plaidoyer : Kazem Radjavi est décédé en 1990. Que s’est-il passé sur le plan judiciaire pendant ces trente ans?
Nils de Dardel: Le juge d’instruction vaudois a instruit l’affaire d’un assassinat, selon le Code pénal suisse: Kazem Radjavi, a été abattu par un commando de treize tueurs, porteurs de passeports de services officiels iraniens. Les intéressés ont pris la fuite vers l’Iran, le jour-même de l’attentat, soit le 24 avril 1990.
La police et la justice vaudoise ont d’emblée constaté qu’il s’agissait d’un attentat décidé et exécuté par les services d’Etat iraniens, avec l’implication de diplomates iraniens résidant à Genève.
Le juge d’instruction a été actif jusqu’à la fin des années 1990. Je passe sur les actes et les événements qui ont marqué cette instruction. Je relève toutefois que, en 1992, deux des tueurs présumés ont été arrêtés à Paris. L’extradition en Suisse avait été décidée par Monsieur Balladur, Premier Ministre, à l’époque.
Hélas, le Ministre Pasqua a réussi à exfiltrer les détenus qui ont ainsi pu retourner en Iran, en 1993. En 2006, des suites d’une collaboration avec la justice allemande, le juge d’instruction a délivré un mandat d’arrêt pour assassinat contre Ali Fallahijan, ancien ministre iranien du renseignement, qui était chargé à Téhéran d’organiser l’exécution en Suisse de Kazem Radjavi.
Depuis la fin des années 1990, le dossier pénal est resté ouvert sur demande de la partie plaignante, mais le dossier est resté inactif.
Peu après la fin d’avril 2020, le Ministère public vaudois a annoncé son intention de classer l’affaire du fait de la prescription échue après trente ans.
plaidoyer: Comment se fait-il qu’une période de trente ans se soit écoulée avant que le crime ne soit examiné sous la prévention de génocide et de crimes contre l’humanité?
Nils de Dardel: Le juge d’instruction, puis le Ministère public vaudois, n’étaient pas compétents pour traiter des crimes de droit international. De plus, les crimes contre l’humanité ne constituent un délit, selon le droit suisse, que depuis le 1er janvier 2011. Seules les autorités judiciaires fédérales sont compétentes s’agissant d’un génocide et de crimes contre l’humanité.
Dans les débats internationaux, la qualification du massacre de 30 000 prisonniers politiques en Iran, en 1988, comme crimes contre l’humanité n’est intervenue qu’après de longues années.
La publication d’Amnesty International concernant ce massacre, après une enquête très approfondie, date de 2017.
Ainsi, durant trente ans, l’exécution de Kazem Radjavi a été qualifiée par l’Autorité judiciaire vaudoise exclusivement d’assassinat, puni par l’article 112 du Code pénal.
plaidoyer: Dans quelles circonstances, l’affaire a-t-elle été portée sous l’accusation de génocide et crimes contre l’humanité?
Nils de Dardel: L’annonce par le Ministère public vaudois de son intention d’ordonner le classement de la procédure pour prescription (trente ans) du crime d’assassinat a été l’élément déclencheur. Personnellement, j’ai été un des avocats de la partie plaignante pendant les années 1990. L’annonce d’une décision de classement pour prescription a été très douloureuse pour le frère de Kazem Radjavi. Il m’a donc demandé d’intervenir à ce sujet.
Me Raphaël Jakob, un spécialiste performant du droit pénal international, a accepté de faire équipe avec moi. Nous sommes intervenus auprès du Ministère public vaudois pour qu’il n’ordonne pas le classement de la procédure et transmette le dossier au Ministère public de la Confédération, afin que le crime soit réexaminé sous la qualification de génocide et crimes contre l’humanité.
Nous avons argumenté de manière très détaillée, sur la base d’expertises juridiques internationales et sur les éléments du dossier des autorités vaudoises.
Pour résumer, le point culminant des persécutions, des destructions, des tortures, des massacres du régime iranien contre ses opposants politiques trouve ses fondements dans la fatwa de Khomeini, en découle le massacre de 30 000 prisonniers politiques en Iran. Cette même fatwa et cette même volonté d’anéantir la vie des opposants expliquent de très nombreuses exécutions d’opposants iraniens réfugiés dans d’autres pays que l’Iran. Nous pourrions citer, ici, certains événements, à l’instar de l’assassinat de Ghassemlou et de deux autres responsables kurdes en 1989 à Vienne, de l’attentat du «Mykono» à Berlin en 1992 ou encore de l’attentat contre Chapour Baktiar, ancien Premier Ministre, à Paris, en 1980 déjà.
On dénombre plus de deux cents assassinats et attentats à l’étranger contre des opposants par la main d’agents du régime des mollahs entre 1980 et 1999.
L’assassinat de Kazem Radjavi est très directement lié au massacre de 1988 et à la fatwa de Khomeini. Il est d’ailleurs établi, par la police, qu’il a été décidé et préparé par des repérages à Genève, en 1989 déjà, quelques mois seulement après le massacre de 1988.
plaidoyer: Le Ministère public de la Confédération, saisi par le Ministère public vaudois, a botté en touche par son ordonnance du 28 avril 2021 en invoquant la non-rétroactivité de dispositions sur le génocide et sur les crimes contre l’humanité. Comment se fait-il que le MPC n’ait pas tenu compte de l’exception au principe de non-rétroactivité et de la lex mitior formalisée à l’art. 101, al 3 CP?
Nils de Dardel: Cette question doit être posée au Ministère public de la Confédération! Me Jakob et moi-même avons argumenté en faveur d’une rétroactivité, à condition que le crime commis ne soit pas prescrit selon le droit suisse au 24 avril 1990. Or, à cette date, le génocide était une disposition en vigueur selon le droit suisse depuis le 1er janvier 1983. Les crimes contre l’humanité résultent d’une disposition du CP, entrée en vigueur le 1er janvier 2011. L’assassinat du 24 avril 1990 n’était pas prescrit en janvier 2011. Outre le texte même de la loi, l’analyse approfondie des travaux parlementaires confirme cette solution.
Dans tous les cas, le Tribunal pénal fédéral nous a donné pleinement raison. Sa décision enclenche l’ouverture d’une procédure, en Suisse, pour génocide et crimes contre l’humanité concernant un assassinat commis en Suisse. Il s’agit là d’une première dans l’histoire judiciaire de notre pays.
plaidoyer: Etes-vous au fait d’autres affaires jugées à l’étranger?
Nils de Dardel: Un important procès se tient actuellement en Suède contre un prévenu accusé d’avoir participé comme auteur du massacre de 1988 en Iran. Récemment, le Tribunal suédois a décidé de se rendre au camp d’Ashraf III en Albanie, où sont réfugiés de nombreux survivants du massacre de 1988, pour procéder à l’audition de témoins.
En février 2021, le Tribunal correctionnel d’Anvers, en Belgique, a condamné pour terrorisme, un diplomate iranien qui avait préparé une tentative d’attentat à la bombe en 2018 contre les participants à un grand meeting de la résistance iranienne à Villepintes, en France. Si l’attentat avait réussi, il aurait provoqué des centaines de morts et de blessés. Le Tribunal d’Anvers a condamné ce diplomate à une peine de vingt ans d’emprisonnement.
L’activité meurtrière du régime islamique iranien contre ses opposants est toujours d’actualité.
plaidoyer: Qu’attendez-vous maintenant du Ministère public de la Confédération?
Nils de Dardel: Le Ministère public fédéral a déclaré ouvrir la procédure pour génocide et crimes pour l’humanité.
Nous avons demandé que les mandats d’arrêt internationaux contre les treize tueurs et contre l’ex-ministre Fallahijan, malheureusement révoqués par le Ministère public vaudois, en 2020, soient prononcés à nouveau sous la nouvelle prévention prévue par le Tribunal pénal fédéral. Nous attendons actuellement que le Ministère public statue sur cette demande. y
Genève, le 14 novembre 2021
Nils de Dardel est né en 1943, à Neuchâtel. Après une licence en droit à l’Université de Lausanne, il a entamé sa carrière de juriste dans l’administration cantonale vaudoise. Il obtient son brevet d’avocat en 1970 et s’engage dans la défense des locataires, à l’ASLOCA-Genève. Il siège ensuite en tant que député au Grand Conseil genevois, puis au Conseil national, sous la bannière socialiste. Nils de Dardel quitte le PS en 2005, et rejoint solidaritéS entre 2008 et 2012. Nils de Dardel exerce aujourd’hui ses activités d’avocat indépendant à Genève, tout en luttant contre les atteintes aux droits humains.