»20.
L’art. 121b al. 3 P-Cst. complète l’al. 2: si, selon ce dernier, il n’est pas possible de conclure de nouveaux traités mettant en place un régime de libre circulation des personnes, l’al. 3 empêche que des traités ou des obligations de droit international existants soient modifiés ou étendus d’une manière contraire aux al. 1 et 2, soit en accordant un régime de libre circulation des personnes21.
En énonçant que la Suisse règle de manière autonome l’immigration des étrangers et en interdisant la conclusion de nouveaux engagements internationaux instaurant un régime de libre circulation des personnes, l’art. 121b P-Cst. est donc très proche en substance de son prédécesseur de 2014. Sous cet angle, une acceptation de l’initiative de limitation n’apporterait pas de modification majeure de la situation. Des différences entre l’initiative «Contre l’immigration de masse» et l’initiative de limitation sont à rechercher dans leurs dispositions transitoires respectives. L’art. 197 ch. 12 P-Cst. se démarque en effet de l’art. 197 ch. 11 Cst. en tout cas sur un point essentiel.
L’initiative de limitation: la disposition transitoire (art. 197 ch. 12 P-Cst.)
La portée exacte de l’art. 197 ch. 11 Cst. introduit par l’initiative «Contre l’immigration de masse» a pu prêter à débat. Cette disposition prévoit que les traités contraires à l’art. 121a Cst. – soit en particulier l’ALCP – soient «renégociés et adaptés». Que se passe-t-il si la tentative de renégociation échoue? Le traité concerné doit-il être dénoncé? En ce qui concerne l’ALCP, le Conseil fédéral semblait considérer dans son Message que la dénonciation de l’accord s’imposerait en cas d’échec des négociations22. Cet avis ne faisait toutefois pas l’unanimité, étant donné l’absence d’un mandat clair ressortant du texte de la disposition transitoire23. En fin de compte, l’ALCP n’a pas été résilié.
Pour ce qui est de l’initiative de limitation, la situation est dépourvue de toute ambiguïté. La fin de l’application de l’ALCP est en effet expressément exigée par l’art. 197 ch. 12 P-Cst. Il s’agit d’une différence majeure par rapport à ce qui était prévu au sein de l’initiative «Contre l’immigration de masse». Si la gestion de l’immigration doit avoir lieu sans régime de libre circulation des personnes, conformément à ce que vise cette initiative, il faudra donc que l’accord conclu avec les Etats membres de l’Union européenne prenne fin. Le séjour et l’établissement en Suisse des ressortissants de l’UE devrait alors être régi selon les règles de la LEI24.
Selon le texte de l’art. 197 ch. 12 P-Cst., la fin de l’application du régime de libre circulation des personnes avec les Etats membres de l’UE peut intervenir de deux façons. En cas d’acceptation de l’initiative, le Conseil fédéral aurait pour mandat premièrement de négocier la fin de l’application de l’ALCP dans un délai de 12 mois à compter de l’acceptation de l’initiative. Si ces négociations n’aboutissent pas, l’ALCP devrait alors être dénoncé de manière unilatérale par la Suisse. Le Conseil fédéral relève dans son Message que, au vu des événements de ces dernières années en Suisse (mise en œuvre de l’initiative «Contre l’immigration de masse») et à l’étranger (Brexit), il est peu probable que des négociations aboutissent et qu’une sortie concertée de la Suisse du régime de l’ALCP ait lieu25. En cas d’acceptation de l’initiative de limitation, c’est donc la dénonciation unilatérale par la Suisse qui devrait vraisemblablement être envisagée.
Eu égard à ce qui précède, les conséquences d’un «oui» le 17 mai ne se limiteraient selon toute vraisemblance pas à l’ALCP. Au contraire, en ce qui concerne les engagements internationaux de la Suisse, une dénonciation unilatérale de l’ALCP aurait pour effet d’initier une réaction en chaîne. En premier lieu, elle entraînerait l’application de la clause guillotine26, avec pour conséquence la fin de l’application des six autres accords bilatéraux conclus en 1999 avec l’Union européenne. Une négociation portant sur la non-application de la clause guillotine semble a priori exclue, de même qu’une éventuelle renégociation des autres accords bilatéraux I après la dénonciation de l’ALCP27.
D’autres traités internationaux pourraient également être concernés par la dénonciation unilatérale de l’ALCP. Bien qu’ils ne soient pas liés juridiquement aux accords de 1999, certains des accords bilatéraux conclus avec l’Union européenne en 2004 risqueraient ainsi également d’être concernés. C’est en particulier le cas des accords d’association à Schengen28 et à Dublin29, en raison de leur lien avec l’ALCP30. En outre, selon le Conseil fédéra31, la dénonciation de l’ALCP aurait également des répercussions sur la Convention instituant l’Association européenne de libre-échange32 (bien que l’initiative de limitation ne réclame pas expressément sa dénonciation) ainsi que sur l’Accord-cadre du 3 décembre 2008 entre la Confédération suisse et la Principauté de Liechtenstein sur la coopération concernant la procédure de visa, l’entrée et le séjour ainsi que sur la coopération policière dans la zone frontalière33.
Ainsi, le texte clair de l’art. 197 ch. 12 P-Cst. ne laisse aucun doute sur les conséquences d’une acceptation de l’initiative de limitation sur les engagements internationaux de la Suisse.
Conclusion
En énonçant le principe d’une régulation autonome de l’immigration et en interdisant la conclusion de nouveaux engagements internationaux en lien avec la libre circulation des personnes, l’art. 121b P-Cst. reprend la substance de l’art. 121a Cst. La différence entre l’initiative de limitation et l’initiative «Contre l’immigration de masse» se situe avant tout dans leurs dispositions transitoires respectives.
L’adoption de l’initiative de limitation donnerait ainsi au Conseil fédéral le mandat clair de mettre fin au régime de libre circulation des personnes mis en place par l’ALCP. Dans cette hypothèse, et à moins qu’une solution négociée puisse être trouvée avec l’Union européenne, l’acceptation de l’initiative par le peuple et les cantons aurait des conséquences sur bon nombre de traités régissant les relations entre la Suisse et ses partenaires du continent européen. Tels sont véritablement les enjeux du scrutin du 17 mai prochain.
* Dr en droit, chargé de cours à l’Université de Lausanne. Cet article a été rédigé avant le report de la votation fédérale du 17 mai.
1 Le texte de l’initiative est notamment disponible à l’adresse: https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis483t.html (consulté le 28.2.2020).
2 Art. 121a et 197 ch. 11 Cst.
3 FF 2014 3957.
4 RO 2014 1391.
5 RS 0.132.112.681.
6 FF 2013 306 s.
7 Sur cette législation de mise en œuvre, cf. notamment Anne-Laurence Graf/Pascal Mahon, Article 121a de la Constitution et accès au marché du travail, Jusletter du 13 août 2018; Martin Hirsbrunner/Tobias Weibel/Christian Scyboz, Die Umsetzung der Verfassungsbestimmung über die Steuerung der Zuwanderung (Art. 121a BV), Zeitschrift für Europarecht 2019, pp. 30-49.
8 Sur la compatibilité de la mise en œuvre législative de l’art. 121a Cst. avec l’ALCP, cf. notamment Véronique Boillet/Francesco Maiani, La «préférence indigène light» et sa compatibilité avec l’Accord sur la libre circulation des personnes, Annuaire du droit de la migration 2016/2017, pp. 61-78.
9 Art. 21a al. 2 à 7 LEI.
10 FF 2018 5837.
11 Graf/Mahon (note 7) N 25.
12 Cf. ainsi le site internet du comité d’initiative https://www.initiative-de-limitation.ch (consulté le 28.2.2020), où l’on peut lire: «La réglementation autonome de l’immigration va de soi pour tout pays indépendant et veillant à son succès économique. Voilà exactement le principe de l’initiative de limitation qui a été lancée après le refus du Conseil fédéral et du Parlement d’appliquer, sous le prétexte de l’accord de libre circulation, l’initiative contre l’immigration de masse approuvée par le peuple et les cantons. L’initiative de limitation supprime le droit de libre circulation des personnes accordé contractuellement à plus de 500 millions d’étrangers ressortissants de l’UE.»
13 FF 2019 4826. Cf., à propos de l’art. 121a Cst., BSK BV-Uebersax, Art. 121a N 7.
14 FF 2019 4826.
15 FF 2019 4826 s.
16 FF 2019 4825.
17 Nous soulignons. On retrouve cette différence dans les formulations allemande («steuert»/«regelt») et italienne («gestice»/«disciplina»).
18 FF 2019 4826.
19 Le Conseil fédéral relève dans son Message que ne seraient pas concernés par cette interdiction les traités d’établissement, qui n’accordent pas en tant que tels un régime de libre circulation, ni a priori les accords de libre-échange facilitant l’admission de main-d’œuvre étrangère (FF 2019 4827 s.).
20 Cf. FF 2019 4826.
21 FF 2019 4828.
22 «Si la renégociation de l’ALCP n’apparaît pas exclue a priori, du moins dans la perspective suisse, il ne faut pas oublier que l’UE conditionne déjà la conclusion de nouveaux accords avec la Suisse à la reprise intégrale du droit communautaire et de ses développements. (…) L’initiative n’est pas conciliable avec l’ALCP, qui devrait selon toute vraisemblance être dénoncé en cas d’acceptation de l’initiative. En cas d’acceptation de cette initiative, il resterait ainsi à la Suisse à dénoncer l’accord, au plus tard dans les trois ans suivant le scrutin.» (FF 2013 306).
23 Cf. à cet égard, notamment, BSK BV-Uebersax, Art. 197 Ziff. 11 N 6.
24 FF 2019 4830.
25 FF 2019 4837.
26 Art. 25 § 4 ALCP.
27 FF 2019 4837.
28 RS 0.362.31.
29 RS 0.142.392.68.
30 «[E]n cas de cessation de l’ALCP, il y a bel et bien un risque que l’UE remette également en question ces deux accords. D’une part, parce qu’il s’agit là de deux éléments essentiels de la voie bilatérale; d’autre part, parce que, du point de vue de l’UE, la libre circulation des personnes constitue la base même sur laquelle s’est construite l’association de la Suisse à l’acquis de Schengen lors des négociations menées à ce sujet.» (FF 2019 4835).
31 FF 2019 4836
32 RS 0.632.31.
33 RS 0.360.514.2.