plaidoyer: Monsieur Racioppi, dans la Revue des juges, vous critiquez l’obligation des juges de verser une partie de leur salaire à leur parti. Avant votre élection, avez-vous dû, vous aussi, vous engager à une telle rétrocession?
Giuliano Racioppi: Non. Le sujet n’a pas été abordé par mon parti, le PDC, mais je savais pertinemment qu’une telle taxe existait.
plaidoyer: Saviez-vous à combien elle se montait?
Giuliano Racioppi: Plus ou moins. Je n’ai su le montant exact qu’au terme de ma première année de fonction, lorsque j’ai reçu la facture: 6000 fr., soit entre 3% et 4% de mon salaire.
plaidoyer: Dans le cadre de votre contribution à la Revue des juges, vous avez fait un sondage. Seuls 13 des 37 juges fédéraux ont répondu. A quoi pensez-vous que ce manque de transparence soit dû?
Giuliano Racioppi: Certains juges ne veulent pas s’exprimer sur la question, sachant à quel point elle est délicate. Et peut-être parce que leur subconscient leur souffle que ces versements ne sont moralement pas corrects.
D’autres n’ont simplement pas eu le temps ou l’envie de participer. Répondre aux quelques questions ne prenait pourtant pas plus de dix minutes.
plaidoyer: La Suisse semble être le seul pays à connaître cette pratique. Le PS la détaille même dans ses statuts. Monsieur Janiak, en tant que membre du PS, comment vous situez-vous par rapport à cela?
Claude Janiak: Au sein de notre parti, quiconque reçoit un mandat, juridique ou politique, doit verser un impôt. C’est de cela que le parti vit, en plus des cotisations des membres. Les élus le savent bien. Ils ne s’en réjouissent pas, mais ils paient quand même. Ce qui démontre que cette pratique est généralement acceptée.
plaidoyer: Selon Giuliano Racioppi, le PS ne prend pas de candidat qui refuserait de s’engager à payer. N’est-ce pas discutable de faire dépendre l’élection d’un juge à sa disponibilité à verser un impôt?
Claude Janiak: La situation varie selon la section de parti, le parti cantonal ou encore le groupe parlementaire. Pour certains, une signature préalable est obligatoire. Pour d’autres, il suffit qu’ils sachent que cette pratique est inscrite dans les statuts.
Personnellement, je ne me rappelle pas avoir signé quoi que ce soit. Mais, en tant que membre, je connais les statuts, et donc l’impôt de mandat.
plaidoyer: Seuls 5% des adultes suisses sont membres d’un parti. Si, parmi eux, on retire ceux qui ne sont pas prêts à verser un impôt à leur parti, il reste encore moins de candidats. Un tel procédé est-il vraiment approprié pour trouver les meilleurs juges?
Claude Janiak: Les postes sont annoncés et chacun a la possibilité de se présenter. Je ne sais pas si certains y renoncent, parce qu’ils doivent d’abord rejoindre un parti. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des indépendants qui se présentent. Ils s’arrangent avec l’un des partis qui aurait droit à un siège, selon la représentation proportionnelle des partis.
plaidoyer: Selon la thèse de l’avocat zurichois Mark Livschitz, les partis représentés au Parlement cantonal de Zurich ont convenu qu’aucun candidat membre d’un parti non représenté puisse se proposer pour un poste de juge. Voyez-vous un lien entre ce «cartel» et l’impôt de parti?
Giuliano Racioppi: Le fait est que les partis veulent conserver un certain pouvoir. Grâce aux campagnes, ils peuvent décider de qui les représente au législatif et à l’exécutif. Quant à la justice, ils tentent d’y exercer leur emprise en proposant leurs propres candidats.
Or, un juge ne s’engage pas pour les électeurs, mais pour le respect du droit. Il ne tranche pas selon ses convictions personnelles ou politiques.
Pour un politicien, la taxe de parti peut se justifier, car elle permet de couvrir une part des frais engagés pour la campagne électorale. Elle ne se justifie en revanche pas pour les juges: ceux-ci sont simplement sélectionnés, puis réélus, parfois même sommairement au moyen de formulaires préimprimés.
plaidoyer: L’ancien juge fédéral Niccolò Raselli estime que l’influence des partis et les rétrocessions de salaire mettent en péril l’indépendance des magistrats. Il critique cette pratique qu’il considère anticonstitutionnelle. A raison?
Claude Janiak: L’impôt de mandat fait partie du système d’élection des juges fédéraux, mais n’influence en rien leur indépendance. Le Parlement choisit les candidats. Il veille à ce qu’il y ait des personnalités diverses avec des qualités différentes. Ce n’est de toute manière qu’une fois le candidat élu que l’on voit s’il remplit les exigences. Reste que, depuis que le Parlement se charge de la sélection, il n’y a eu que deux situations dans lesquelles un magistrat n’a pas été réélu.
Les cantons connaissent, pour leur part, des procédures différentes. Certains juges, notamment ceux des premières instances, sont élus par le peuple. Ils doivent alors mener campagne, notamment lorsqu’il y a plus de candidats que de sièges.
Giuliano Racioppi: Il est clair que le justiciable attend d’un magistrat qu’il soit indépendant. La taxe de mandat ne m’influence en rien. Mais certains pourraient avoir l’impression que j’exerce ma fonction, non pas parce que j’en ai les compétences, mais parce que je paie pour cela. Voilà ce que je critique.
plaidoyer: Le Groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe (Greco) a publié, en mars 2017, un rapport d’évaluation de notre système d’élection. Il a conseillé de mieux garantir la qualité et l’objectivité lors de la sélection des juges, mais aussi d’abolir l’impôt de mandat. La Suisse devrait-elle suivre ces recommandations?
Claude Janiak: Nous avons récemment traité ce rapport au sein de la Commission des affaires juridiques (CAJ), mais nous connaissons cette thématique depuis longtemps.
Je suis membre de plusieurs commissions de surveillance depuis 1999. Durant toutes ces années, je ne me souviens pas avoir entendu de critique envers l’impôt de mandat.
Le Greco s’occupe principalement de situations relatives au droit pénal et à la lutte contre la corruption. Il veille notamment à ce que la justice ne soit pas victime de corruption, autrement dit sous l’emprise des puissances économiques. Ce n’est, selon moi, pas du tout le cas en Suisse.
Giuliano Racioppi: Dans une étude sur l’indépendance des juges, la Suisse est ressortie 62e sur 71 pays. Raison principale de ce résultat: l’impôt de mandat.
Plusieurs juges du Tribunal pénal fédéral et du Tribunal administratif fédéral m’ont confirmé qu’ils versaient leur impôt de parti, parce que, dans le cas contraire, ils n’auraient aucune chance d’être élus un jour au Tribunal fédéral. Un juge qui se soucie de sa carrière n’a donc pas d’autre choix que de payer. Si deux juges aux qualifications équivalentes se présentent pour un même poste, tout porte à croire que l’élu sera celui proposé par un parti, qui a toujours payé son impôt et continuera de le faire.
plaidoyer: Le rapport du Greco critique également la commission qui examine les candidatures. Composée de membres issus des partis représentés au Parlement, celle-ci ne laisserait que peu de place aux candidats indépendants. Ne vaudrait-il pas mieux avoir un groupe réunissant des magistrats, professeurs et avocats?
Giuliano Racioppi: Cette alternative existe d’ores et déjà à Fribourg et au Tessin. Elle n’entraîne d’ailleurs aucune dépolitisation. Au contraire.
A Fribourg, la réelection ayant été supprimée, tout magistrat peut rester sans crainte d’être viré. Cette solution renforce encore plus la politisation: les partis qui parviennent à placer des candidats, gardent leur influence aussi longtemps que ces derniers restent en poste.
Au Tessin, une commission composée de professeurs de droit, de membres de la justice et d’avocats analysent les dossiers des candidats. Elle classe ces derniers selon qu’ils soient «particulièrement appropriés», «appropriés» ou «partiellement appropriés». La situation reste toutefois similaire, sachant que les partis ont, ces derniers temps du moins, systématiquement proposé des candidats déjà membres ou partageant leurs valeurs.
Claude Janiak: Je ne crois pas qu’un groupe indépendant soit plus à même de choisir les candidats. La présence de professeurs ou de juges n’y changerait sans doute rien. On le voit bien, les recrutements au sein des universités ne se passent pas toujours de manière objective non plus.
plaidoyer: La question n’est pas vraiment de savoir quel type de groupe est mieux à même de trouver les meilleurs juges. Mais plutôt de savoir si l’on veut élire les meilleurs juges ou simplement ceux qui sont prêts à payer la taxe de parti.
Claude Janiak: Le Parlement élit les juges en fonction de leurs qualifications. Si ce système ne fonctionnait pas, il aurait été modifié. Je ne trouve pas qu’il ait besoin d’agir, quel que soit l’avis du Greco sur la question.
Giuliano Raccioppi: Le Parlement veut les meilleurs juges, les partis aussi. Personne n’aime entendre que le candidat qu’il a proposé travaille trop peu ou se retrouve dépassé. Reste que l’impôt de parti devrait être aboli. Je rejoins sur ce point le rapport du Greco. Et répète que l’existence de cette taxe peut donner l’impression aux justiciables que les magistrats manquent d’indépendance.
En revanche, il est primordial de maintenir la représentation proportionnelle des partis. Les tribunaux doivent être composés de sorte à ce qu’ils représentent les intérêts de toute la population.
plaidoyer: Serait-il acceptable d’abolir l’obligation de rétrocession contre le gré des partis?
Giuliano Racioppi: Les partis sont indispensables à la formation de l’opinion et à l’activité politique. A l’heure actuelle, pour se financer, ils ont besoin de ces rétrocessions, si contestées soient-elles. Les modestes cotisations des membres et les éventuels dons ne suffisent pas. D’autant moins pour les partis qui représentent les intérêts des plus faibles: ils comptent souvent moins de dons généreux. Les partis liés aux pouvoirs économiques, peuvent plus facilement renoncer aux rétrocessions. Les chiffres suivants le montrent bien: le PLR exige d’un juge fédéral 3000 fr., les Verts libéraux, 26 000 fr. la première année, puis 13 000 fr. dès la deuxième année.
Si les rétrocessions étaient abolies, certains partis ne seraient plus compétitifs. A moins d’instaurer un financement alternatif, venant de l’Etat par exemple, comme d’autres pays le font.
Claude Janiak: Un financement étatique serait souhaitable, mais, pour l’heure, impossible. Certains cantons ont essayé: leur demande a clairement été refusée. Ce n’est politiquement pas encore possible de changer tout le système et d’abolir les rétrocessions.
plaidoyer: Les juges seraient-ils davantage indépendants des partis s’ils ne devaient pas se représenter au bout de quelques années pour être réélus?
Claude Janiak: Une durée de fonction fixe et une impossibilité de réélection renforceraient certainement l’indépendance des juges. Il faudrait tester en instaurant, par exemple, une durée de fonction de quatorze ans. Mais on risquerait alors de ne voir que des candidats âgés de 50 ans.
Giuliano Racioppi: Supprimer la réélection renforcerait clairement l’indépendance. Mais je doute que cela permettrait de renoncer aux rétrocessions. Les partis seraient suffisamment créatifs pour trouver une autre solution leur permettant de continuer d’exiger de telles taxes. Les Verts et les Verts libéraux le font déjà, le PS partiellement aussi. Ils font signer aux juges qui se présentent un accord selon lequel ceux-ci s’engagent à payer un impôt de mandat en cas d’élection.
Claude Janiak: Cela dépend des situations. Dans mon canton, il me semble que les juges ne doivent rien signer.
plaidoyer: Un tel accord n’est-il pas impossible, illicite ou contraire aux mœurs, au sens de l’article 20 du Code des obligations?
Claude Janiak: En cas de poursuites, un tel contrat ne constituerait pas un titre de mainlevée, mais en quoi ne serait-il pas valable?
Giuliano Racioppi: Un tel engagement n’est pas valable. Il implique qu’un parlementaire qui veut occuper une fonction de magistrat, doive procurer un avantage à un tiers, soit à son parti. Ce n’est qu’à cette condition qu’il sera élu. Plusieurs auteurs s’accordent pour dire qu’il s’agit là d’un abus d’autorité. Un tel engagement est donc nul et ne permettrait à aucun parti d’engager des poursuites.
Giuliano Racioppi,
42 ans, juge au Tribunal administratif du canton des Grisons et membre du PDC.
Claude Janiak,
69 ans, avocat jusqu’en 2016. Membre du Conseil d’Etat de Bâle-Campagne et membre du PS.