L’actualité en matière d’assurances sociales est inhabituellement fournie. Tout au long de l’année 2017, de nombreuses propositions de réviser diverses lois et ordonnances ont été mises en consultation2. Certaines ont déchaîné des passions, largement relayées dans la presse, comme la réforme de la prévoyance 2020 ou encore la révision de la tarification des soins ambulatoires (Tarmed). D’autres n’ont pas eu le même écho, malgré une importance matérielle comparable, sinon supérieure.
Il en va notamment ainsi de la révision de la loi sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA3), dont seule la mesure phare – à savoir l’adoption d’une base légale permettant de reprendre4 la surveillance des personnes assurées soupçonnées de fraude – a, jusqu’ici, fait l’objet de relais auprès du grand public. L’objet de cet article est d’en présenter d’autres aspects également. (1.).
La révision du règlement sur l’assurance-invalidité (RAI5), qui doit entrer en vigueur au 1er janvier 2018, est, quant à elle, passée largement inaperçue. Destinée à adapter la méthode utilisée pour évaluer l’invalidité des personnes travaillant à temps partiel et consacrant le reste de leur temps à leurs «travaux habituels» (méthode mixte), elle pourrait avoir des effets secondaires inattendus pour certaines personnes. (2.).
1. La révision de la LPGA
A l’origine, la première révision de la LPGA devait porter sur deux points: l’introduction généralisée de frais de justice pour les procédures devant le tribunal cantonal des assurances et la suspension des rentes versées à une personne assurée qui se soustrayait à l’exécution d’une sanction pénale. Ces propositions répondaient à deux initiatives parlementaires, déposées respectivement en 2009 et 20126.
Le projet de révision de la LPGA a finalement été mis en consultation entre le 22 février et le 29 mai 2017. Dans l’intervalle, il a été passablement étoffé et s’est vu assigner un objectif précis: la lutte contre les abus7. En dernière minute, on y a rajouté la base légale réclamée par les assureurs sociaux après que la Suisse a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir toléré la surveillance des personnes assurées par des détectives privés sans base légale suffisante8.
Cette mesure, ainsi que les principales modifications prévues par le projet de révision sont détaillées ci-après9.
1.1. La surveillance des personnes assurées
Le projet de révision de la LPGA contient donc cette base légale dont les assureurs sociaux ont besoin depuis que les juges strasbourgeois ont désavoué les pratiques helvétiques en matière de surveillance des personnes assurées par des détectives privés. S’inspirant de l’art. 282 CPP10, l’art. 43a P-LPGA prévoit que l’assureur social peut faire observer la personne assurée s’il dispose d’indices concrets d’abus ou de tentative d’abus et si l’instruction ne pourrait aboutir ou serait rendue extrêmement difficile sans la surveillance (al. 1); l’assuré ne peut être observé que dans un lieu librement accessible ou visible depuis un lieu librement accessible (al. 2); la durée de l’observation est limitée (al. 3); l’assuré a le droit d’être informé du motif, de la nature et de la durée de la surveillance dont il a fait l’objet avant la décision portant sur le droit aux prestations (al. 5); la marche à suivre lorsque la surveillance n’a pas permis de confirmer les soupçons est également décrite (al. 6). En revanche, la procédure déterminant la compétence d’un assureur d’ordonner une observation, la procédure selon laquelle l’assuré peut consulter le matériel recueilli lors de l’observation ainsi que les règles sur la conservation et la destruction du matériel recueilli sont déléguées au Conseil fédéral (al. 7). Si une personne assurée a tenté d’obtenir ou a obtenu des prestations en fournissant sciemment des indications fausses ou d’une autre manière illicite, l’assureur pourra mettre à sa charge les frais de l’observation11.
Si, dans l’ensemble, cette disposition satisfait aux réquisits de l’art. 8 CEDH, tels que rappelés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire «Vukota-Bojic c. Suisse»12, elle soulève quelques questions qui, séparément ou ensemble, ont été relevées à l’occasion de la procédure de consultation. En particulier, l’imprécision de certains termes, comme la notion de «lieu visible depuis un lieu librement accessible» laisse craindre un accès plutôt large à l’intimité des personnes assurées.
La plus grande difficulté posée par cette nouvelle disposition est son articulation avec une éventuelle procédure pénale. En effet, pour ordonner une surveillance, l’assureur doit disposer d’«indices concrets» d’actes qui, logiquement, pourraient constituer une escroquerie au sens de l’art. 146 CP, ou d’une tentative d’escroquerie. En matière d’assurances sociales, il sera possible, dans un tel cas de figure, que l’enquête soit instruite par un «spécialiste» sans qualifications professionnelles particulières, sans que l’assuré ne bénéficie d’un statut comparable à celui du prévenu dans la procédure pénale, qui est générateur de droits13, et sans possibilité d’être indemnisé si la surveillance a été ordonnée à tort14.
La proposition de l’OFAS a, sur ce point, reçu un écho positif auprès des participants à la procédure de consultation, sur le principe à tout le moins. S’agissant des détails de la réglementation, d’une manière schématique, elles sont saluées par les collectivités publiques et les représentants de l’économie, qui lui reprochent toutefois de ne pas mettre suffisamment de moyens à disposition des spécialistes, le nouvel art. 43a LPGA mentionnant uniquement les prises de vue, et non les enregistrements sonores et le «tracking» au moyen du positionnement par GPS. Les milieux de défense des assurés ont, pour l’essentiel, relayé notamment les doutes émis ci-dessus.
1.2. Autres instruments en cas de soupçons de fraude
Outre la surveillance, le projet de révision de la LPGA prévoit de renforcer la position de l’assureur social en cas d’abus ou de soupçons d’abus.
Le délai relatif de prescription pour demander la restitution de prestations versées à tort doit ainsi passer de un an à trois ans15; l’assureur pourra priver tout recours de l’effet suspensif, y compris lorsque la décision porte sur une prestation en espèces16; il pourra également suspendre à titre provisionnel le versement des prestations si la personne assurée a manqué à son obligation d’aviser ou si l’assureur «a de sérieuses raisons de penser» qu’elle perçoit des prestations auxquelles elle n’a pas droit17.
Le cumul de ces mesures laisse craindre des situations d’extrême dureté et un accroissement de l’inégalité des armes. En effet, la personne assurée privée de ressources du jour au lendemain se trouvera dans l’impossibilité matérielle de faire valoir ses droits, sauf à recourir à l’assistance judiciaire, dont on rappelle qu’elle n’est en principe pas octroyée pour la procédure devant l’assureur social18.
Le rapport explicatif justifie cette dureté par l’«intérêt de l’assureur, qui est d’éviter les démarches administratives et les risques de pertes liés aux demandes de restitution», et qui «prime clairement celui de l’assuré à ne pas tomber dans une situation de détresse passagère»19. Cette pesée des intérêts, strictement binaire, ne tient évidemment pas compte du coût social réel de la désinsertion, même passagère. Il eût été judicieux de tenir compte, dans l’équation, en face du confort des assureurs sociaux, non seulement de l’intérêt individuel de la personne assurée à conserver ses moyens de subsistance, mais aussi d’autres intérêts publics, comme celui de préserver la cohésion sociale ou de garantir à chacun l’effectivité de son droit à la dignité humaine20. Les intérêts de la collectivité publique, qui doit supporter les conséquences de la désinsertion sociale – financières via l’aide sociale, sociales via la gestion de la situation personnelle de la personne (divorce, recherche d’appartement, rupture des liens familiaux, etc.), mais aussi sociétales, compte tenu de l’augmentation de la criminalité que les situations de rupture sont susceptibles de causer – auraient aussi mérités d’être mentionnés.
Sur ce point également, les prises de position ont été partagées, les collectivités publiques et les représentants de l’économie ne trouvant en principe rien à y redire, alors que les milieux de défense des assurés ont critiqué les mesures proposées.
1.3. L’introduction généralisée de frais de justice
En réponse à une motion déposée en 2009 par le groupe UDC au Conseil national21, le projet de révision de la LPGA prévoit l’introduction généralisée de frais de justice pour les procédures en matière d’assurance sociale22. Sur ce point, le malaise de l’OFAS est palpable. Peu convaincu dans le rapport explicatif23, il propose une solution alternative: la première proposition consiste, pour les litiges portant sur les prestations, en une clause générale permettant d’introduire des frais de justice dans les différentes lois spéciales; la seconde proposition consiste à prévoir, au niveau de la loi générale, des frais de justice compris entre 200 fr. et 1000 fr., qui s’appliqueront donc à toutes les procédures devant le tribunal cantonal des assurances24. Si cette seconde proposition l’emporte, l’entrée en vigueur de la LGPA révisée n’aurait ainsi pas pour effet d’étendre la perception de frais de justice à l’ensemble des assurances sociales. Il faudrait, dans un deuxième temps, la modification des lois spéciales concernées pour que des frais de justice puissent être perçus.
A notre sens, cette proposition est inutile, voire contre-productive. On a pu voir, après l’introduction des frais de justice pour les procédures en matière d’assurance-invalidité, au 1er janvier 2006, que le nombre des procédures n’avaient pas diminué. Compte tenu, d’une part, de l’enjeu financier pour les personnes assurées, et, d’autre part, de ce qu’en matière d’assurances sociales, les justiciables ne disposent que d’une instance judiciaire ayant un plein pouvoir d’examen25, l’introduction de frais de justice ne représentera pas un obstacle pour quiconque entend faire examiner sa cause par une autorité judiciaire. En revanche, cette mesure devrait accroître la charge de travail des tribunaux, qui seront saisis de requêtes d’assistance judiciaire en plus de la procédure au fond.
Les avis émis à l’occasion de la procédure de consultation sont très partagés, les milieux de défense des assurés rejetant toute idée de généralisation des frais de justice. Certains cantons vont dans le même sens, pour les raisons évoquées au paragraphe précédent. Les voies favorables à l’introduction de frais de justice se sont a priori plutôt prononcées en faveur de la première variante.
1.4. Caractère remboursable de l’assistance judiciaire
Dans le même ordre d’idée qu’au paragraphe précédent, le projet de révision de la LPGA prévoit d’inscrire dans la loi le caractère remboursable de l’assistance judiciaire accordée en procédure administrative, c’est-à-dire pour la procédure devant l’assureur social. Dans la mesure où cette assistance n’est que très rarement accordée26, la portée pratique de cette modification ne sera pas nécessairement importante.
Il faut malgré tout relever que le projet se borne à poser le principe du remboursement, sans en fixer la quotité, ni le montant. On doit donc se demander si l’entrée en vigueur du nouvel art. 37 al. 4 LPGA, tel qu’il est prévu par le projet de révision, est à même d’assurer, sur ce point, l’égalité de traitement entre les assurés et, d’une manière plus générale, une pratique uniforme du droit. En particulier, l’art. 37 al. 4 P-LPGA prévoit le remboursement de l’assistance judiciaire lorsque la personne assurée est «en mesure de le faire», sans plus expliciter cette notion. Il est pourtant indispensable d’assurer une pratique uniforme sur cette question. La solution proposée laisse en outre redouter que l’assureur social soit tenté d’opérer par compensation avec les prestations sociales finalement accordées. Une prise de position du législateur, dans le rapport explicatif à tout le moins, aurait été souhaitable.
Certains cantons ont, lors de la procédure de consultation, relevé le caractère illusoire de la mise en œuvre de cette disposition.
1.5. Amélioration du régime du recours subrogatoire
Dans le cadre de la révision de la LPGA, le législateur a voulu renforcer la position de l’assureur social amené à recourir contre le tiers responsable de la réalisation du risque. En premier lieu, le projet prévoit ainsi une obligation accrue, pour la personne assurée, de communiquer à l’assureur social les informations nécessaires pour que ce dernier puisse faire valoir ses prétentions récursoires. Ainsi, l’art. 28 al. 2 et 3 P-LPGA prévoit que le devoir de collaboration de celui qui demande des prestations s’étend aussi aux renseignements nécessaires pour faire valoir les prétentions récursoires.
Par ailleurs, le projet élargit la liste des prestations sociales et des postes du dommage civil concordants27. Pour mémoire, la concordance des prestations a pour effet de subroger l’assureur social dans les droits de la personne assurée à concurrence des prestations légales28. La subrogation diminue la part du dommage direct de la victime, soit la part du préjudice dont elle peut demander réparation au responsable civil, respectivement à son assureur RC.
Le projet prévoit ainsi que les rentes d’invalidité ou les rentes de vieillesse allouées à leur place concordent non seulement avec l’indemnisation pour incapacité de gain, mais aussi avec les prestations visant à compenser des lacunes de cotisation (dommage de rente)29. D’autre part, il prévoit la concordance des frais des mesures d’ordre professionnel et des expertises médicales engagés par les assureurs sociaux avec les frais d’instruction engagés par le responsable civil30. Si la première nouveauté n’appelle pas de commentaire particulier, la seconde part de plusieurs prémisses erronées. Premièrement, la nature des frais engagés par l’assureur social et par le responsable civil n’est pas la même: si le premier doit permettre à une autorité publique de faire la lumière, en vertu de son obligation d’instruire d’office, sur le droit d’une personne assurée aux prestations acquises à l’égard de l’Etat au fil des cotisations payées, le second a pour objectif d’établir la quotité de sa dette à l’égard de la personne qu’il a lésée. Deuxièmement, les conditions auxquelles un assureur social doit prester ou un responsable civil doit répondre d’un préjudice ne sont pas les mêmes. A titre d’exemple, l’exigibilité de la mise en œuvre d’une capacité de travail résiduelle n’est pas analysée de la même manière, de même que certains aspects de la causalité, en cas d’accident notamment, ou encore le caractère incapacitant de troubles somatoformes douloureux. Finalement, les mesures d’instruction ordonnées par un assureur social peuvent porter sur des aspects sans lien avec l’acte ou le fait dont répond le responsable civil, ce qui entraînera d’importantes difficultés pratiques31.
D’une manière générale, la proposition crée un pont artificiel entre prestations sociales et réparation civile qui compliquera l’accès à la preuve du lésé civil et augmentera d’autant l’inégalité des armes entre ce dernier et l’assureur RC du responsable. Ce dernier pourra, en effet, au motif qu’il les a financées, se prévaloir de preuves amassées par l’administration, qui dispose à cet effet de moyens importants et à l’égard desquels la personne assurée est, du fait de son obligation légale de collaborer, totalement transparente.
Il faut espérer que cette proposition sera abandonnée, à défaut de quoi la tâche de l’avocat mandaté pour défendre les intérêts d’un lésé civil s’en trouvera singulièrement compliquée. Cette question, plutôt technique, n’a pas fait l’objet de grandes discussions dans le cadre de la procédure de consultation.
1.6. Suspension des rentes de l’assuré
En 2009, le Tribunal fédéral avait eu à examiner la question de la suspension du versement d’une rente AI en faveur d’un assuré qui s’était soustrait à l’exécution d’une sanction pénale. L’actuel art. 21 al. 5 LPGA permet en effet de suspendre partiellement ou totalement le versement des prestations ayant pour but de compenser la perte de gain32 à l’assuré qui exécute une peine privative de liberté ou une mesure, mais n’envisage pas l’hypothèse de la personne assurée qui s’y soustrait.
Le TF avait alors considéré que le texte de la disposition actuellement en vigueur ne permettait pas de suspendre le droit aux prestations en dehors du laps de temps durant lequel la sanction est effectivement subie. Il a ainsi rappelé que la sanction administrative intervenait en réaction à la sanction pénale, mais n’avait pas pour vocation d’inciter la personne condamnée à exécuter cette dernière33. Cette jurisprudence est à l’origine de l’une des deux motions ayant provoqué la révision de la LPGA34.
L’art. 21 al. 5 P-LPGA prévoit qu’il faut également procéder à une suspension à partir du moment où la peine ou la mesure aurait dû être exécutée si la personne assurée se soustrait à leur exécution. Les prestations destinées à l’entretien des proches, comme les rentes complémentaires pour enfant, ne doivent en revanche pas pouvoir être suspendues.
D’une manière générale, les opinions exprimées lors de la procédure de consultation sont plutôt favorables à cette proposition. Certains regrettent que l’on ne profite pas de la révision pour ancrer dans la loi la solution dégagée par la jurisprudence en cas de détention provisoire35. D’autres ont soulevé les difficultés d’interprétation qui surgiront lorsque, du fait de la soustraction à l’exécution de la sanction, la durée de la suspension des prestations d’assurance sera supérieure à celle de la sanction pénale. L’interprétation littérale du texte du nouvel art. 21 al. 5 LPGA permettrait, en principe, qu’un tel résultat se produise. Il aurait sans doute été intéressant que le rapport explicatif précise la volonté du législateur sur cette question, pour faciliter la tâche des tribunaux amenés à appliquer cette disposition.
2. La redéfinition des travaux habituels
Largement plus confidentielle que la révision de la LPGA, une révision du règlement sur l’assurance-invalidité36 a été mise en consultation du 17 mai au 11 septembre 2017. Cette révision s’inscrit dans les suites de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme «Di Trizio c. Suisse», rendu le 2 février 201637, qui a condamné la Suisse en raison du caractère discriminatoire de la méthode mixte, utilisée pour évaluer l’invalidité des personnes assurées, majoritairement de sexe féminin, qui exercent une activité lucrative à temps partiel et consacrent le reste de leur temps à leurs travaux habituels.
A la suite de cet arrêt, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) avait, dans l’attente d’une solution législative, indiqué que la méthode mixte demeurait applicable, à l’exception des cas similaires à celui de Madame Di Trizio. Il n’était ainsi plus possible de réviser le droit aux prestations d’une assurée en raison de la naissance d’un enfant, ni de tenir compte de la naissance d’un enfant intervenue en cours d’instruction de la demande de prestations par l’office AI38. Le TF a confirmé cette manière de procéder39.
2.1. La nouvelle méthode mixte
La révision du RAI, dont l’entrée en vigueur est prévue le 1er janvier 2018, porte principalement sur la reprogrammation de la méthode mixte. Elle propose deux adaptations, dans le but d’éliminer les effets discriminatoires déjà relevés par le Conseil fédéral dans un rapport établi le 1er juillet 201540, à la suite de plusieurs interventions parlementaires41, ainsi que par la doctrine42, et mis en évidence par l’arrêt «Di Trizio c. Suisse».
La méthode générale utilisée pour déterminer l’invalidité des travailleurs à temps partiel accomplissant par ailleurs des travaux habituels ne change pas. Il conviendra toujours, à l’avenir, d’évaluer séparément l’invalidité pour la part active et pour la part ménagère, puis de procéder à l’addition des deux taux pour obtenir celui de l’invalidité globale43.
En revanche, l’évaluation respective de l’invalidité dans la part active et dans la part ménagère est modifiée. Dans les deux cas, il s’agit d’extrapoler cette évaluation, comme si la personne assurée avait travaillé à plein temps, respectivement s’était entièrement consacrée à ses travaux habituels.
Pour la part active, on n’évaluera ainsi plus l’invalidité en se référant au revenu de valide effectif (à temps partiel), mais au revenu rapporté à un équivalent plein temps. Par exemple, si la personne assurée, sans l’atteinte à la santé, aurait travaillé à 50% et gagné 40 000 fr., le revenu de valide doit être fixé à 80 000 fr. Les règles permettant de fixer le revenu d’invalide, soit le revenu que la personne peut encore réaliser dans une activité adaptée à son état de santé, ne sont pas modifiées44.
La perte de gain est ensuite pondérée en fonction du taux d’activité hypothétique effectif. Si la personne assurée dont il est question au paragraphe précédent peut réaliser, malgré l’atteinte à la santé, un revenu de 30 000 fr., sa perte de gain théorique équivaut à 50 000 fr. et correspond à une invalidité de 62,5%. Après pondération pour tenir compte d’une occupation hypothétique effective de 50%, on obtient une invalidité finale, pour la part lucrative, de 31% (62,5% x 50%, arrondi)45.
S’agissant de la part ménagère, elle continuera d’être évaluée au moyen d’une enquête ménagère permettant d’identifier l’ampleur de l’empêchement attribuable à l’atteinte à la santé. Cependant, là encore, le calcul s’effectuera désormais en imaginant que la personne assurée se consacrait à ses travaux habituels à plein temps. Le taux d’invalidité obtenu au terme de cette évaluation sera à son tour pondéré par le pourcentage correspondant à la différence entre 100% et le taux hypothétique de l’activité lucrative (dans le cas de la personne assurée précédemment décrite, il s’agirait de 50%).
2.2. La redéfinition des travaux habituels
Comme mentionné ci-dessus46, la méthode mixte s’applique pour évaluer l’invalidité des personnes assurées qui, sans la survenance de l’atteinte à la santé, auraient consacré une partie de leur temps à l’exercice d’une activité lucrative, et l’autre partie de leur temps à l’exécution de leurs «travaux habituels».
Jusqu’au 31 décembre 2017, les travaux habituels englobent, d’après la définition de l’art. 27 RAI, «notamment l’activité usuelle dans le ménage, l’éducation des enfants ainsi que toute activité artistique ou d’utilité publique»47. A partir du 1er janvier 2018, cette définition est plus réduite, et ne désigne plus que «les activités nécessaires dans le ménage ainsi que les soins et l’assistance apportés aux proches». Outre la disparition de l’adverbe «notamment», dont on déduit le caractère exhaustif de la nouvelle liste, on remarque que cette dernière ne comprend désormais plus les activités artistiques ou d’utilité publique.
A priori, cette restriction de la notion de travaux habituels paraît anodine. Il faut cependant mettre en rapport la nouvelle réglementation avec la jurisprudence inaugurée par le TF à l’ATF 142 V 290. Dans cette affaire, il avait jugé qu’une assurée qui travaillait volontairement à temps partiel, sans consacrer le temps restant à des travaux habituels au sens de l’art. 27 RAI, devait se voir imputer la limitation de son taux d’invalidité à celui de son activité hypothétique. En l’espèce, l’assurée travaillant à 60% et étant totalement incapable d’exercer une activité lucrative, même adaptée à son état de santé, son invalidité, théoriquement de 100% en application de la méthode ordinaire de comparaison des revenus, était limitée à 60%. Cette jurisprudence a naturellement un impact sur le niveau de protection sociale du travailleur à temps partiel: celui qui n’aurait pas travaillé au moins à 70% ne peut plus bénéficier d’une rente entière, mais devra se contenter d’une rente partielle, forcément inférieure, ceci alors que le montant de sa rente est de toute manière déjà assez bas en raison des salaires moins importants sur lesquels il a cotisé.
La révision du règlement qui, rappelons-le, a pour objectif de restreindre la liste des travaux habituels «admis» en dehors de l’exercice d’une activité lucrative, elle a, de facto, pour conséquence d’augmenter la part de travailleurs à temps partiel «sans» activité lucrative, et donc au bénéfice d’une protection réduite en cas d’invalidité, compte tenu de la jurisprudence que nous venons d’exposer. Le rapport explicatif ne se prononce pas sur cette question.
Un autre point aurait aussi mérité d’être explicité: la nouvelle définition des travaux habituels par des activités «nécessaires» dans le ménage. On peut se demander si cet adjectif a ici uniquement une portée descriptive, ou s’il faut comprendre que l’OFAS entend déléguer aux offices AI, respectivement aux juges, la question de déterminer si, dans le cas particulier et compte tenu de toutes les circonstances, le temps dont la personne allègue qu’il est consacré à des travaux habituels est objectivement nécessaire. L’ATF 142 V 290 donne un indice dans ce sens: en effet, le TF juge que l’assurée, célibataire et sans enfants, n’avait pas besoin de 40% de son temps pour tenir son ménage. Il l’a donc considérée comme une «simple» travailleuse à temps partiel. Une telle interprétation de l’adjectif «nécessaire» dans le nouvel art. 27 RAI aurait ainsi pour effet de faire dépendre l’étendue de la protection sociale des travailleurs à temps partiel en cas d’invalidité de l’appréciation in concreto de l’assureur social, respectivement du juge. Ces derniers ne connaîtraient ainsi pas l’ampleur de leur couverture. Un tel résultat, serait à notre sens contraire aux principes de la sécurité et de la prévisibilité du droit48.
3. Conclusion
Les deux révisions discutées dans le cadre de la présente contribution ont en commun de redéfinir les contours de l’Etat social en Suisse. Si la révision du RAI en modifie les contours matériels, en limitant la protection sociale d’une partie de la population en cas d’invalidité, la révision de la LPGA en modifie les contours formels et, surtout, l’état d’esprit.
Le rapport explicatif qui accompagne la révision de la LPGA procède à un mélange des genres assez dangereux, confondant les moyens d’instruction lui permettant d’établir l’état de fait à la base de la décision qu’elle doit prendre au sujet de la demande de prestation formulée par la personne assurée, et les moyens de lutte contre les abus. Ce faisant, il donne l’impression que toute personne assurée qui demande des prestations est un abuseur potentiel, ce qui est contraire à la présomption de la bonne foi, principe cardinal de notre ordre juridique49, et de la relation administrative plus spécifiquement.
La révision de la LPGA a au moins le mérite de s’inscrire dans le processus démocratique ordinaire, alors que la modification du RAI induit une modification du projet social de notre pays, sans consultation populaire et, pour ainsi dire, en catimini. L’effet conjugué de la jurisprudence du TF au sujet des travailleurs à temps partiel et de la révision du RAI n’est pas aisément perceptible. On peut d’ailleurs se demander si l’administration a perçu les difficultés entraînées par la modification proposée.
Quoi qu’il en soit, ces deux projets sont le témoignage de «quelque chose qui ne tourne pas rond» sur la planète de l’Etat social. Ils traduisent une évolution préoccupante à laquelle il faut absolument rester attentif. y
1Facultés de droit de Neuchâtel et Genève, avocate spécialiste FSA responsabilité civile et droit des assurances.
2Toutes les consultations, y compris les procédures terminées, sont accessibles sur le site internet de la Confédération (www.admin.ch, rubrique Droit fédéral ➛Procédures de consultation).
3RS 830.1.
4Cette surveillance est actuellement suspendue, depuis l’arrêt rendu le 18.10.2016 par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire «Vukota-Bojic c. Suisse», n° 61838/10.
5RS 831.201.
6Motion 12.3753 (CN Lustenberger); motion 09.3406 (CN Groupe UDC).
7OFAS, Révision de la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales. Rapport explicatif du 22 février 2017 relatif à l’ouverture de la procédure de consultation, p. 2, 3 et 4 ss.
8Affaire «Vukota-Bojic» (note 4).
9Pour d’autres mesures, comme l’extension de l’entraide administrative au pays membres de l’UE et de l’AELE, cf. Anne-Sylvie Dupont, Assurances sociales: quelques actualités, in Fuhrer (Ed.), Annales SDRCA 2017, Zurich 2017, pp. 143 ss, pp. 145 ss.
10Cf. Rapport explicatif LPGA (note 7), p. 10.
11Cf. art. 45 al. 4 P-LPGA.
12Cf. note 4.
13Notamment le droit d’être informé de l’ouverture d’une enquête, le droit de consulter le dossier ou encore le droit d’être assisté.
14En procédure pénale, l’art. 429 CPP prévoit l’indemnisation du prévenu acquitté ou au bénéfice d’une ordonnance de classement.
15Art. 25 al. 2, 1re phrase, P-LPGA.
16Art. 49a P-LPGA. Les décisions ordonnant la restitution de prestations versées indûment sont cependant exceptées.
17Art. 52a P-LPGA.
18Cf. infra.
19Cf. Rapport explicatif LPGA (note 7), p. 12.
20Cf. art. 7 Cst.
21Motion 09.3406 (CN Groupe UDC).
22Pour mémoire, actuellement, seules les procédures en matière d’assurance-invalidité font l’objet de frais de justice, compris entre 200 fr. et 1000 fr. (cf. art. 69 al. 1bis LAI).
23Cf. Rapport explicatif LPGA (note 7), p. 12 s.
24Cf. art. 61 let. a, fbis et fter P-LPGA.
25Sous réserve des procédures en matière d’assurance-accidents et d’assurance-militaire, le TF jouissant, pour ces causes-là, d’un pouvoir d’examen en fait et en droit (cf. art. 97 al. 2 LTF).
26A ce sujet, cf. Anne-Sylvie Dupont, Le droit de réplique en assurances sociales, in Bohnet (Ed.), Le droit de réplique, Neuchâtel 2013, pp. 33 ss, N 88 ss.
27Cf. art. 74 al. 2 let. c et h P-LPGA.
28Cf. art. 74 al. 1 LPGA.
29Cf. art. 74 al. 2 let. c P-LPGA.
30Cf. art. 74 al. 2 let. h LPGA.
31Sur ce point, cf. également Dupont (note 9), p. 148 et la référence citée en note 40.
32Sur cette notion, cf. Anne Sylvie-Dupont, rubrique «Assurances sociales», in Brägger/Vuille (Ed.), Lexique pénitentiaire suisse, Bâle 2016, pp. 42 ss, p. 45.
33ATF 138 V 281 c. 4.
34Motion 12.3753 (CN Lustenberger).
35Le TF a, dans ce cas, admis que la suspension des rentes peut être prononcée dès lors que la détention provisoire a duré trois mois (ATF 133 V 1). La suspension des indemnités journalières est en revanche possible dès l’incarcération de la personne assurée (ATF 138 V 140).
36RAI; RS 831.201.
37Affaire «Di Trizio c. Suisse», n° 7186/09.
38Cf. Lettre circulaire n° 355 du 31 octobre 2016 concernant l’application de la méthode mixte après l’arrêt de la CrEDH du 2.2.2016 (mise à jour le 26.5. 2017).
39Cf. surtout ATF 143 I 50; TF arrêt 9C_525/2016 du 15 mars 2017.
40Rapport intitulé «Assurance-invalidité: évaluation du taux d’invalidité des personnes travaillant à temps partiel, Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat de Jans Beat».
41Notamment l’initiative parlementaire Suter «Calcul du degré d’invalidité des personnes travaillant à temps partiel» (00.454), et le postulat Jans «Assurance-invalidité. Les travailleurs à temps partiel sont désavantagés» (12.3960).
42Pour une synthèse de ces critiques, cf. Stéphanie Perrenoud, Sabrina Burgat, Fanny Matthey, L’affaire Di Trizio contre la Suisse: la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité et l’égalité de traitement, ou quand deux et deux ne font pas quatre..., PJA 9/2016, 1187 ss, 1197. Cf. également Andrea Mengis, Les leçons de l’affaire «Di Trizio c. Suisse», plaidoyer 6/16, ainsi que Affaire «Di Trizio c. Suisse» (note 38), N 98, 99 et 101.
43Cf. art. 27bis al. 2 RAI.
44Cf. art. 27bis al. 2 let. a RAI.
45Pour un autre exemple, cf. Dupont (note 9), p. 154, ou encore OFAS, Modification du règlement du 17 janvier 1961 sur l’assurance-invalidité (RAI). Evaluation de l’invalidité pour les assurés exerçant une activité à temps partiel (méthode mixte), p. 13 (annexe).
46Cf. supra 2.
47Pour les religieux et les religieuses, il s’agit de l’ensemble de l’activité à laquelle se consacre la communauté.
48Pour plus de détails et d’autres questions encore, cf. Dupont (note 9), pp. 159 ss.
49Cf. art. 3 al. 1 CC.