En annonçant, fin octobre 2013, son intention de recourir au Tribunal fédéral au sujet des perquisitions qu’il avait menées au domicile privé et dans la chambre d’hôtel du journaliste du Matin, Ludovic Rocchi, le Ministère public neuchâtelois a estimé que la jurisprudence en la matière n’était pas très abondante. Il jugeait que la frontière entre la garantie, pour les autorités, de pouvoir prendre ses décisions sans pression extérieure et la liberté de la presse n’était pas formellement tracée.
Strasbourg dicte les principes
Il est vrai que la consécration du secret rédactionnel, en Suisse, s’est faite sous la pression de la CrEDH. C’est le célèbre arrêt Goodwin1 qui en a dicté les principes, arrêt dans lequel un journaliste britannique, William Goodwin, s’était vu sommer par la justice de remettre ses notes, au motif qu’une société subirait des dommages importants en cas de publication d’un plan confidentiel la concernant, à la suite des renseignements donnés par un informateur. Une amende lui fut infligée pour refus de coopérer. La Cour admet que l’ingérence dans la liberté d’expression était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir protéger les droits de la société. Mais s’agissant de sa nécessité dans une société démocratique, elle reconnaît que «la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse», dont l’absence «pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général». Par conséquent, «la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de «chien de garde» et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie». Ordonner à un journaliste de divulguer ses sources ne peut donc se justifier que «par un impératif prépondérant d’intérêt public2». En l’occurrence, la Cour a jugé que l’intérêt de la société à dévoiler la source déloyale à son égard, à obtenir des dommages-intérêts et à éviter la diffusion d’informations confidentielles par d’autres voies que la presse n’était pas suffisant, «même cumulés, pour l’emporter sur l’intérêt public capital que constitue la protection de la source du journaliste requérant3». Partant, tant l’ordonnance de divulgation de sa source que l’amende qui a frappé le journaliste refusant d’obtempérer ont violé son droit à la liberté d’expression (art. 10 CEDH).
«Degré d’importance extraordinaire»
Depuis cette date, la protection des sources rédactionnelles fait partie de l’ordre juridique suisse, ce qu’a reconnu le Tribunal fédéral4; elle est notamment consacrée par l’art. 17 III Cst. et 28a CP et est ancrée dans les codes de procédure fédéraux, aux art. 172 CPP et 166 I lit. e CPC. Dans l’arrêt cité, notre Haute Cour a reconnu que, en principe, les télécommunications des journalistes en tant que tiers ne pouvaient pas faire l’objet d’une surveillance, cela en vertu de leur droit dérivant de l’art. 10 CEDH de refuser de révéler leurs sources et dans la mesure où cette protection serait ainsi rendue illusoire. La violation du secret de fonction dans cette affaire – il s’agissait de divergences de vues entre membres du Conseil fédéral s’agissant de la politique des CFF – n’atteignait pas le degré d’importance extraordinaire qui justifiait de passer outre le droit des journalistes de refuser de dévoiler leurs sources. Cette surveillance, disproportionnée, violait donc l’art. 10 CEDH. Dans une autre affaire, qui concernait la mort d’une patiente ensuite d’une transplantation cardiaque ne respectant pas son groupe sanguin, le TF a réaffirmé l’importance de la protection des sources journalistiques. Il a rappelé que l’art. 10 II CEDH prévoyait la possibilité de certaines restrictions, notamment pour prévenir des crimes, protéger la réputation ou les droits d’autrui ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Autres moyens de preuve
En droit suisse, ces restrictions font partie de la liste mentionnée par l’art. 28a CP. Le témoignage des journalistes au sujet de leurs sources sera requis notamment pour prévenir une atteinte imminente à la vie ou à l’intégrité corporelle d’une personne, ou pour élucider un crime réprimé par une peine de trois ans au moins. Cette norme dresse un catalogue d’infractions à la Prévert, critiqué par la doctrine5. Il ne suffit pas. Dans un cas concret, encore faudra-t-il que l’examen de la proportionnalité conduise le juge à placer l’intérêt à la prévention d’un tel crime plus haut que la protection des sources rédactionnelles6.
Le TF, comme la Cour de Strasbourg7, rappelle qu’un devoir de révéler ses sources n’existe pas tant que d’autres moyens de preuve adéquates existent, et l’a donc nié dans l’affaire de la transplantation où de nombreux témoignages avaient été recueillis8. Ainsi, dans l’affaire Rocchi, le Tribunal cantonal neuchâtelois a-t-il reproché au procureur de n’avoir pas privilégié d’autres mesures moins contraignantes qu’une ordonnance de perquisition de locaux, par exemple l’audition du plaignant ainsi que de différents responsables et de professeurs de l’université9. Ce d’autant plus que rien au dossier ne suggérait que le journaliste se serait fait le complice ou l’instigateur de la violation du secret de fonction dans l’accusation de plagiat concernant un professeur, de nombreux commérages ayant duré à ce sujet pendant plusieurs mois10.
Une atteinte plus grave
La CrEDH a reconnu que des perquisitions ayant pour but de découvrir la source d’un journaliste, même si elles restent sans résultat, constituent une atteinte plus grave au secret de rédaction qu’une sommation de divulguer l’identité de l’informateur11. Cette affaire concernait un journaliste luxembourgeois, Robert Roemen, qui avait publié un article sur un ministre accusé d’avoir fraudé la TVA. Le procureur demanda au juge d’instruction d’ouvrir une information pour recel de violation de secret professionnel contre le journaliste. Différentes perquisitions, au domicile et sur le lieu de travail du journaliste, furent ordonnées.
La Cour estime que ces perquisitions constituent sans conteste une ingérence dans le droit du journaliste à la libre expression garanti par l’art. 10 I CEDH. Bien que prévues par la loi et visant un but légitime, soit la prévention des infractions pénales, ces perquisitions vont plus loin qu’une sommation de divulguer ses sources, comme dans l’affaire Goodwin. En effet, les enquêteurs qui, «munis d’un mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail, ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute la documentation détenue par le journaliste12». Comme d’autres mesures que les perquisitions opérées chez l’intéressé (par exemple des interrogatoires des fonctionnaires de l’administration) auraient pu permettre au juge d’instruction de rechercher les éventuels auteurs des infractions indiquées dans le réquisitoire, les perquisitions étaient disproportionnées et ont violé le droit du journaliste à la liberté d’expression. Le fait que ce dernier ait été prévenu dans cette affaire ne joue aucun rôle sur l’analyse opérée par la Cour13. En effet, les poursuites pénales ou civiles engagées contre des journalistes sont elles-mêmes soumises aux exigences de l’art. 10 CEDH14.
Aussi pour les sources illicites
Peu importe, a encore précisé la Cour, le caractère licite ou illicite des sources en cause. Le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège, qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de de l’illicéité des sources. Il doit, au contraire, être considéré comme un attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection15. L’informateur peut donc être protégé par le journaliste même s’il a violé une norme protégeant le secret. Et le journaliste lui-même ne peut être soupçonné d’avoir poussé sa source à lui livrer des informations confidentielles sur la base de vagues rumeurs non étayées16.
Mandats trop larges
Constitue aussi une ingérence la simple menace d’une perquisition, accompagnée de la brève arrestation du rédacteur en chef d’un magazine auteur d’un reportage sur une course illégale de voitures. Une telle mesure doit pouvoir être contrôlée avant consultation des documents, par un juge indépendant et impartial. A défaut, la violation de l’art. 10 CEDH était réalisée17. Enfin, des mandats ne donnant aucune information sur l’instruction en cause, les lieux précis à visiter et les objets à saisir, octroyant ainsi de larges pouvoirs aux enquêteurs, peuvent donner lieu à des perquisitions disproportionnées aux buts recherchés, entraînant une violation du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH)18.
Un secret renforcé
Il est frappant de constater que, depuis l’arrêt Goodwin, sur une douzaine d’affaires concernant la protection des sources de journalistes soumises à Strasbourg, seule une décision sur la recevabilité19, dans laquelle un journaliste s’était infiltré sous une fausse identité dans des milieux pédophiles, a admis que l’injonction de divulgation était proportionnée et a donc débouté le requérant. Dans cette affaire, plusieurs personnes interrogées ignoraient parler à un représentant des médias et ne bénéficiaient donc pas du même niveau de protection, ne pouvant être considérées comme des sources journalistiques au sens traditionnel du terme.
Les derniers arrêts jugés concernant la France, où il s’agissait à chaque fois de déterminer les conditions et circonstances dans lesquelles des journalistes avaient obtenu copie d’un rapport confidentiel sur une Chambre régionale des comptes, respectivement l’origine des fuites au sujet d’une enquête portant sur le dopage de cyclistes, ont également été tranchées en faveur de la protection des sources journalistiques, reconnaissant une violation de l’art. 10 CEDH pour non-respect du principe de proportionnalité20. Afin de mieux tenir compte des principes développés par la Cour, la comission des lois de l’Assemblée nationale française a adopté, en décembre dernier, un projet de loi restreignant les cas où il peut être porté atteinte au secret des sources21. Il instaure une forme «d’immunité pénale» pour les journalistes qui détiennent des documents issus d’une violation d’un secret ou d’une atteinte à la vie privée, lorsque ces documents contiennent des informations dont la diffusion constitue un but légitime.
(1) CrEDH, arrêt de Grande Chambre N° 17488/90 «Goodwin c. Royaume-Uni» du 27.3.1996. Lire, au sujet de l’historique de la protection du secret rédactionnel en Suisse, BARRELET, Denis, WERLY, Stéphane, Droit de la communication, Berne Stämpfli, 2011, pp. 33 ss.
(2) Arrêt Goodwin, § 39.
(3) Arrêt Goodwin, § 45. Même raisonnement repris dans l’affaire Financial Times Ltd. et autres contre Royaume-Uni, arrêt de la 4e Chambre N° 821/03 du 15.12.2009, § 71.
(4) ATF 123 IV 247.
(5) Certains délits peu importants aux yeux du législateur, tel le défaut de vigilance en matière d’opérations financières, en font partie, cf. BARRELET D., WERLY S., Droit de la communication, p. 434.
(6) ATF 132 I 187.
(7) Voir note 11.
(8) ATF 132 I 191.
(9) Tribunal cantonal neuchâtelois, Autorité de recours en matière pénale, arrêt du 10 septembre 2013, ARMP.2013.94/sk-ae, p. 20.
(10) Tribunal cantonal neuchâtelois, arrêt cité, p. 21.
(11) CrEDH, arrêt de la 4e Chambre N° 51772/99 «Roemen et Schmit c. Luxembourg» du 25.2.2003.
(12) Arrêt Roemen, § 57.
(13) A plus forte raison dans le cas d’un journaliste condamné pour instigation à violation du secret de fonction, pour avoir récolté, sans les utiliser, des informations sur des personnes impliquées dans des procédures pénales en cours, cette condamnation enfreignant l’art. 10 CEDH, CrEDH, arrêt de la 4e Chambre N° 77551/01 «Dammann contre Suisse» du 25 avril 2006. On en trouve la confirmation dans l’affaire CrEDH, arrêt de la 2e Chambre N° 16983/06 «Laranjeira Marques Da Silva c. Portugal» du 19 janvier 2010.
(14) LEACH, Philippe, Les principes découlant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la protection et la sécurité des journalistes et du journalisme, rapport au Comité directeur sur les médias et la société de l’information du Conseil de l’Europe, Belgrade, 7-8.11.2013, MCM (2013) 012F, § 63, pp. 19ss.
(15) CrEDH, arrêt de la 4e Chambre N° 73469/10 «Nagla c. Lettonie» du 16.7.2013, concernant une perquisition au domicile d’une journaliste dans le but de connaître la source anonyme ayant révélé les défaillances de la base de données du fisc.
(16) CrEDH, arrêt de la 2e Chambre N° 20477/05 «Tillack contre Belgique» du 27.11.2007.
(17) CrEDH, arrêt de Grande Chambre N° 38224/03 «Sanoma Uitgevers B.V. c.Pays-Bas» du 14.9.2010. En Suisse, c’est en requérant la mise sous scellés des objets saisis lors de la perquisition que le journaliste fera valoir son droit à maintenir ses sources secrètes (art. 248 CPP).
(18) CrEDH, arrêt de la 2e Chambre N° 33400/96 «Ernst et autres c. Belgique» du 15.7.2003.
(19) CrEDH, décision sur la recevabilité N° 40485/02 «Nordisk Film & TV A/S contre Danemark» du 8.12.2005.
(20) CrEDH, arrêt de la 5e Chambre N°30002/08 «Martin et autres contre France» du 12.4.2012; CrEDH, arrêt de la 5e Chambre N° 15054/07 et 15066/07 «Ressiot et autres contre France» du 28.6.2012.
(21) Elle doit prévenir un délit d’atteinte à la personne humaine puni d’au moins sept ans d’emprisonnement. Elle sera aussi possible pour les délits contre «la Nation, l’Etat et la paix publique» prévus par le Code pénal lorsque ceux-ci sont punis de dix ans d’emprisonnement. L’atteinte devra être justifiée par la gravité particulière du délit et la nécessité de prévenir sa commission ou sa réitération.