Que l’avocat ne doive pas toucher à l’argent susceptible d’être lié à un crime, ce n’est pas nouveau. C’est ce qu’imposait déjà l’art. 305 bis al. 1 CP avant 2016. Le changement, depuis le début de cette année, c’est que la prudence est également de mise pour les valeurs patrimoniales pouvant provenir d’un délit fiscal qualifié, à savoir une fraude impliquant une soustraction d’impôts de plus de 300 000 fr. par période fiscale. Cette modification entre dans les mesures visant à aligner la Suisse sur les recommandations du GAFI (groupe d’action financière) pour la promotion d’une meilleure transparence fiscale.
Pour tomber sous le coup du blanchiment fiscal, il faut aussi avoir entravé l’accès de l’Etat à des valeurs dont on savait ou dont on devait présumer qu’elles provenaient d’un délit fiscal qualifié. Ces actes d’entrave pourraient passer par la mise en place d’un trust ou d’une société offshore ou d’autres activités typiques d’un intermédiaire financier. Mais en quoi l’avocat exerçant de manière traditionnelle serait-il concerné? Les avis sur la question sont partagés.
Mises en garde
Chez les spécialistes en droit fiscal et en droit pénal économique, le ton est plutôt alarmant. Xavier Oberson, avocat et professeur de droit fiscal, prédit une «recrudescence de problèmes, car un procureur qui ouvrira une enquête pour blanchiment fiscal cherchera à qualifier l’éventuelle infraction fiscale de base. Il s’ensuivra ainsi, par ricochet, une procédure de droit pénal fiscal pour usage de faux ou escroquerie fiscale, suivant le type d’impôt concerné.» Avec, à la clé, des risques accrus pour les personnes ayant couvert un délit fiscal qualifié, y compris les avocats. Qui devraient donc «se montrer prudents en cas d’indices concrets d’avoirs non déclarés», conclut Xavier Oberson.
Cette préoccupation est partagée par Alain Macaluso, avocat et professeur de droit pénal. Il relève que, pour rendre possible la confiscation d’argent soustrait au fisc, il faut déterminer dans quelle partie du patrimoine du contribuable est localisée l’économie d’impôts ainsi réalisée, ce qui n’est pas aisé. «Et si on ne parvient pas à savoir où elle se trouve, c’est potentiellement tout le patrimoine du contribuable qui pourrait être considéré comme contaminé. Dès lors, étant donné les grandes incertitudes dans l’application du nouveau droit, même les activités typiques de l’avocat deviendraient à risque de constituer un acte de blanchiment.» Le spécialiste voit toutefois l’article révisé comme une «chimère juridique» qui ne peut pas fonctionner: «Il aurait été plus simple de créer une disposition ad hoc, sans la coupler avec l’art. 305bis, car cette disposition est conçue comme une entrave à la confiscation, laquelle est difficilement envisageable s’agissant d’une économie d’impôt».
De grosses sommes
Avocat spécialisé en droit pénal économique et et ancien président de la Fédération suisse des avocats (FSA), Pierre-Dominique Schupp se veut pour sa part rassurant. Il estime que l’art. 305 bis CP s’adresse avant tout aux intermédiaires financiers et ne devrait pas trop poser de problèmes aux autres. «La fraude fiscale doit être supérieure à 300 000 fr., ce qui représente un montant non déclaré d’environ un million de francs. Ce sont de grosses sommes pour l’activité typique de l’avocat. Ceci dit, il faudrait tout de même se méfier d’un client qui affirmerait ne pas payer pas ses impôts.»
Quoi qu’il en soit, une omission de déclarer un montant aux impôts ne suffit pas pour commettre un usage de faux, nécessaire pour que la fraude soit réalisée au sens de l’art. 305bis CP. Les actes visés supposent une violation de l’art. 186 LIFD ou de l’art. 59 al. 1 LHID, qui sanctionnent la falsification d’un document qualifié de titre: par exemple, un bilan, une comptabilité, des certificats de salaire ou des attestations de tiers, une déclaration sur l’ayant droit économique d’un compte.
Intermédiaires financiers
Incontestablement, et toujours sur l’impulsion du GAFI, les plus importants changements législatifs en matière de blanchiment de fraude fiscale concernent les intermédiaires financiers. Ils se préparent à une révision de la loi sur le blanchiment (LBA) leur imposant de vérifier de manière accrue la conformité fiscale de leurs clients. Cela nécessitera une connaissance approfondie de la situation fiscale d’un client, mais aussi de la législation fiscale du pays d’où il vient. «Cela pose des questions très complexes aux intermédiaires financiers, commente Pierre-Dominique Schupp. Ils devront s’adjoindre les services de spécialistes du fisc des pays d’origine de leurs clients.»
D’ores et déjà, les intermédiaires doivent annoncer tout soupçon fondé de délit fiscal qualifié (selon l’art. 305bis CP présenté plus haut) au bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS, art. 9 LBA). Et les exigences dans l’identification de l’ayant droit économique ont été renforcées. L’anonymat en matière d’actions au porteur est désormais limité à 25% du capital.
Des révisions qui aboutissent… ou pas
Par la limite de soustraction à 300 000 fr. ainsi que l’exigence de l’usage d’un faux, la révision de l’art. 305bis CP est restée bien en deçà des standards internationaux en matière de blanchiment d’infractions fiscale. On pensait qu’elle serait suivie de la refonte du droit pénal fiscal, qui aurait introduit une levée du secret bancaire en cas de soupçon d’importante soustraction fiscale, même sans usage de faux. Mais ce projet, initié par Evelyne Widmer Schlumpf, a été abandonné à la démission de celle-ci et à l’élection d’un Parlement plus hostile qu’auparavant à cette réforme. L’avant-projet avait été très critiqué en procédure de consultation et provoqué une contre-offensive immédiate, par le lancement de l’«Initiative populaire oui à la protection de la vie privée», en faveur du maintien du secret bancaire.
Sur le plan international, la mise en place de l’échange automatique de renseignements fiscaux va bon train et devrait être achevée en 2018. Cet échange est déjà facilité avec plusieurs pays, selon une convention de l’OCDE. Avec les Etats-Unis, c’est l’accord FATCA qui s’applique. Résultat: les exigences posées pour la clientèle étrangère des banques sont souvent plus élevées que pour la clientèle suisse…