Plaidoyer: La population suisse aimerait que les juges les plus capables siègent au Tribunal fédéral. Pouvez-vous nous dire, après 22 ans passés au TF, si cette attente est satisfaite?
Hans Wiprächtiger: Cette attente ne pourra pas être satisfaite aussi longtemps que les juges se recruteront parmi les membres ou les sympathisants d'un parti, et cela même si la mise au concours du poste est publique. Si un parti se voit attribuer un siège libre du fait de la représentation proportionnelle, il soumet des propositions à la Commission judiciaire (CJ) de l'Assemblée fédérale. Cette commission se base sur les candidatures qui se sont annoncées au sein du parti pour le poste. Certes, en théorie, des candidats hors parti peuvent aussi déposer leur candidature, mais la commission proposera à l'Assemblée fédérale les candidats suggérés par les partis. Le Parlement suivra, en règle générale, la requête de la CJ. Il s'ensuit que cette procédure ne peut garantir qu'on trouve au TF les juges les plus capables.
Seul quelque 10% de la population suisse est membre d'un parti. Le 90% n'a alors aucune chance d'être choisi comme juge?
Les candidats qui n'appartiennent à aucun parti et qui se présentent rejoignent, peu avant ou peu après l'élection, le parti qui a sollicité le siège à leur intention.
A la mi-juin, l'Assemblée fédérale a élu les successeurs des juges Vera Rottenberg Liatowitsch et Niccolò Raselli. Les juges Niklaus Oberholzer et Lorenz Kneubühler, proposés par le Parti socialiste (PS), ont été élus. L'égalité des sexes au sein des magistrats devait-elle jouer un rôle lors du choix?
Il est incompréhensible que le PS, qui avait justement choisi des femmes pour prendre la succession de Vera Rottenberg Liatowitsch, n'ait pas aussi tenté de les faire passer avec toute l'obstination voulue.
Le Tribunal fédéral est-il entendu à chaque fois par la Commission judiciaire à propos du choix des candidats?
Pas de manière officielle. Il ne serait d'ailleurs pas souhaitable d'avoir un système qui permettrait à une autorité de trier elle-même les nouveaux membres qu'elle souhaite accueillir en son sein.
Les juges et les collaborateurs du TF ont cependant bien sûr une opinion sur la personnalité des candidats. Cette opinion transparaît de cas en cas dans les discours qu'on entretient avec des parlementaires, surtout lorsqu'ils sont du même parti.
Si ce ne sont pas toujours les juges les plus compétents et les plus expérimentés qui sont choisis au TF, est-ce qu'on les installe au moins aux postes où ils pourraient faire le meilleur travail?
Non. On installe en général les nouveaux venus là où un poste s'est libéré. Des spécialistes du droit administratif arrivent par exemple à la Cour de droit civil, des civilistes deviennent juges de droit pénal. A titre de contre-exemple, on peut citer le spécialiste de droit pénal Niklaus Oberholzer, qui sera en 2013 juge à la Cour de droit pénal.
Qui décide de la manière dont les Cours sont composées?
C'est en soi l'affaire de la Cour plénière. Mais la Commission administrative - qui a les pleins pouvoirs sur le Tribunal - règle cette question informellement avant la séance en plénum. Il faut regretter que la nouvelle loi sur le Tribunal fédéral (LTF) n'accorde plus à la Cour plénière qu'une signification marginale.
Il est évident qu'il manque des spécialistes en droit fiscal à la deuxième Cour de droit public, qui doit trancher de multiples cas de procédures fiscales.
Oui, c'est vrai à une exception près. La situation s'aggravera encore avec le retrait prochain, pour raison d'âge, du spécialiste de pointe en la matière, le juge suppléant Peter Locher. Le Tribunal fédéral compte un excellent greffier spécialiste de ces matières, qui a longtemps travaillé dans l'économie privée et a beaucoup publié à ce sujet. Il serait idéal pour prendre cette succession, mais son parti, le PLR, n'a jusqu'alors aucun siège en sa faveur. Dans un tel cas, la répartition proportionnelle devait clairement céder le pas, pour le bien du TF et de sa jurisprudence.
Un bon juge fédéral doit-il avoir beaucoup publié?
Non, je ne le pense pas. Ce qui est décisif est en premier lieu les capacités professionnelles, mais aussi les compétences sociales.
A quel point la composition personnelle d'une Cour influence-t-elle l'activité judiciaire?
La position sociale et politique des membres de l'autorité peut influencer l'activité judiciaire, ce qu'il n'y a pas lieu de critiquer.
Si vous jetez un regard en arrière, les 22 ans passés à la Cour de droit pénal étaient-ils intéressants?
Oui, bien sûr.
Le 85% des cas de droit pénal en Suisse concerne des délits relatifs à la circulation routière. Qu'y a-t-il là de si intéressant?
La proportion de cas relatifs à la LCR soumis au TF est bien inférieure à ce chiffre. La Cour de droit pénal doit cependant prendre des décisions importantes en matière de politique sociale, par exemple s'agissant des excès de vitesse, de l'ivresse au volant, du phénomène des nouveaux chauffards, mais aussi des blessés plus ou moins graves qui en sont victimes.
Est-ce que des questions d'efficacité ne se posent pas en relation avec ces cas? Le TF tend à la généralisation en fonction des catégories d'axes routiers et de vitesse en matière de LCR. Ainsi le cas particulier ne doit-il plus être examiné dans les grandes lignes.
Les questions d'efficacité ne doivent pas jouer de rôle pour le TF. Mais, dans les instances inférieures et auprès des procureurs, les directives et pénalités sont indispensables, même si, au fond, la mesure de la peine doit se faire dans chaque cas particulier d'après la faute commise.
Des critiques déplorent que le Tribunal fédéral soit une «justice de greffiers». Le grand nombre de greffiers présente-t-il un désavantage pour le justiciable?
Personnellement, j'avais cinq greffiers à ma disposition au TF. Il s'agissait exclusivement de juristes hautement qualifiés, engagés dans leur travail et possédant des compétences sociales. Le concours de tels greffiers ne présente que des avantages pour le justiciable.
On entend dire les mêmes choses au sujet des Cours de droit social basées à Lucerne. Est-ce que les juges fédéraux écrivent encore des arrêts eux-mêmes?
Oui, mais une proportion considérable de cas est préparée par les greffiers. L'activité de juge fédéral est un travail extrêmement fascinant. Toutefois, ce ne sont pas les cas les plus spectaculaires qui lui sont soumis: il ne devrait pas y avoir de «petits» cas pour un juge, si l'on fait exception des amendes de parcage et autres bagatelles du même genre. Pour les parties en cause, chaque cas a une grande importance. Il faut traiter chaque recours avec le même engagement et se demander toujours si l'on n'a pas vu tel ou tel aspect de la question. Ce travail doit être fait en commun par le juge et le greffier.
Quelle est l'indépendance des juges fédéraux? Quoi qu'il en soit, la durée de fonction n'est que de six ans en Suisse, après quoi on doit être réélu. Préféreriez-vous un système à l'allemande, où les juges sont élus à vie?
Une durée de fonction limitée peut mettre en danger l'indépendance du juge, lorsque les autorités chargées du choix veulent exercer une influence partiale, comme a tenté de le faire - sans succès - un des plus grands partis lors de l'élection du juge fédéral Nay au poste de président du TF. C'est pourquoi on entend avec raison des personnes réclamer que les juges fédéraux soient élus à vie - ce qui signifie en fait pour environ 15 à 20 ans. Personnellement, je n'ai rencontré de difficultés avec aucun parti. Mais l'indépendance des juges à l'intérieur de l'institution est tout aussi importante. Cette indépendance est mise en danger lorsqu'un magistrat se laisse accaparer et bousculer par le collège des juges.
Est-ce qu'on perçoit la vision du monde des juges élus et l'arrière-fond politique de leurs décisions?
Oui, et il est normal qu'il en soit ainsi. Les juges ne travaillent pas en étant sous cloche, ils ont des visions politiques et sociales différentes. Je dois toutefois constater que, d'après ma longue expérience du TF, ils ne jugent pas selon des considérations de politique partisane. Cela ne serait d'ailleurs pas normal, car, dans ce cas, le juge ne serait plus indépendant, mais inféodé à un parti.
Qu'en est-il de l'indépendance du juge vis-à-vis de l'extérieur? Vous êtes-vous déjà senti mis sous pression par les médias?
La pression existe dès qu'une opinion est publiée, mais un juge doit être capable de la supporter. Je considère d'ailleurs que les compétences sociales d'un juge sont extrêmement importantes, car, au TF tout comme dans les autres tribunaux, nous avons besoin de gens courageux, capables de nager à contre-courant.
Le TF ne devrait-il pas, de cas en cas, expliquer publiquement les arrêts qui font débat, de manière à ne pas laisser le dernier mot aux médias?
Absolument. Le Tribunal administratif fédéral en a donné un bon exemple lors de deux arrêts difficiles à communiquer, mais qui intéressaient fortement le public. Le président du TAF a expliqué ces arrêts, y compris à la télévision. Un procédé qui a été un gain pour l'information et la connaissance du fonctionnement de la justice.
Comment les Cours de Lausanne et de Lucerne collaborent-elles? Est-ce que les juges fédéraux se voient d'égal à égal ou est-ce que les Lausannois ont toujours plus conscience de leur propre valeur que les Lucernois?
La conscience de sa propre valeur est toujours différente. Les Lausannois se jugent - totalement injustement - partiellement supérieurs aux Lucernois.
Le TF s'est souvent plaint d'être surchargé. Aujourd'hui, une procédure dure en moyenne bien moins qu'une année. Est-ce que la charge de travail s'est normalisée?
Le TF a aujourd'hui plus de personnel que ce n'était le cas par le passé et il est bien armé techniquement. Le TF fonctionne bien. Mais il existe, comme partout dans le monde du travail, tant parmi les greffiers que parmi les juges, des gens qui sont de véritables bourreaux de travail et d'autres qui sont plus détendus.
Le taux de succès des actions civiles et pénales est d'environ 10%. Existe-t-il des prescriptions en ce sens?
Non, il n'en existe pas. On se posera néanmoins la question de savoir pourquoi le taux de succès est à ce point réduit. On peut soupçonner que les tribunaux - et pas seulement le TF - ont tendance à rejeter un recours. La justice tient généralement à garder sa cohérence et protège en cas de doute l'instance inférieure.
Au sein des avocats, on évoque souvent le fait que le TF serait hostile à l'égard de la profession. Cela s'exprimerait dans le ton des réprimandes qui leur sont adressées dans la motivation des arrêts ou, pour prendre un exemple récent, dans le fait d'approuver une limitation du temps de parole d'une avocate bernoise, qui voulait plaider plus de vingt minutes.
Le dédommagement des frais d'avocats reste insuffisant. L'assistance judiciaire devrait - en tout cas devant la Cour de droit pénal - être accordée de manière beaucoup plus importante. Les avocats courent le risque, dans le cas contraire, de devoir travailler gratuitement. D'un autre côté, le ton des arrêts s'est modifié ces dernières années et est devenu plus aimable. L'arrogance ne s'y trouve presque plus.
Que voudriez-vous aujourd'hui modifier, si vous vous présentiez comme juge au TF?
Je souhaiterais, dès le début, effectuer une formation continue, avant tout en économie, bilans financiers et droit bancaire. En outre, je voudrais me convaincre de me laisser moins impressionner par mes collègues.
Vous êtes-vous aussi trompé en tant que juge?
Oui, plus d'une fois, ce qui est particulièrement agaçant lorsqu'il s'agit de fautes techniques. Ici, l'ensemble du Taribunal est de bon secours. Il peut, ainsi que les greffiers, agir de manière à corriger l'erreur.
Le juge Niklaus Oberholzer occupera bientôt votre siège à la Cour de droit pénal. Avez-vous un conseil à lui donner?
Il doit rester comme il est! Qu'il ne se laisse surtout pas abattre!l