Plaidoyer: Dans son rapport sur les résultats de la consultation portant sur la modification de la loi sur le blanchiment d'argent (LBA), le Conseil fédéral estime que le Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent doit participer pleinement à l'entraide administrative. Il faut donc lui permettre de transmettre à ses partenaires étrangers des informations dites financières, comme le nom de l'intermédiaire auteur de la communication, le numéro de compte bancaire ou des informations relatives à des transactions qui étaient jusqu'alors couvertes par le secret bancaire ou de fonction. Partagez-vous cette analyse?
Edouard Cuendet: La lutte efficace contre le blanchiment d'argent est bien dans l'intérêt de la place financière. La loi actuelle est efficace, tout comme l'est la convention de diligence des banques suisses. Mais nous estimons qu'il doit y avoir des limites à cet échange d'informations et que le projet du Conseil fédéral n'offre pas des cautèles suffisantes à cet égard. Nous sommes préoccupés de voir que les droits des parties en cause sont insuffisamment protégés face à l'échange d'informations que pourraient demander la Syrie, le Venezuela et d'autres pays peu démocratiques du groupe Egmont (groupe créé en 1995 et regroupant 127 cellules nationales de renseignement financier. Il a pour but de développer une collaboration internationale efficace pour combattre sur le plan mondial le blanchiment d'argent, ndlr). Parmi les 55 prises de position résultant de la consultation, une majorité estiment que les garanties sont insuffisantes dans le projet du Conseil fédéral.
François Membrez: Il faut renforcer le dispositif suisse en matière de blanchiment d'argent pour se conformer aux standards internationaux et améliorer la crédibilité de la place financière helvétique. La pratique a montré qu'il est nécessaire de participer plus activement à l'échange international d'informations. Dans de nombreux cas, les enquêtes n'aboutissent pas et moins de 6% des communications de soupçons faites au Bureau suisse de communication en matière de blanchiment d'argent donnent lieu à une condamnation. Les personnes qui blanchissent de l'argent utilisent un nombre incalculable de places financières et de paradis fiscaux, ce qui nécessite une meilleure collaboration des autorités. Le projet du Conseil fédéral est un premier pas nécessaire et, je l'espère, pas définitif.
Plaidoyer: La Suisse était la seule cellule de renseignement financier du groupe Egmont qui n'échangeait pas d'informations financières avec ses homologues étrangers. Ce changement ne s'imposait-il dès lors pas?
Edouard Cuendet: Dans les travaux du Conseil fédéral, la légitimité de ce groupe est peu souvent posée. Or, il n'est soumis à aucun contrôle démocratique, étant uniquement composé de technocrates des 127 pays membres. La Suisse doit-elle vraiment céder aux pressions d'un groupe dont la légitimité ne saute pas aux yeux? Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Nous pensons que cette réforme pouvait être liée à la révision exigée par le Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI: organisme intergouvernemental qui a pour objectif d'élaborer et de promouvoir des stratégies de lutte contre le blanchiment de capitaux et contre le financement du terrorisme. Il réunit 36 membres, parmi lesquels la Suisse et recommande désormais de traiter les fraudeurs du fisc, dans les cas graves, comme auteurs d'infractions sous-jacentes au blanchiment d'argent, ndlr.). Les banquiers suisses connaissent leurs clients et n'ont pas de leçons à recevoir de la part de nombreux pays du monde. Le 30 juin dernier, le New York Times évoquait l'opacité totale des sociétés du Delaware dont on ne connaît pas les ayants droit, et cela bien que les USA fassent partie du groupe Egmont. Je pense que le système suisse est beaucoup plus efficace, car, même si le nombre de dénonciations apparaît faible, ce qui importe est la qualité du contrôle effectué en amont.
Plaidoyer: N'est-ce pas gênant, cependant, que la Suisse ne se décide à agir que sous la pression internationale?
François Membrez: En règle générale, il est regrettable d'attendre de subir des pressions extérieures pour modifier notre législation. Je suis partisan de plus de volontarisme de la part de la Suisse. Maintenant, nous sommes dans une situation d'urgence, car les Etats du groupe Egmont, invoquant le manque de réciprocité, ne transmettent pas leurs informations financières au Bureau suisse de
communication en matière de blanchiment. Cet instrument est indispensable à une lutte efficace contre le blanchiment d'argent donc cela ne me dérange pas que le Conseil fédéral aille vite. La Finma (autorité de surveillance des marchés financiers, ndlr) a constaté qu'une banque sur cinq était soupçonnée de manquements graves à ses obligations de diligence s'agissant des valeurs patrimoniales de «personnes politiquement exposées» lors du «printemps arabe». Ces criminels ne connaissant pas de frontières, il ne faut pas opposer de frontières à la communication de renseignements financiers.
Edouard Cuendet: Attention, la Finma n'a analysé que 20 banques sur 350 établissements en Suisse, et quatre n'avaient pas respecté les règles. On ne peut généraliser ce résultat à l'ensemble du dispositif bancaire!
Plaidoyer: On sait que, selon le Bureau suisse de communication en matière de blanchiment, sur 496 communications de soupçons transmises aux autorités pénales entre le 1er janvier 1999 et le 31 décembre 2008, seules 295 (soit 60%) ont fait l'objet d'une décision et que le nombre de condamnations pour blanchiment est bien plus faible. Pensez-vous que cela va changer grâce aux pouvoirs d'investigation étendus du Bureau àla suite de cette réforme, notamment vis-à-vis des intermédiaires financiers (art. 11a AP-LBA)?
Edouard Cuendet: J'ai confiance dans les autorités judiciaires suisses qui font bien leur travail, qui peuvent déposer des demandes d'entraide judiciaire le cas échéant, et que les violations de la LBA ne se trouvent avérées que dans ces cas-là. On a l'esprit biaisé par les dénonciations innombrables effectuées dans d'autres pays, mais combien aboutissent? Les banques suisses font un travail en amont, et les dénonciations ne s'opèrent que lors de soupçons fondés. La nouvelle législation ne va pas bouleverser le paysage de lutte contre le blanchiment dans notre pays. Le seul problème est, à mes yeux, le risque d'abus, car dans le Message, il n'y a pas une ligne pour mettre en doute le caractère respectable de certains Etats susceptibles de nous demander des renseignements.
François Membrez: J'ai pour ma part constaté qu'une grande partie des cas de blanchiment sont classés par le MPC ou les procureurs de différents cantons en raison d'une absence de preuves suffisantes. Une meilleure collaboration entre les différents bureaux de communication permettra aux autorités de poursuite pénale d'obtenir plus facilement des preuves et de suivre les circuits financiers pour poursuivre les auteurs de blanchiment. Ces autorités sont d'ailleurs favorables à la révision.
Plaidoyer: Les milieux bancaires et financiers sont parmi les principaux opposants à ce projet - avec l'UDC. Ne craignez-vous pas, Edouard Cuendet, d'être accusé de nuire à la coopération internationale pour des motifs protectionnistes (maintien du secret bancaire, notamment)?
Edouard Cuendet: «Protectionnisme» n'est pas le terme qui convient. Le problème que nous soulignons est celui du risque d'abus provenant de demandes d'informations de pays qui ne sont pas dignes de confiance; il ne s'agit pas forcément de pays avec lesquels les banques suisses sont en concurrence majeure. Il n'y a pas d'égalité de traitement, au niveau mondial, des données auxquelles on peut avoir accès; l'ancien procureur genevois Bernard Bertossa s'est toujours plaint du manque de collaboration du Royaume-Uni en la matière. Il ne faut pas être des enfants de chœur, beaucoup de pays ne respectent pas ces échanges d'informations.
François Membrez: Il est vrai qu'en Suisse, lorsqu'on a signé une convention, on l'applique de bonne foi.
Edouard Cuendet: ...C'est pour cela qu'il faut réfléchir à deux fois avant de s'engager!
Plaidoyer: Une grande partie des critiques se concentre sur l'art. 30 AP-LBA, relatif à la
collaboration du Bureau de communication avec ses homologues étrangers. Elles réclament une réglementation plus claire et plus restrictive de l'entraide administrative fournie aux bureaux de communication étrangers, afin d'éviter les «fishing expeditions» reposant sur des soupçons non déterminés et l'échange d'informations dans les affaires fiscales.
François Membrez: Le Bureau de communication suisse devra analyser les demandes formulées et les traiter si les conditions légales sont respectées, lesquelles sont d'ailleurs très strictes. C'est pourquoi il faudra lui donner des moyens supplémentaires. Je vois cependant une insuffisance dans ce projet en ce que les informations reçues par d'autres bureaux de communication ne pourront être transmises aux autorités de poursuite pénale. Dans l'idéal, il faudrait pouvoir assimiler ces communications à des communications de soupçons, au sens du droit suisse.
Edouard Cuendet: Nous sommes totalement opposés à cet article pour une raison simple: les pays étrangers obéissent à leurs propres règles, sans que nous puissions effectuer une analyse préalable au fait d'y répondre. Il peut en outre exister un risque d'engorgement dû aux trop nombreuses demandes auxquelles le Bureau suisse de communication en matière de blanchiment aura à faire face. Le projet est trop laconique à cet égard.Nous craignons beaucoup un renforcement du Bureau de communication en matière de blanchiment et la demande d'informations supplémentaires aux intermédiaires financiers, car cela se fera sans aucun droit pour les parties concernées. Nous sommes pour le strict respect du principe de spécialité, car on sait très bien que, une fois les informations transmises, on n'aura plus de contrôle sur leur devenir.
Plaidoyer: Rédiger plus strictement cet article, en prévoyant que des informations financières «ne peuvent être échangées qu'exceptionnellement ou dans des cas ponctuels fondés» permettrait-il vraiment d'améliorer la sécurité juridique, au vu du caractère indéterminé de ces notions?
Edouard Cuendet: Le problème se situe déjà dans la rédaction de cet article, qui est une «Kannvorschrift»: «Le Bureau de communication peut transmettre à un homologue étranger les données personnelles et les autres informations dont il dispose ou qu'il peut obtenir en vertu de la présente loi...» (c'est nous qui soulignons, ndlr). Cela laisse un risque de transmission automatique à des tiers beaucoup trop large en cas de soupçons d'abus. Une rédaction plus stricte de cet article ne résout pas la question.
François Membrez: Je suis au contraire d'avis que cet article est bien rédigé, car il oblige le tiers à respecter les restrictions posées par le Bureau suisse de communication, et cette transmission ne se fera que dans des cas particuliers, en exigeant des garanties.
Edouard Cuendet: Ces garanties sont formelles. On ignore ce qui se passerait si elles sont violées, car il n'y a pas de voies de recours...
François Membrez: La sanction pourrait être de suspendre la collaboration avec ce pays.
Plaidoyer: La mission du Bureau de communication est de traiter les annonces de soupçons fondés. Que pensez-vous de l'idée de lui donner des compétences d'enquête, notamment la collecte d'informations auprès des intermédiaires financiers, ou de la compétence de conclure des protocoles d'accord avec ses homologues étrangers (art. 23 II AP-LBA; art. 11a AP-LBA)?
Edouard Cuendet: Nous sommes totalement opposées à ce que le Bureau de communication se substitue aux autorités de poursuite pénale. Ce n'est pas une autorité judiciaire, il n'offre pas de garanties des droits des parties. Plusieurs partis se sont opposés à ce que le bureau puisse signer des conventions de collaboration à la place du Conseil fédéral pour éviter des dérapages éventuels. On nous dit que l'exécutif fédéral regarde ces affaires de très loin, mais il le fait tout de même. Ce transfert éviterait tout contrôle extérieur du Bureau de communication, c'est pourquoi il faut éviter une telle solution.
François Membrez: Je ne suis pas du tout du même avis. Il y a un intérêt public majeur à renforcer la lutte contre le fléau qu'est le blanchiment d'argent qui ne doit pas entacher notre place financière. Un des volets est la récolte d'informations supplémentaires auprès des intermédiaires financiers auteurs de la communication: il faudrait aussi permettre au bureau helvétique de s'adresser, par la suite, aux intermédiaires financiers basés en Suisse. Les autorités de poursuite sont surchargées! Il faut que le Bureau de communication ait plus de moyens dans la recherche des preuves, afin de permettre aux autorités de poursuite pénale de lutter contre la criminalité organisée. Le Bureau de communication doit également être autorisé à conclure des conventions internationales.
Edouard Cuendet: Cette proposition contourne de manière flagrante la procédure de demande d'entraide judiciaire: l'Etat étranger qui souhaite de telles informations doit demander l'entraide
judiciaire, qui implique des garanties procédurales et le respect de la CEDH.
François Membrez: Je pense qu'il est suffisant de garantir les droits de la défense lors de la procédure pénale. La vitesse des transferts interfrontières exige d'être plus efficace lors de la récolte de preuves.
Plaidoyer: L'échange de renseignements entre bureaux de communication ne s'applique que dans des cas de poursuite de délits de blanchiment selon l'art. 305 CP. Cette définition est-elle satisfaisante, dès lors qu'elle exclut toute une série de délits économiques (abus de biens sociaux, financement illicite de partis, délits boursiers, évasion fiscale)?
Edouard Cuendet: Je pense qu'il faut revoir la définition du crime de blanchiment pour y inclure les graves délits fiscaux, comme le recommande le GAFI.
François Membrez: Il faut aussi envisager d'étendre la qualification d'intermédiaire financier à d'autres professions, comme les commerçants de matières premières, exemptés en pratique, les marchands d'art, les agents immobiliers (des cas récents en ont démontré la nécessité).
Edouard Cuendet: Inutile de faire du zèle en allongeant la liste des activités préalables au blanchiment! La Suisse respecte les standards du GAFI. Le blanchiment était à l'origine destiné à lutter contre le trafic de drogue et tend à devenir une infraction générale, impliquant des infractions diverses, telles que la traite des Blanches. Je suis sceptique à l'idée de mettre dans la liste des infractions préalables au blanchiment la manipulation de cours. On est en train de dévoyer la notion de base prévue par la loi...
Plaidoyer: Les milieux bancaires ont obtenu gain de cause sur certains points. Ainsi, seul un rapport du Bureau de communication - et non les documents originaux porteurs d'informations financières - sera transmis aux bureaux de communication étrangers, limitant le risque d'un usage abusif. Cette solution est-elle vraiment meilleure pour des poursuites efficaces?
Edouard Cuendet: Il s'agit d'un premier pas pour éviter les abus. Si des documents originaux étaient transmis, cela rendrait l'entraide inutile. On ne transmettra donc pas de moyens de preuve, mais beaucoup plus d'informations financières que par le passé. On sent que le Conseil fédéral a pris note de l'opposition virulente des milieux bancaires et financiers et a réorienté le tir. C'est très bien, mais ce n'est pas suffisant.
François Membrez: Il importe d'avoir des documents précis et originaux à interpréter pour que les poursuites soient efficaces.
Edouard Cuendet: Le Message du Conseil fédéral évoque la possibilité qu'un document original soit envoyé par erreur. J'espère que cette éventualité ne se produira pas en pratique!
Edouard Cuendet, 45 ans, avocat, secrétaire général du Groupement des banquiers privés genevois. Conseiller juridique de l'Association des banquiers privés suisses sur les questions juridiques liées au domaine bancaire. Membre du conseil de fondation Genève Place financière. Député libéral-radical au Grand Conseil genevois.
François Membrez, 48 ans, avocat pratiquant notamment dans les domaines du droit commercial et bancaire, cofondateur de TRIAL (lutte contre l'impunité des auteurs de crimes de guerre et de tortionnaires) à Genève. Il a collaboré à la prise de position juridique de la Déclaration de Berne sur l'avant-projet de révision de la LBA.