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06.10.2013
En avril dernier, une cour d’assises spéciale a jugé à Paris, des personnes soupçonnées d’appartenir à l’ETA et d’avoir assassiné deux gardes civils espagnols en 2007. L’accusation reposait en partie sur une méthode appelée «odorologie», soit l’attribution, par des chiens, d’une odeur trouvée sur une scène de crime à un suspect1. La presse s’est emballée pour la chose, vantant immédiatement (et sans beaucoup de recul) les bienfaits de cet apparent miracle de la police scientifique. Nous souhaitons, par le biais du présent exposé, appeler à la prudence et rappeler les mauvaises expériences faites par le passé avec des techniques soi-disant scientifiques mises au service de la justice avant d’avoir été suffisamment validées.
Il est indéniable que des chiens retrouvent parfois des personnes disparues, localisent des corps enterrés, indiquent la présence de stupéfiants dans une valise ou de résidus de substances inflammables sur la scène d’un incendie. Mais peut-on comparer cela à l’identification d’un suspect? Pas vraiment. En effet, les capacités olfactives de nos compagnons à quatre pattes s’expriment en général dans des tâches que l’on appelle de détection et de classification, soit reconnaître la présence d’une odeur cible puis la rattacher à un groupe qui en partage les caractéristiques générales. C’est ainsi qu’un chien d’avalanche doit détecter tout être humain enfoui sous la neige; un chien actif dans un service de douanes sera entraîné à détecter toute trace de stupéfiants appartenant à un certain groupe de substances. Dans tous ces cas, le chien ne donnera qu’une information préliminaire qui sera ensuite confirmée ou infirmée par la révélation (ou non) d’un élément tangible, soit la découverte effective d’un corps, de stupéfiants ou de résidus de substances inflammables; dans les deux derniers cas, après confirmation au moyen d’analyses chimiques supplémentaires.
Désigner un individu au sein d’une population de sources potentielles comme étant à l’origine d’une trace représente une tâche bien différente. Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas de détecter l’odeur d’un être humain, mais de désigner catégoriquement cet être humain précis comme étant
la source de l’odeur indiciaire, et sans qu’aucune méthode indépendante ne puisse ensuite venir confirmer l’indication donnée par le chien.
Que sait-on, dès lors, des performances des chiens appelés à «identifier» des suspects à partir d’odeurs prélevées sur une scène de crime? Actuellement, seul un nombre limité de publications scientifiques abordent le sujet, et elles rapportent des résultats très variables. Premièrement, il semble que la façon de mener la procédure affecte les résultats, certains protocoles produisant plus d’erreurs que d’autres2. Les performances paraissent également varier considérablement d’un chien à l’autre et, pour le même chien, d’un jour à l’autre3. Une étude suggère que les performances d’un certain chien sont difficiles à prédire sur la base de ses performances passées4. Le fait que le chien ait eu des contacts préalables avec l’un des suspects qui lui sont présentés influence également sa réaction5. La façon dont les chiens sont formés et utilisés est également très importante: SCHOON & DE BRUIN expliquent les mauvais résultats des chiens américains comparativement aux canidés néerlandais par le fait que les premiers ne sont pas spécifiquement attribués à des tâches d’identification de suspects, et par le fait qu’ils sont uniquement formés à reconnaître l’odeur des mains (et non d’autres parties du corps)6. Une étude au moins suggère que les chiens ont de la peine à associer correctement des objets ayant été en contact avec des parties corporelles différentes de la même personne7. Ensuite, il semblerait que certaines personnes aient une odeur corporelle qui plaise particulièrement à certains chiens, ce qui provoquerait des fausses alertes. Le problème est qu’on ne sait pas actuellement, comment identifier ces personnes, et les mêmes personnes ne plaisent pas aux mêmes chiens, ce qui complique encore la chose8. L’impact des cosmétiques, du tabac ou de l’alcool sur l’odeur corporelle humaine et sur les performances du chien n’ont été que peu (ou pas) investiguées9. Le temps passé depuis la collecte de l’odeur sur la scène de crime influence également les performances des chiens10. Enfin, SETTLE et al. (1994)11ont noté que les performances des chiens se détériorent lorsque le maître-chien devient émotionnellement impliqué dans la procédure.
Au final, quel est le taux de faux résultats positifs12? SETTLE et al. sont parvenus au chiffre de 15%, tout en notant des variations importantes selon les chiens et selon les jours. SCHOON (1996) parvint à des taux variables, le pire étant 60% de faux résultats positifs dans la situation où le chien est confronté à des suspects dont aucun n’est la source de la trace à laquelle il a été exposé: ne pas réagir en l’absence de l’odeur cible semble être une chose difficile à faire pour un chien, ce qui pose évidemment problème dans le contexte de l’identification d’un suspect. Deux ans plus tard, SCHOON (1998) parvint à un taux de faux résultats positifs de 5%. BRISBIN et al. (2000)13 résument l’état de la recherche en disant que, d’après ce qu’on en savait cette année-là, les chiens se trompent dans 10 à 20% des cas. Aucune autre donnée ne semble avoir été publiée depuis lors; JEZIERSKI et al. (2010) en déduisent que la capacité des chiens à associer correctement une odeur indiciaire à un suspect n’est, pour l’heure, pas établie.
On conclut de ces chiffres que les chiens ont effectivement des facultés olfactives remarquables lorsqu’il s’agit de reconnaître le porteur d’une odeur et que ces facultés peuvent être mises à profit lors d’enquêtes pénales. Le chien peut orienter les enquêteurs, fournir des pistes pour de nouvelles investigations et mener à la découverte de nouveaux éléments. Mais la «reconnaissance» par un chien d’une odeur sur une personne est-elle suffisante pour servir de preuve contre un accusé? En l’état actuel des connaissances scientifiques, on peut en douter: de trop nombreuses incertitudes demeurent pour qu’on puisse considérer que les risques sont maîtrisés14.
L’Histoire devrait d’ailleurs nous servir de conseillère dans ce domaine. En 2005, le FBI a abandonné une technique utilisée depuis les années 1960 et qui consistait à comparer la composition de projectiles d’armes à feu trouvés sur une scène de crime et chez des suspects, afin de, soi-disant, lier les premiers aux seconds15. La valeur probante de la comparaison reposait sur le présupposé que deux projectiles fabriqués sur la même chaîne de fabrication dans la même période de temps partageraient une même composition chimique, tandis que deux projectiles fabriqués sur des chaînes de fabrication différentes ou à des moments distincts présenteraient des compositions chimiques différentes. Il en découlait, croyait-on, que des projectiles à la composition indifférenciable provenaient forcément de la même boîte de munition, et pouvaient donc être attribués à la personne possédant cette boîte. Tout cela semblait très logique mais se révéla être faux. La composition chimique d’un projectile n’était pas une indication fiable de sa provenance. Le FBI l’aurait su s’il avait mené des études de validation sérieuses avant de mettre sa technique au service de la justice, et la justice aurait pu empêcher des condamnations à tort en étant plus critique envers ses experts.
La mésaventure des projectiles du FBI n’est pas un exemple unique; il arrive parfois que des techniques forensiques ne soient pas aussi fiables que ce que l’on pensait initialement. Cette formulation traduit d’ailleurs le problème commun à toutes ces techniques: elles sont mises «sur le marché» judiciaire avant leur validation empirique, sont présumées exactes, forment la base d’un certain nombre de condamnations, avant d’être retirées lorsque leur manque de fiabilité est établi. Or, le processus devrait être inverse: une méthode ne devrait pas être utilisée avant que l’on sache dans quelle mesure elle est fiable et quels facteurs peuvent, cas échéant, mettre en péril la fiabilité des résultats qu’elle produit. C’est pourquoi nous devons apprendre à nous méfier des méthodes qu’on nous présente comme étant miraculeuses et ne comportant aucun risque d’erreur16. La justice se doit de poser des questions aux experts et de s’enquérir des bases empiriques de leurs affirmations; les convictions personnelles de l’expert «que ça marche» ne suffisent pas. C’est d’ailleurs le sens de l’art. 139 CPP, qui prescrit que seuls les modes de preuves dont la fiabilité a été circonscrite scientifiquement peuvent être utilisés en justice.
Dans le cas des terroristes présumés de l’ETA, la Cour parisienne a refusé de se baser sur la seule odorologie pour établir la présence de l’un des accusés au moment des faits17. Cela doit être salué. Malheureusement, la pratique judiciaire n’est pas uniforme dans ce domaine et certains juges entrent en matière sur ce mode de preuve. Cela est regrettable, car, dans les mots d’un chercheur spécialisé dans le domaine (Wojcikiewicz, 1999): «Nobody should be convicted solely on the basis of a dog wagging its tail.»
*Dr en criminologie, chercheure postdoctorale, University of California, Irvine, Department of Criminology, Law and Society.
**Dr en sciences forensiques, maître assistant, Université de Lausanne, Faculté de droit et des sciences criminelles.
***Dr en sciences forensiques, professeur, Université de Lausanne, Faculté de droit et des sciences criminelles. 1http://aquitaine.france3.fr/2013/04/09/proces-des-etarras-paris-trahis-par-leurs-odeurs-231333.html (dernière visite le 21 juin 2013). Pour une introduction à la matière, voir notamment SCZECH, E. (2009). Individual discrimination of humans by odours. Bachelor thesis, School of Criminal Sciences, University of Lausanne.
2SCHOON, G. A. A. (1996). Scent identification lineups by dogs (Canis familiaris): experimental design and forensic application. Applied Animal Behaviour Science, 49(3), pp. 257-267.
3SCHOON, G. A. A., & DE BRUIN, J. (1994). The ability of dogs to recognize and cross-match human odours. Forensic Science International, 69(2), pp. 111-118; SETTLE, R. H., SOMMERVILLE, B. A., et alii. (1994). Human scent matching using specially trained dogs. Animal Behaviour, 48(6), pp. 1443-1448.
4JEZIERSKI, T., GORECKA-BRUZDA, A. et alii (2010). Operant conditioning of dogs (Canis familiaris) for identification of humans using scent lineup. Animal Science Papers and Reports, pp. 28(1), 81-93.
5SCHOON & DE BRUIN (1994).
6SCHOON & DE BRUIN (1994).
7BRISBIN, I. L., & AUSTAD, S. N. (1991). Testing the individual odour theory of canine olfaction. Animal Behaviour, 42(1), pp. 63-69.
8JEZIERSKI, T., SOBCZYNSKA et alii (2012). Do Trained Dogs Discriminate Individual Body Odors of Women Better than Those of Men? Journal of Forensic Sciences, 57(3), pp. 647-653.
9WOJCIKIEWICZ J. (1999). Dog scent lineup as scientific evidence. Paper presented at the International Academy of Forensic Sciences, Los Angeles.
10SCHOON, G. A. A. (2005). The effect of the ageing of crime scene objects on the results of scent identification line-ups using trained dogs. Forensic Science International, 147(1), pp. 43-47.
11SETTLE, R. H., SOMMERVILLE, B. A. et alii. (1994)
12Tout type d’erreur est regrettable, mais nous nous concentrons ici sur le risque de faux résultats positifs, à savoir le fait qu’un chien désigne un suspect, alors même que celui-ci n’est pas à l’origine de l’odeur collectée sur la scène de crime.
13BRISBIN, I. L., AUSTAD, S. et alii (2000). Canine detectives: the nose knows-or does it? Science, 290(5494), 1093b.
14Des erreurs judiciaires semblent avoir été causées par cette méthode aux Etats-Unis. Voir notamment les affaires Curvis Bickham, Michael Buchanek et Ronald Curtis: http://www.nytimes.com/2009/11/04/us/04scent.html?_r=0 (dernière visite le 30 avril 2013). Pour d’autres exemples plus anciens, voir TASLITZ, A. E. (1990). Does the Cold Nose Know--The Unscientific Myth of the Dog Scent Lineup. Hastings Law Journal, 42, 15.
15http://www.fbi.gov/news/pressrel/press-releases/fbi-laboratory-announces-discontinuation-of-bullet-lead-examinations (dernière visite le 30 avril 2013). Pour une critique de cette technique, voir notamment IMWINKELRIED, E. J., & TOBIN, W. A. (2003). Comparative Bullet Lead Analysis (CBLA) Evidence: Valid Inference or Ipse Dixit. Oklahoma City University Law Review, pp. 28, 43-72; TOBIN, W. A. (2004). Comparative Bullet Lead Analysis: A Case Study in Flawed Forensics. The Champion, November, p. 12; ainsi que le rapport du National Research Council américain publié sur le sujet (National Research Council. Forensic Analysis Weighing Bullet Lead Evidence 2004).
16Ce que semble avoir affirmé l’un des experts entendus dans le procès récemment mené à Paris. Voir http://aquitaine.france3.fr/2013/04/09/proces-des-etarras-paris-trahis-par-leurs-odeurs-231333.html (dernière visite le 21 juin 2013).
17http://aquitaine.france3.fr/2013/04/26/etacapbreton-reclusion-criminelle-perpetuite-pour-le-tireur-presume-241357.html (dernière visite le 21 juin 2013).