Non. La patrie est plus qu'un simple passeport. La discussion actuelle sur la criminalité des étrangers et les effets d'une forte immigration en Suisse se basent sur une conception étroite et partielle de la notion de patrie. Une ligne de démarcation claire est tirée entre les citoyens suisses et les étrangers avec, pour seul critère, la possession du précieux passeport. Pour le droit international, que la Suisse respecte également, la notion de patrie est définie selon des critères bien plus larges.
Chaque personne a sa propre compréhension de ce qu'est la patrie. Pour l'un, c'est son ou sa partenaire de vie, sa famille ou le cercle de ses proches. D'autres penseront que leur patrie, c'est l'endroit où ils sont nés, où ils habitent, où ils vivent. D'autres encore voient leur patrie sous des latitudes lointaines et étrangères. Certains attachent leur idée de la patrie à des valeurs culturelles ou religieuses. Très souvent, l'appartenance à une ethnie, une nation ou un pays reste toutefois l'élément central de la notion de patrie.
En Suisse, lorsqu'on parle de la différence entre les citoyens suisses et les étrangers, on parle surtout du passeport et de la nationalité, employée comme unique critère de différenciation de la notion de patrie. La mise en œuvre de l'initiative sur le renvoi des étrangers pose pourtant la question de savoir si des étrangers domiciliés en Suisse peuvent faire valoir leur conviction que la Suisse est devenue leur patrie. Il devient logiquement impossible de prononcer contre ces gens-là une interdiction d'entrer dans le pays.
Selon l'article 12 al. 4 du Pacte II de l'ONU (Pacte international relatif aux droits civiques et politiques), nul ne peut être arbitrairement privé d'entrer dans son propre pays. Et, selon le Conseil de l'ONU des droits de l'homme, la notion de «pays à soi» et de patrie n'est pas liée à la nationalité mais à l'attachement effectif et vécu de la personne au territoire d'un Etat. Il faut donc tenir compte du statut de séjour et de la durée du séjour de la personne avant de prononcer une interdiction de rentrer dans le pays ou un renvoi.
Dans une décision récente, le TF a rappelé que, en cas de conflit entre le droit fédéral et le droit international, les droits de l'homme ont la préséance (lire aussi page 6). Cet argument est également valable s'agissant de la norme émise par le Pacte II de l'ONU. Les étrangers de la deuxième ou de la troisième génération installés en Suisse peuvent donc faire valoir que la Suisse est leur pays. Ils sont nés en Suisse ou y ont grandi, ont effectué une formation et ont leur cercle d'amis et leur famille. Souvent, ils ne connaissent pas grand-chose de leur pays d'origine. C'est par exemple le cas du jeune Macédonien qui a fait l'objet de la décision du TF. Il est arrivé en Thurgovie à l'âge de 7 ans. Il a grandi en Thurgovie, ne parle que l'allemand et a terminé un apprentissage de peintre. A 19 ans, il a été arrêté pour avoir transporté de la drogue, délit pour lequel il a été condamné à une peine de prison conditionnelle. Parallèlement, les autorités thurgoviennes ont cependant prononcé son expulsion. Le jeune homme ne connaît la Macédoine que pour y être allé quelquefois en vacances. Il n'a aucun parent là-bas. Son recours contre la mesure d'expulsion a été entendu par le TF qui a fait valoir qu'elle violait la CEDH et particulièrement son article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).
Le tribunal aurait pu se référer également à la violation de la norme du Pacte II de l'ONU selon laquelle nul ne peut être arbitrairement privé d'entrer dans son propre pays. Il faut désormais renforcer la compréhension de la notion de patrie et déterminer quelle protection en découle lors d'une expulsion de la Suisse ou d'une interdiction d'y entrer.
Isabelle Bindschedler, responsable du Service juridique de Caritas Suisse