A 69 ans, et à un an de prendre sa retraite d'unique juge suisse à la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg, Giorgio Malinverni s'apprête à partir couvert d'honneurs. Il vient d'être nommé docteur honoris causa de l'Université de Zurich, et son parcours donne le tournis: nommé professeur assistant à 33 ans à l'Université de Genève, il est professeur ordinaire à 39 ans, puis professeur invité aux Universités de Lausanne, Neuchâtel, Nice, Paris II et Strasbourg. Mais ce titulaire d'un doctorat à l'Institut des Hautes Etudes internationales est aussi un juriste qui s'est formé au contact du terrain, tout d'abord auprès du Comité international de la Croix-Rouge, puis, dès 1990, en tant que membre suisse de la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l'Europe (Commission de Venise). Dans cette fonction, il a contribué à aider les anciens Etats soviétiques à se démocratiser en travaillant sur des projets de constitutions. «J'étais l'un des membres les plus actifs, mon nom était connu. Cela a pu m'aider à devenir le quatrième juge que la Suisse ait eu à Strasbourg», confie-t-il, alors qu'un orage balaie le magnifique jardin à l'ancienne de son domicile genevois.
A 20 ans, pourtant, Giorgio Malinverni «n'aurai(t) jamais imaginé vivre une telle carrière. J'en suis moi-même un peu surpris», ajoute-t-il, presque gêné. C'est que ce jeune Tessinois né en Italie du Nord, à Domodossola, fils d'un cheminot élevé dans une gare frontière par une famille modeste, n'«a jamais été aidé par personne, si ce n'est mes parents, qui ont fait des sacrifices pour que je puisse faire des études classiques au Collège Saint-Michel de Fribourg, puis une licence en droit à l'université catholique de cette ville. Je n'ai jamais fait partie d'aucun parti politique. En outre, mes origines tessinoises suscitaient la curiosité lorsque, au début des années 1970, la faculté de droit de Genève était principalement occupée par les bonnes familles genevoises. Il a fallu que je m'impose par mon travail. Et puis j'étais père de trois enfants: cela aussi, c'est du travail.»
Il est nommé, en 1974, professeur assistant, l'année où la Suisse ratifie la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). «Cette coïncidence a fait que je me suis tout de suite spécialisé dans ce domaine. J'enseignais le droit constitutionnel, j'avais fait une thèse de droit international public, publié un article et, très vite, les fiches juridiques suisses m'ont demandé de rédiger quelque chose sur la CEDH. La matière elle-même m'intéressait, car je suis attaché au respect de la dignité humaine, des droits des personnes arrêtées et détenues: la protection des êtres humains en état de faiblesse est fondamentale.» Giorgio Malinverni, élevé par «une mère très douce et aimante», se dit incapable, aujourd'hui encore, de voir des films de violence ou des tueries télévisées. «On montre au cinéma des scènes très crues, où l'on voit des crânes fracassés. Cela, je ne le supporte tout simplement pas», dit-il, le regard soudain sévère.
En dehors de cette sensibilité pour la protection des plus faibles, c'est la diversité d'approches offerte par la question des droits de l'homme qui le séduit. «Par la Convention, vous touchez à une incroyable variété de domaines du droit: l'enlèvement d'enfants, l'adoption, le droit et la procédure pénale, le mariage et le mariage homosexuel. Cette variété se reflète dans la composition de la Cour, qui comprend à la fois des pénalistes, des civilistes, des constitutionnalistes, en bref tout un éventail de compétences très pointues.»
A l'époque où Giorgio Malinverni commence à s' intéresser à la CEDH, «les avocats suisses ne maîtrisaient pas encore bien cet outil. Me Jean Lob, à Lausanne, et Me Dominique Poncet, à Genève, étaient parmi les seuls à savoir l'utiliser.» De 1977 à 2006, le professeur Luzius Wildhaber et Giorgio Malinverni, qui se succèderont en tant que juges de la Suisse à Strasbourg, tiennent une chronique dans l'Annuaire suisse du droit international sur les arrêts du Tribunal fédéral, publiés et non publiés, faisant application de la CEDH. «C'était une manière de faire connaître la Convention à un public plus large.»
Certes, «la Suisse n'est pas la Turquie, ni la Russie où presque chaque semaine amène à la Cour son lot d'affaires concernant la disparition de personnes en Tchétchénie, dont on ne retrouve pas les corps, des affaires où presque tous les articles de la Convention sont violés». Mais on y trouve souvent des causes mettant en scène des acteurs «pas trop dommage», comme ces deux femmes éthiopiennes qui avaient vu leur demande d'asile refusée, alors que l'on savait qu'il serait presque impossible de les renvoyer, et dont l'autorité n'avait pas fait l'effort de favoriser le regroupement familial avec leurs époux. La Cour a permis de rectifier le tir, et la Suisse a été condamnée.
Mais, outre la CEDH, le juge suisse à Strasbourg est aussi un redoutable connaisseur des instruments internationaux de protection des droits de l'homme, tels les deux pactes de l'ONU, soit le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, en principe directement applicables par les juridictions des Etats signataires, ratifiés par la Suisse en 1992. De 2000 à 2006, Giorgio Malinverni est nommé membre du comité du Pacte 1, ce qui lui donne «une ouverture sur les droits sociaux, qui sont souvent considérés en Suisse comme non justiciables et, en quelque sorte, de seconde zone. J'ai pu vivre en direct l'efficacité de mécanismes de contrôle basés sur des rapports, donnant lieu à des recommandations à l'Etat concerné.»
La préférence donnée à des mécanismes de recours strictement nationaux se fait cependant sentir à Strasbourg: «Un Lord anglais nous a ainsi dit que la CEDH était une très bonne chose, mais qu'elle ne devrait être appliquée que par les juges nationaux, qui seuls connaissent la réalité nationale. C'est un débat récurrent à la Cour. Le Royaume-Uni est assez fâché contre nous, à la suite d'affaires où nous avons refusé d'expulser notamment des Pakistanais. La Cour joue un peu avec le feu, mais nous ne pouvons expulser des gens dans des pays où ils risquent d'encourir des mauvais traitements.» De même, s'agissant d'un jeune Turc arrivé en Suisse à l'âge de 6 ans et parlant à peine le turc, le juge suisse est d'avis que «c'est le pays où il a grandi qui porte la responsabilité du fait qu'il soit devenu délinquant», et qu'il ne doit donc pas être expulsé.
Les affaires en augmentation concernent actuellement des questions qui, tels les minarets ou la burqa, ont une connotation religieuse, tout comme les affaires de droit de la famille (mariage homosexuel en Autriche), où la Cour a émis quelques considérants novateurs (cf. notre article en page 44). «Les problèmes de société, qu'il s'agisse du crucifix dans les écoles italiennes ou des techniques de reproduction médicalement assistée, restent les plus nombreux. Mais on parle moins des affaires relatives aux conditions de détention, notamment dans les pays de l'Est, mettant en jeu les art. 5 et 6 CEDH (droit au procès équitable), ou l'art. 1 du protocole 1 sur la propriété privée, lors de maisons qui ont changé de mains à la suite de la guerre en ex-Yougoslavie. On rencontre les mêmes problèmes en Arménie ou en Azerbaïdjan. Sans parler des traitements discriminatoires réservés à certaines populations comme les Roms (affaire de l'enseignement en classes spéciales en Croatie, mais on a des cas analogues en Grèce, Slovaquie ou en République tchèque). Ces problématiques ne sont souvent reconnues que par Strasbourg.»
Sa retraite, Giorgio Malinverni l'imagine «en ralentissant quand même mon rythme de travail». Début 2012, il prévoit de sortir la troisième édition de son traité de droit constitutionnel, écrit avec Andreas Auer et Michel Hottelier. «Je vais cependant continuer à rédiger des articles, m'occuper de mes quatre petits-enfants et faire des voyages avec ma compagne. Et, pourquoi pas, faire bénéficier une ONG de mes connaissances, à temps partiel?» Les droits de l'homme, c'est une passion à vie.