La question de l’adéquation de l’Accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne (ALCP) avec les mesures pénales a longtemps été éclipsée par de nombreuses autres problématiques, telles que celles des mesures dites d’accompagnement ou de la portée du regroupement familial. Cette situation a changé avec l’adoption et la mise en œuvre (art. 66a ss CP) de l’Initiative sur le renvoi. La Cour de droit pénal du Tribunal fédéral a rendu plusieurs arrêts sur la question de l’expulsion judiciaire, et quelques arrêts récents posent certains principes quant à la relation avec l’ALCP (voir en particulier l’ATF 145 IV 364 et l’arrêt 6B_48/2019 du 9 août 2019).
On pouvait attendre avec impatience les jugements de la Cour de droit pénal, compte tenu du fait que le principe d’expulsion obligatoire, prévu à l’art. 66a al. 1 CP, ne répondra probablement pas aux exigences de l’ALCP, malgré la clause dite « de rigueur ». Une interprétation conforme à la liberté de circulation pourrait également être difficile. En effet, la fin du séjour et l’admissibilité des mesures de détention en raison d’une menace pour la sécurité et l’ordre publics (article 5 annexe I ALCP) présupposent, selon la jurisprudence constante de la deuxième Cour de droit public, une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société. Le comportement personnel de l’individu concerné et le principe de proportionnalité devant être pris en compte, chaque cas individuel doit être examiné pour lui-même, et les intérêts doivent être mis en balance. Les systèmes dits d’« expulsion obligatoire » (ou « expulsion automatique ») sont fondamentalement incompatibles avec ces principes.
Une « primauté » relativisée
Dans ce contexte, il est surprenant que la Cour de droit pénal du Tribunal fédéral se soit peu préoccupée, dans les arrêts précités, de la question de la relation hiérarchique entre l’ALCP (un traité international) et le Code pénal suisse (une loi fédérale). Elle s’est bien davantage concentrée sur des déclarations fondamentales concernant l’interprétation de l’art. 5 de l’annexe I de l’ALCP et sur le « caractère » de cet accord. Selon elle, l’ALCP ne contient pas de disposition pénale et n’est pas un accord de droit pénal. L’« interprétation de droit public » ne pourrait pas non plus être transposée à l’« interprétation pénale » de l’ALCP, pour laquelle le fait que l’ALCP soit essentiellement un accord de droit économique serait déterminant. L’ALCP autorise le séjour en Suisse à deux conditions, soit, d’une part, selon les accords contractuels spécifiques, un séjour légal et, d’autre part, un comportement conforme au droit au sens de l’art. 5 par. 1 annexe I ALCP, qui prévoit que les droits octroyés par l’accord ne peuvent être limités que par des mesures justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique.
Selon le Tribunal fédéral, cette disposition ne devrait pas être interprétée de manière restrictive pour la Suisse du point de vue pénal, mais selon son sens ordinaire, puisque l’interprétation restrictive se rapporterait à l’application dynamique, par la CJUE, des droits primaires ayant un effet d’intégration, et ne pourrait être prise en compte en droit pénal. Par ailleurs, l’expulsion pénale de criminels dans le cadre de l’ALCP et des accords bilatéraux manquerait de « signification », et n’aurait aucune composante de droit économique ou de droit migratoire. L’expulsion judiciaire ne ferait pas partie de la matière réglée par l’ALCP. Elle limiterait les comportements délinquants et le séjour « avec l’autorité de l’Etat souverain ». Dans ce contexte, le droit pénal revendiquerait systématiquement la « primauté », le Tribunal fédéral plaçant lui-même ce terme entre guillemets.
Dans l’ensemble, ni cette approche fondamentale ni les arguments du Tribunal fédéral ne sont convaincants. Malgré de nombreuses références à la jurisprudence de la CJUE, le Tribunal fédéral ne prend pas en compte la nature de l’ALCP et les droits qu’il confère. Il évite les prises de positions claires, argumente de manière erratique et formule, parfois, des propos très ambigus et énigmatiques.
Pas de véritable argumentation
Cela s’applique en particulier à l’approche selon laquelle une expulsion pénale serait une mesure qui doit être évaluée de manière complètement différente d’une injonction prononcée en vertu du droit des étrangers, et que l’ALCP n’a aucune influence sur la législation en matière pénale. Cette approche ne convainc pas, et n’est pas réellement fondée. Il manque une véritable discussion des principes pertinents pour l’interprétation de l’ALCP, l’approche de la deuxième Cour de droit public, à cet égard, étant simplement évoquée. Et il manque une argumentation sur les raisons pour lesquelles l’application de l’ALCP devrait être différente de celle du droit de l’Union (de nombreux arrêts de la CJUE sur l’admissibilité des mesures d’éloignement se réfèrent à des instruments de droit pénal).
L’affirmation selon laquelle l’expulsion judiciaire prévue par l’ALCP et les accords bilatéraux manquerait de signification, et n’aurait aucune composante de droit économique ou de droit migratoire, paraît, elle aussi, peu convaincante. Et la thèse selon laquelle l’ALCP revêtirait (uniquement) un caractère de droit économique est tronquée, compte tenu des divers droits de demeurer, ainsi que des droits des personnes sans activité lucrative et des membres de la famille. En réalité, l’expulsion entraîne précisément une restriction des droits à la liberté de circulation des personnes concernées, qui ne peuvent plus les exercer. Dans de tels cas, l’expulsion judiciaire est effectivement importante pour l’ALCP et les droits qu’il accorde. Et elle comporte, bien sûr, un « volet de droit migratoire », car les droits de séjour en Suisse, et donc de libre circulation découlant de l’ALCP ou d’autres traités internationaux, ne peuvent plus être exercés.
Le Traité doit être interprété de manière uniforme
Cela montre bien que la question de la portée d’un traité international et des obligations qui en découlent pour une partie contractante ne peut dépendre du domaine juridique (droit pénal ou droit public) dans lequel doit s’inscrire la mesure interne en question. Bien au contraire, les traités internationaux contiennent des dispositions dont la portée doit être déterminée par l’interprétation, et qui doivent être respectées par les parties contractantes, indépendamment de la manière ou du domaine juridique dans lequel elles agissent. L’idée qu’il puisse y avoir, d’une part, une interprétation « de droit public » d’une disposition d’un traité international et, d’autre part, une interprétation « de droit pénal », qui s’en écarte, n’est pas seulement infondée. Elle paraît en outre incohérente, puisque, dans une telle approche, une même disposition pourrait se voir attribuer des sens différents selon les circonstances.
Concernant la question de la relation hiérarchique entre l’ALCP et l’art. 66a CP, à laquelle le Tribunal fédéral a au moins fait allusion, le fondement et la portée des explications formulées restent flous. On peut remarquer à cet égard que le Tribunal fédéral a lui-même placé le terme « primauté » (« Vorrang ») entre guillemets. Par ailleurs, on ne voit pas très bien ce que signifie la référence à l’autorité de l’Etat souverain : tous les actes souverains d’un Etat, y compris l’approbation des traités internationaux, sont accomplis avec l’« autorité de l’Etat souverain ». La raison pour laquelle cela devrait avoir des conséquences particulières pour le droit pénal n’est pas claire. En outre la raison pour laquelle la possibilité d’interférer avec certains droits par des mesures (pénales) devrait se traduire par une position spéciale (proéminente) dans le domaine du droit pertinent reste un mystère.
Il reste donc à espérer que la jurisprudence du Tribunal fédéral continuera à se développer, éventuellement aussi dans le cadre d’un dialogue entre les Cours. Il convient de noter que même selon la jurisprudence de la CJUE et de la deuxième Cour de droit public du Tribunal fédéral, il existe une marge de manœuvre considérable quant à la question de savoir sous quelles conditions les Etats peuvent expulser un étranger/citoyen de l’UE pour des raisons de sécurité et d’ordre public, ce qui permet certainement de prendre en compte les intérêts (légitimes) des Etats à la protection de ces biens juridiques. ❙