Organe de conciliation au sens de la loi sur le travail dans les fabriques1, la Chambre des relations collectives de travail du canton de Genève a fêté son centenaire le 5 octobre 2017. Lors de cette cérémonie, la Chambre a reçu, en hommage à son travail, un bouquet de jurisprudences fédérales, en partie résumées dans cet article.
1. Représentation du personnel
1.1 Protection contre les congés
La loi présume le caractère abusif d’un congé signifié pendant la durée du mandat de représentant du personnel (art. 336 al. 2 let. b CO). La partie employeuse peut renverser cette présomption en prouvant que la résiliation repose sur un motif justifié2. En 2016, le Tribunal fédéral (TF) a rendu deux arrêts portant sur le licenciement d’un cadre élu représentant du personnel. Dans les deux cas, l’employeuse a pu prouver que le congé n’était pas lié à cette fonction, mais à la perte de confiance causée par un enregistrement illicite de données sensibles3, respectivement par le non-respect de directives internes4. Partant, les licenciements n’étaient pas abusifs.
En revanche, dans une affaire concernant un employé syndiqué (non élu représentant du personnel), les tribunaux ont retenu que le motif réel du congé reposait sur l’appartenance syndicale du travailleur et sur l’exercice par ce dernier d’une activité syndicale conforme au droit. Dans un arrêt du 15 février 2016, le TF considère que la cour cantonale n’a pas violé le droit fédéral en qualifiant la résiliation d’abusive (art. 336 al. 2 let. a CO). En outre, l’indemnité «modique» de deux mois et demi de salaire, accordée par l’instance précédente, «n’est en rien contestable»5.
1.2 Sanctions: indemnité ou réintégration
Nous proposons une excursion à Strasbourg, afin d’évoquer un arrêt qui apporte de l’eau au moulin des partisanes et partisans d’un renforcement de la protection des représentants du personnel en droit suisse6. L’arrêt «Tek Gida Is Sendikasi contre Turquie» du 4 avril 2017 trouve son origine dans le conflit opposant une société employeuse à un syndicat. La première estime que le second n’est pas assez représentatif pour pouvoir prétendre à conclure avec elle des conventions collectives de travail. La société licencie quarante salariés ayant refusé de résilier leur adhésion au syndicat. Les tribunaux turcs qualifient le licenciement d’abusif et ordonnent à la société de réintégrer les personnes licenciées ou, à défaut, de verser à chacune d’entre elles une indemnité d’un montant correspondant à un an de salaire, conformément à la législation nationale. L’employeuse opte pour la seconde alternative avec pour conséquence la perte par le syndicat de ses adhérents au sein de la société. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, le syndicat se plaint notamment du fait que la législation et les tribunaux turcs n’ont pas empêché la société «d’éradiquer les syndicats dans ses lieux de travail par le biais de licenciements abusifs»7. La Cour note que la loi turque – sur la base de laquelle les tribunaux ont laissé à l’entreprise le choix de réintégrer les personnes licenciées ou de leur verser une indemnité de douze mois de salaire – «n’imposait pas de sanctions suffisemment dissuasives pour l’employeur qui, en procédant à des licenciements massifs abusifs, a réduit à néant la liberté du syndicat (…). Par conséquent, ni le législateur ni les juridictions intervenues en l’espèce n’ont rempli leur obligation positive d’assurer au syndicat requérant la jouissance effective de son droit de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres et, en principe, de son droit de mener des négociations collectives avec lui». La Cour conclut à une violation de l’art. 11 CEDH8.
2. Plan social dans le cadre d’un licenciement collectif
Correspondant à Bruxelles pour un journal romand, T. apprend que l’éditrice de ce dernier envisage un licenciement collectif de huit personnes sur les quarante-six travaillant habituellement dans l’entreprise. A l’instar de certains collègues, T. propose spontanément de réduire son temps de travail. Un plan social est négocié, comme exigé par la CCT applicable. L’employeur précise qu’il réduit le nombre des licenciements de huit à cinq grâce, notamment, à des diminutions volontaires du temps de travail. Une demi-année après l’entrée en vigueur du plan social, T. se voit signifier son congé en raison de «l’absence de véritable actualité Suisse-UE», les relations s’étant «installées dans une routine et une insignifiance absolues». T. demande en vain le versement des indemnités prévues par le plan social. Dans un arrêt du 13 septembre 2016, le TF considère que les tribunaux cantonaux ont, sans arbitraire, nié la nature économique du licenciement, motivé par la perte d’utilité du poste à Bruxelles. Le plan social ne saurait donc être appliqué9.
3. Conventions collectives de travail (CCT)
3.1 Interprétation des clauses normatives
Dans un arrêt du 8 février 201710, le TF s’est interrogé sur la manière dont il fallait interpréter les clauses de deux CCT d’entreprise (2010 et 2013) prévoyant qu’un régime salarial spécial, plus généreux, devait être appliqué au personnel «anciennement soumis» à une précédente CCT (2009) pour le personnel mensualisé. Fallait-il accorder le régime spécial uniquement aux membres du personnel qui avaient été effectivement soumis à cette précédente CCT, durant sa durée de validité, ou convenait-il d’appliquer le régime spécial également au personnel rémunéré, a posteriori11, selon l’ancienne CCT? Le TF rappelle que les clauses définissant à quelle catégorie de travailleurs s’applique la convention collective sont des clauses normatives, qui s’interprètent de la même manière qu’une loi. La volonté des parties à la convention collective revêt certes un poids particulier. Toutefois, «pour protéger la confiance des parties individuelles n’ayant pas participé à l’élaboration de la convention», il faut se demander «si la volonté contractuelle dégagée selon les principes d’interprétation des contrats résiste à une interprétation objective fondée sur la lettre de la clause normative, son sens et sa raison d’être (…)». Dans le cas d’espèce, la Cour de justice du canton de Genève avait, suite à une telle interprétation, considéré que le régime spécial devait être appliqué à tous les employés qui entraient objectivement dans le champ d’application de la première CCT (2009) et non pas seulement à ceux auxquels l’employeuse avait bien voulu appliquer la CCT alors qu’elle était en vigueur. Selon le TF, «une telle interprétation doit a priori l’emporter sur une éventuelle volonté divergente des parties»12.
3.2 Sanctions en cas de violation d’une CCT étendue – détachement
Le 12 octobre 2016, le TF a rendu un arrêt portant sur les sanctions en cas de violation, par un employeur ayant son siège à l’étranger, du salaire minimum fixé par une CCT étendue. Suite à l’inspection d’un chantier bernois, la Commission professionnelle paritaire pour la menuiserie constate que T., travailleur détaché par l’entreprise allemande E., a été rémunéré 147 fr. de moins qu’il aurait dû l’être selon la CCT. En effet, l’organe de contrôle a constaté que T. effectuait un travail de monteur auxiliaire» et non de simple «ouvrier auxiliaire». La Commission paritaire exige de l’employeur qu’il paie la différence salariale et lui inflige une sanction conventionnelle à hauteur de 225 fr. En outre, le «beco Economie bernoise», prononce une sanction administrative d’un montant de 500 fr. pour non-respect des conditions minimales de salaire fixées par une CCT étendue (art. 2 al. 1 et 9 al. 2 LDét13). L’employeur recourt contre cette décision au niveau cantonal, puis fédéral. Selon le TF, le rapport de l’organe de contrôle montre clairement que T. réalisait une tâche de monteur lors du passage de l’inspection. L’employeur ayant détaché à plusieurs reprises des travailleurs en Suisse, on pouvait attendre de lui qu’il se soit penché sur les règles de la CCT et son commentaire précisant la distinction entre «monteur auxiliaire» et «ouvrier auxiliaire». Le TF reconnaît la difficulté, en pratique, de délimiter ces deux notions. Certes, l’inspection aurait pu décrire avec plus de précision le travail effectué et s’appuyer sur des photographies. Le rapport paraît tout de même suffisamment détaillé, de sorte que l’on ne saurait qualifier d’arbitraire la décision de l’instance cantonale prise sur cette base14. Au sujet de la sanction basée sur 9 LDét, le TF relève que même un léger non-respect des salaires minimaux revêt une certaine importance, eu égard au but de prévention du dumping salarial poursuivi par la loi. Dans le cas d’espèce, une amende d’un montant de 500 fr. ne paraît pas excessive15.
4. Devoir de renseigner les organes étatiques ou tripartites
4.1. Les commissions tripartites
Dans un arrêt du 12 décembre 2016, le TF a jugé que les commissions tripartites ont le droit, non seulement «d’obtenir des renseignements et de consulter tout document nécessaire à l’exécution de l’enquête», «dans les entreprises», selon les termes de l’art. 360b al. 5 CO, mais aussi d’exiger, à distance, la remise de ces documents. En effet, après avoir rappelé que les dispositions relatives aux contrats-types de travail impératifs (art. 360a et 360b CO) ont été adoptées comme mesure d’accompagnement à la libre circulation entre la Suisse et l’Union européenne, à l’instar de la loi sur les travailleurs détachés, le TF considère que l’art. 360b CO doit être interprété à la lumière, notamment, de cette loi, dont l’art. 7 al. 2 prévoit que, sur demande, «l’employeur remet [aux commissions tripartites] tous les documents attestant que les conditions de travail et de salaire sont respectées (…)». Le Tribunal en conclut que les entreprises contrôlées doivent fournir aux commissions tripartites tous les documents nécessaires à l’exécution de leur enquête16, y compris lorsque ces dernières agissent comme observatrices du marché du travail (au sens de l’art. 360b al. 3 CO). Les commissions tripartites se voient ainsi reconnaître un pouvoir de contrôle comparable à celui de l’inspection du travail, indépendamment de la mission exercée17.
4.2. L’inspection du travail
Une entreprise située dans le canton de Genève signe un «engagement à respecter les usages», (art. 25 LIRT18), document exigé par la législation cantonale sur les marchés publics (art. 20 al. 1 et 32 al. 1 let. b RMP19). Suite à un contrôle, l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail constate que la société ne respecte pas les conditions minimales de travail et décide de ne pas lui délivrer l’attestation permettant de soumissionner des marchés publics, pour une durée de deux ans (art. 26-26A et 45 al. 1 let. a. LIRT). L’Office cantonal reproche à l’employeuse, notamment, de ne pas avoir tenu à sa disposition «toutes pièces utiles» à la réalisation du contrôle et en particulier un registre des «horaires effectifs détaillés (durée du travail, début et fin du travail, pauses, jours de congé, vacances)» (art. 42 al. 3 let. d RIRT20). L’entreprise recourt, sans succès, contre la décision de refus de délivrance de l’attestation, au niveau cantonal puis fédéral. Selon le TF, dans un arrêt du 2 août 2016, la Cour de justice a retenu sans arbitraire que l’employeuse n’avait pas fourni un document permettant d’établir les horaires effectifs détaillés du personnel – «malgré un avertissement de l’Office cantonal indiquant expressément la nécessité d’un véritable registre des horaires» – et que «ce manquement» justifiait le refus de délivrer l’attestation requise21.
5. Respect de la liberté économique – salaire minimum cantonal
Diverses entités et individus ont demandé l’annulation des dispositions de la loi neuchâteloise sur l’emploi (LEmpl)22, adoptées en 2014, afin de concrétiser le nouvel article constitutionnel sur le salaire minimum cantonal (art. 34a Cst./NE), accepté par le peuple neuchâtelois en 2011.
Devant le TF, les recourants invoquent une violation de leur liberté économique individuelle (art. 27 Cst.) et des principes de l’ordre économique (art. 94 Cst.)23. Au sujet de ce second aspect, le Tribunal estime que la modification de la loi sur l’emploi n’est pas une mesure de politique économique – «qu’en principe seule la Confédération serait en droit d’adopter, aux conditions de l’art. 94 Cst.». – mais une mesure de politique sociale, de lutte contre la pauvreté, «que les cantons demeurent libres d’adopter»24. Il écarte donc les griefs tirés de l’art. 94 Cst. puis se demande, à l’aune des conditions prévues par l’art. 36 Cst., dans quelle mesure l’instauration d’un salaire minimum de 20 fr. par heure, qui «limite le libre exercice de la liberté économique des employeurs sur le territoire du canton» de Neuchâtel, respecte l’art. 27 Cst25. Dans le cadre de l’examen de la proportionnalité, le TF rejette l’argument selon lequel les buts poursuivis par la loi cantonale «peuvent être atteints par des mesures moins intrusives prévues dans des conventions collectives de travail et des contrats-types de travail» (art. 360a CO). En effet, «le but de l’instauration d’un salaire minimum cantonal n’est pas de lutter contre des situations de sous-enchères salariales répétées et abusives dans une branche économique ou une situation particulière, mais de lutter, de manière générale, contre la pauvreté» et le phénomène des «working poor» dans le canton de Neuchâtel, problème qui ne se limite pas à un secteur économique26. En outre, la réglementation litigieuse prend en considération les difficultés que certains secteurs – en particulier agricoles – rencontrent dans l’application du salaire de 20 fr. par heure27. Pareil «montant se situe dans une fourchette raisonnable» et repose «sur des critères objectifs». Le TF en conclut qu’il n’y pas d’atteinte disproportionnée à la liberté économique28 et rejette les griefs développés sous l’angle de l’art. 27 Cst.29.
Par ailleurs, le TF juge que l’article de loi octroyant un délai aux partenaires sociaux pour adapter les CCT existantes au salaire minimum cantonal respecte la liberté syndicale (art. 28 Cst.). En effet, la disposition litigieuse n’oblige pas les parties à modifier leur CCT. En cas d’inaction, le salaire minimum s’applique «automatiquement en lieu et place» des salaires, par hypothèse inférieurs, prévus dans les CCT30.
Enfin, le Tribunal estime que le principe de la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.) n’est pas violé. En effet, l’objectif de lutte contre la pauvreté poursuivi par la loi neuchâteloise «dépasse de loin le but de protection des travailleurs que tend déjà à réaliser le droit public fédéral»31. Le Tribunal ajoute que «l’application d’un contrat individuel de travail, d’une CCT, voire du salaire usuel ne fait pas obstacle à ce qu’un canton définisse, à la manière d’un filet de sécurité, une limite salariale en deçà de laquelle l’employé ne saurait être rémunéré»32.
Le Tribunal rejette les recours et ouvre ainsi la voie à l’instauration de salaires minimaux dans d’autres cantons, notamment dans le Jura et au Tessin, où le peuple s’est déjà prononcé en faveur d’une telle mesure33.
En définitive, cet arrêt du TF insiste sur la complémentarité des dispositifs: le filet de sécurité déployé par l’Etat n’est pas appelé à remplacer la table des négociations collectives de travail, mais à la compléter, dans le respect de notre tradition suisse du partenariat social. y
*Droit du travail, Université de Genève. L’auteure remercie Elsa Perdaems, assistante à la Faculté de droit, de l’aide apportée dans la préparation de cette contribution.
1Loi fédérale sur le travail dans les fabriques du 18 juin 1914, RS 841.21.
2TF 4D_12/2014 du 7.7.2014, c. 4.1.
3TF 4A_387/2016 du 28.8.2016, c. 5.
4TF 8C_541/2015 du 19.1.2016, c. 6. Le congé, motivé par la violation du double devoir de fidélité incombant aux cadres de la Confédération, reposait sur un motif objectivement suffisant au sens de l’art. 10 al. 3 LPers.
5TF 4A_485/2015 du 15.2.2016, c. 3-4.
6Voir la plainte déposée par l’USS en 2003 devant le Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration de l’OIT (cas N° 2265). A ce sujet: Jean-Philippe Dunand, Pascal Mahon et alii, Etude sur la protection accordée aux représentants des travailleurs, sur mandat du SECO et de l’OFJ, Université de Neuchâtel, août 2015.
7CrEDH, arrêt N° 350009/05 «Tek Gida Is Sendikasi contre Turquie» du 4.4.2017, § 28.
8Ibid., § 56. En revanche, la Cour est d’avis que les tribunaux turcs n’ont pas violé l’art. 11 CEDH en refusant de reconnaître au syndicat la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs: voir les § 29-47 de l’arrêt.
9TF 4A_645/2015 du 13.9.2016, c. 3.
10TF 4A_467/2016 du 8.2.2017.
11Suite à un ATF 139 III 60 au sujet de la même employeuse.
12TF 4A_467/2016 du 8.2.2017, 3.2.-3.4.
13Loi fédérale sur les mesures d’accompagnement applicables aux travailleurs détachés et aux contrôles des salaires minimaux prévus par les contrats-types de travail du 8 octobre 1999, RS 823.20.
14TF 2C_246/2016 du 12.10.2016, c. 2.2.-2.3.
15Ibid., c. 2.4.3.
16 ATF 143 II 102, c. 3.4.-3.8.
17Ce que déplore Jean-Fritz Stöckli, auquel cet arrêt paraît «rein flankierungspolitisch motiviert» (DTA 2017 102, 106).
18Loi sur l’inspection et les relations du travail du 12 mars 2004, RS/GE J 1 05.
19Règlement sur la passation des marchés publics du 17 décembre 2007, RS/GE L 6 05.1.
20Règlement d’application de la loi sur l’inspection et les relations du travail du 23 février 2005, RS/GE J 1 05.01.
21TF 2C_901/2015 du 2.8.2016, c. 3.2.
22Loi sur l’emploi et l’assurance-chômage du 24 mai 2004, RS/NE 813.10.
23TF 2C_774/2014 du 21.7.2017, c. 5.
24Ibid., c. 5.4 à 5.5.
25Ibid., c. 5.6 à 5.6.2.
26Ibid., c. 5.6.3 à 5.6.5.
27Ibid., c. 5.6.6.
28Ibid., c. 5.6.7. à 5.6.8.
29Ibid., c. 5.7.
30Ibid., c. 6.
31Ibid., c. 7.5.4.
32bid., c. 7.7.
33Voir l’art. 13 al. 3 Cst./TI (RS/TI 131.229) et l’art. 19 al. 3 Cst./JU (RS/JU 131.235), qu’un projet de loi du
3 février 2015 vise à concrétiser.