Lorsque le juriste pense au droit à l’oubli pour les publications en ligne, le premier arrêt qui lui vient à l’esprit est l’arrêt Google rendu le 13 mai 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne2. Cet arrêt impose à l’exploitant du moteur de recherche de prendre des mesures pour supprimer certains résultats: «L’exploitant d’un moteur de recherche est obligé de supprimer de la liste de résultats, affichés à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web, publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, également dans l’hypothèse où ce nom ou ces informations ne sont pas effacés préalablement ou simultanément de ces pages web, et ce, le cas échéant, même lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages est licite.»3
Le 28 juin 2018, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a rendu l’arrêt «M.L. et W.W. contre Allemagne», qui aborde le droit à l’oubli non pas sous l’angle des résultats d’un moteur de recherche, mais sous celui du fond même de la publication4. Si cet arrêt concerne les archives de presse, ses considérants amènent également des éléments importants sous l’angle de la gestion d’un éventuel conflit entre transparence active de la justice par la publication de ses décisions en ligne et droit à l’oubli.
Le conflit entre, d’une part, le droit au respect à la vie privée (art. 8 CEDH5) et son corollaire de la confidentialité de certaines informations et, d’autre part, la transparence active, pourrait en effet devenir de plus en plus important, surtout avec l’écoulement du temps et la publication des jugements des juridictions inférieures qui permettra de retrouver de nombreux détails plusieurs années après les faits. Une ordonnance du Tribunal fédéral du 22 août 2017 illustre ce conflit: un justiciable a renoncé au contrôle d’une mesure de contrainte devant notre Haute Cour, en retirant son recours, en raison de la publicité de la jurisprudence: «Vu (…) la lettre du 16 août 2017 par laquelle le conseil du recourant informe le Tribunal fédéral qu’il souhaite retirer son recours du 27 juillet 2017 en raison du fait que la presse avait pris connaissance de cette affaire par la publication sur internet de l’arrêt précité 1B_260/2017 et qu’il souhaitait limiter la propagation des accusations dont il faisait l’objet.»6
1. L’arrêt «M.L. et W.W. contre Allemagne» du 28 juin 2018
M.L. et W.W., deux demi-frères, ont été condamnés le 21 mai 1993 à la perpétuité pour l’assassinat, en 1991, d’un acteur allemand très connu, crime qu’ils ont toujours contesté. Ils furent libérés conditionnellement en 2007, respectivement en 2008. A leur libération, ils assignèrent trois médias (Spiegel online, Deutschlandradio et Mannheimer Morgen) afin que les anciens reportages disponibles en ligne soient expurgés de leur identité complète, se fondant sur le droit à l’oubli garanti, notamment, par l’art. 8 CEDH. Obtenant, pour l’essentiel, gain de cause en première et seconde instances, ils furent toutefois déboutés par la dernière instance allemande, la Cour fédérale de justice, qui fit primer la liberté d’expression (art. 10 CEDH) sur le droit à l’oubli (art. 8 CEDH)7.
Appelée à son tour à examiner ce conflit, la CrEDH pose tout d’abord le principe selon lequel si les moteurs de recherche amplifient la portée des informations publiées en ligne, l’examen de la licéité de la publication elle-même doit s’examiner selon d’autres critères que celui du référencement des liens, car l’éditeur initial se trouve au cœur de l’activité protégée par la liberté d’expression (art. 10 CEDH), alors que le moteur de recherche n’a, quant à lui, pas pour vocation de publier l’information8. Exit donc les principes de l’arrêt Google lorsqu’il s’agit d’examiner le fond de la publication.
La Cour rappelle ensuite que le public a non seulement un intérêt à être informé sur un événement d’actualité, mais également à pouvoir faire des recherches sur le passé9. Dans le cas d’espèce, au vu de l’intérêt considérable ayant découlé de la procédure pénale, la disponibilité des reportages en ligne, même de nombreuses années après, contribue toujours au débat d’intérêt général10. Enfin, dernier point important, le degré de diffusion des reportages était limité, car une partie des informations était frappée de restriction d’accès; l’accès au Spiegel online étant payant et celui de Mannheimer Morgen réservé aux abonnés11.
Au vu de tous ces éléments, la CrEDH a jugé que la pesée des intérêts effectuée par la Cour fédérale de justice était conforme à l’art. 8 CEDH12.
2. Réflexions sur la portée de l’arrêt
L’arrêt du 28 juin 2018 ne signifie nullement que le droit à l’oubli n’existerait pas sur les éléments archivés publiés en ligne. L’examen soigneux de la pesée des intérêts entrepris par la CrEDH démontre au contraire que chaque cas peut être différent. L’importance ou le retentissement de l’affaire sera néanmoins un critère central dans cet examen.
L’arrêt peut aussi être compris comme une intention de la Cour de protéger les archives en ligne contre des volontés d’en diminuer l’intérêt en modifiant le contenu de celles-ci, par exemple en retranchant les noms ou les informations sensibles d’un reportage. En définitive, pour la presse, cela signifie que le droit à l’oubli va surtout avoir une importance lors de la publication de nouveaux reportages sur des individus condamnés il y a de très nombreuses années, mais peu sur la publication des archives qui sera protégée.
A notre sens, la philosophie de l’arrêt du 28 juin 2018 peut également avoir de l’importance dans le débat sur la publication de la jurisprudence, laquelle peut potentiellement permettre, de très nombreuses années après les faits, d’accéder à de multiples détails d’une affaire, en particulier lorsqu’il s’agit de décisions ou d’arrêts des autorités inférieures. Un tel accès pourrait entrer en conflit avec le droit à l’oubli, étant rappelé que tous les arrêts ne sont pas nécessairement anonymisés13, respectivement contiennent des informations qui rendent les personnes identifiables.
Sous l’angle de la CEDH, la CrEDH raccroche depuis peu le droit à l’accès aux décisions à l’art. 10 CEDH14. En Suisse, le droit à la transparence de la jurisprudence est aujourd’hui lui aussi largement imposé par le Tribunal fédéral15, même s’il peine encore à pleinement s’imposer en pratique, en particulier sur le plan cantonal16.
Le conflit potentiel entre droit à l’oubli et transparence de la jurisprudence a d’ores et déjà été porté récemment devant notre Haute Cour. En date du 11 juillet 2018, le Tribunal fédéral a ainsi dû trancher le recours d’une personne condamnée pour escroquerie qui s’opposait, en invoquant le droit à l’oubli, à l’accès accordé à un journaliste à un jugement rendu en janvier 2014 par un tribunal saint-gallois17. Le Tribunal fédéral a rejeté le recours en relevant que le droit à l’oubli ne pouvait pas s’opposer à l’accès au jugement, l’usage ultérieur de ce dernier par le journaliste étant au demeurant encadré par différentes normes, notamment les articles 28 ss du Code civil ou encore 173 ss du Code pénal.
A notre sens, l’arrêt de la CrEDH du 28 juin 201818 démontre que le droit à l’oubli ne pourra pas faire obstacle à la mise en ligne de tel ou tel arrêt dans une base de données relative à la jurisprudence. L’importance pour l’intérêt général, sous l’angle scientifique mais surtout sous l’angle de l’intérêt à connaître les développements juridiques d’une affaire, l’emportera (pratiquement) toujours sur le droit à l’oubli. Le Tribunal fédéral l’a d’ailleurs déjà laissé entendre dans son arrêt du 11 juillet 201819.
3. Conclusion
Le droit à l’oubli face aux publications des archives en ligne est aujourd’hui encadré par deux arrêts fondamentaux, l’arrêt Google20 et l’arrêt «M.L. et W.W. c. Allemagne»21: une personne peut ainsi obtenir son «déréférencement» sur un moteur de recherche général, mais n’aura guère de possibilité d’intervenir sur le fond des informations publiées; conclusion qui est valable aussi bien pour les archives des médias que pour la publication de la jurisprudence. y
1Chargé de cours à l’Université de Genève, premier procureur à Genève. La présente contribution n’engage que son auteur.
2CJUE, arrêt relatif à l’affaire C-131/12 «Google Spain SL et Google Inc.» du 13.5.2014.
3Ibid. § 88.
4CrEDH, arrêt de la 5e Chambre Nos 60798/10 et 65599/10 «M.L. et W.W. c. Allemagne» du 28.6.2018.
5Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales; RS 0.101.
6TF, ordonnance, 1B_327/2017 du 22.7.2017.
7CrEDH, arrêt de la 5e Chambre Nos 60798/10 et 65599/10 «M.L. et W.W. c. Allemagne» du 28.6.2018, § 1 ss.
8Ibid. § 97.
9Ibid. § 101 ss.
10Ibid. § 105.
11Ibid. § 113.
12Ibid. § 116.
13Cf. par exemple TF 6B_947/2015 du 29.6.2017 ou alors http://ge.ch/justice/donnees/tdb/Decis/TA/ata.tdb où seuls certains arrêts de la Chambre administrative de la Cour de justice sont anonymes.
14Cf. CrEDH, arrêt de la 1re Chambre No 18030/11 «Magyar Helsinki Bizottság contre Hongrie» du 8.11.2016. Sur la portée pour le droit suisse, cf. Alexandre Flückiger/Valérie Junod La reconnaissance d’un droit d’accès aux informations détenues par l’Etat fondée sur l’article 10 CEDH, Portée de l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság contre Hongrie en droit suisse, in: Jusletter 27.2.2017.
15TF 1C_123/2016 du 21.6.2016, in: ZBl 2016 601 ou Medialex 8016 97 ou encore SJZ 2016 406. Cf. aussi TF 1C_538/2016 du 20.2.2017 in ZBl 2018 436, qui impose cet accès également à la décision d’une autorité de surveillance.
16Cf. Romain Jordan, Accès à la jurisprudence: le TF impose la transparence, Plaidoyer 2017/5 32.
17TF 1B_510/2017 du 11.7.2018.
18CrEDH, arrêt de la 5e Chambre Nos 60798/10 et 65599/10 «M.L. et W.W. c. Allemagne» du 28.6.2018.
19TF 1B_510/2017 du 11.7.2018.
20CJUE, arrêt relatif à l’affaire C-131/12 «Google Spain SL et Google Inc.» du 13.5.2014.
21CrEDH, arrêt de la 5e Chambre Nos 60798/10 et 65599/10 «M.L. et W.W. c. Allemagne» du 28.6.2018.