I. L’exigence de l’avance de frais
S’il garantit aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux, l’art. 6 § 1 CEDH laisse à l’État le choix des moyens à employer à cette fin. La limitation en question peut être de nature financière. L’obligation de payer aux juridictions des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer pour une restriction au droit d’accès à un tribunal incompatible en soi avec l’article 6 § 1 CEDH (1).
De longue date l’exigence de paiement d’une avance de frais a été posée comme préalable à l’examen d’une requête en justice, au gré ici ou là des régimes légaux en vigueur et de leur harmonisation fédérale, et a été en soi jugée admissible pour autant que la hauteur des frais requis n’entrave pas excessivement l’accès effectif au juge (2) et que le principe de la légalité soit respecté (3) ; elle s’inscrit dans l’intérêt public d’une saine administration de la justice (4). De même est-il largement acquis que le principe d’interdiction du formalisme excessif ne s’oppose pas à ce qu’un juge refuse d’entrer en matière sur un recours lorsque, conformément au droit de procédure applicable, la recevabilité de celui-ci est subordonnée au versement d’une avance de frais dans un délai déterminé, pour autant que les parties aient été averties de façon appropriée du montant à verser, du délai imparti pour le versement et des conséquences de l’inobservation de ce délai (5).
L’entrée en vigueur du CPC et du CPP a uniformisé la matière civile et pénale, généralisant ainsi, mais dans certains cas (6) seulement et en procédure civile, le délai de grâce déjà mis en œuvre dans la LTF (7). En matière administrative, des solutions cantonales logiquement disparates demeurent (8), le canton de Genève n’ayant en particulier adopté le système strict de l’avance de frais que plutôt récemment, soit début 2009 (9). Il a été jugé de longue date que les cantons ne sont pas tenus d’adopter une solution prescrivant d’accorder un délai supplémentaire pour le paiement de l’avance de frais en cas de non-paiement dans le premier délai (10). L’art. 63 al. 4 PA (11), applicable en procédure administrative fédérale, n’instaure lui également pas un tel délai (12). De façon ainsi aussi paradoxale que surprenante, le contentieux de droit public est celui aujourd’hui n’offrant, en droit suisse, aucune forme de droit à l’erreur à l’administré, assisté ou non, dans ses rapports avec l’administration (13), alors qu’il semble permis de penser que ce dernier devrait s’appliquer avant tout dans cette constellation-là.
Dans ce contexte, la jurisprudence a récemment rendu plusieurs décisions objectivement sévères pour les administrés, ce qui n’est pas nouveau la sévérité en la matière étant bien ancrée dans la pratique. Il paraît intéressant de les passer en revue, parfois sous un angle critique, afin de se rappeler les précautions à soigneusement observer en la matière.
II. La prolongation du délai de paiement
Il est largement admis (14), même tacitement en l’absence de norme topique à ce sujet (15), qu’un paiement à l’autorité ayant requis le versement d’une avance de frais est effectué dans le délai prescrit lorsque le montant est versé en faveur de l’autorité concernée à la Poste suisse ou débité d’un compte bancaire ou postal en Suisse le dernier jour du délai au plus tard. Le fait que la somme en cause ne soit pas créditée dans le délai imparti sur le compte de la juridiction concernée n’est en revanche pas décisif si le montant requis a effectivement été débité du compte bancaire du recourant ou de son avocat avant l’échéance du délai prévu (16). En cas de virement depuis l’étranger, il faut, d’une part, que le montant soit effectivement débité du compte étranger (critère du débit) et, d’autre part, qu’il ait été reçu par l’auxiliaire de l’autorité, en l’occurrence La Poste Suisse (critère de la sphère d’influence) (17).
Dans ce contexte parfois incertain, il peut arriver qu’il soit nécessaire de solliciter, par sécurité, une prolongation du délai imparti, la date de débit d’un ordre bancaire donné le dernier jour du délai par l’administré n’étant, par définition, que difficilement sûre. C’est la situation que le TF a eu à trancher récemment dans un arrêt du 20 octobre 2020 (18). Un délai au 28 octobre 2019 avait été imparti à la partie recourante pour régler une avance de frais. Ce jour-là ertes le « dernier » du délai , celle-ci donne l’ordre à sa banque de procéder au règlement. Elle en informe son avocat, qui sollicite alors, en temps utile et « en tant que de besoin », une prolongation du délai imparti pour régler l’avance de frais, afin de s’assurer que l’incertitude sur la date du débit effectif ne puisse mener à l’irrecevabilité du recours. Accusant réception de cette requête, le Tribunal administratif de première instance (TAPI) la refuse, considérant que le délai de 30 jours initialement imparti était « raisonnable ». Après avoir conduit un échange d’écritures sur la cause, il déclare finalement irrecevable le recours, le versement de l’avance de frais ayant été débité le 29 octobre 2019, soit le lendemain de l’échéance du délai imparti. Le Tribunal cantonal confirme l’irrecevabilité mais par substitution de motifs, retenant qu’en sollicitant, le dernier jour du délai, la prolongation de celui-ci, la recourante avait pris le risque de se voir refuser ladite demande de prolongation. Le prononcé de l’irrecevabilité du recours pour non-respect du délai de paiement de l’avance de frais dans le délai imparti n’était par ailleurs pas constitutif de formalisme excessif (19).
Le TF a confirmé ce raisonnement. Si le rejet pur et simple de la demande de prolongation pouvait « certes paraître sévère s’agissant d’une première prolongation requise dans une cause ne souffrant apparemment pas d’une urgence particulière », il ne dénotait pas pour autant une application arbitraire du droit cantonal. La recourante, agissant par l’intermédiaire d’un mandataire professionnel, avait pris le risque de voir sa requête rejetée et partant son recours déclaré irrecevable.
De telles incertitudes arrivent pourtant, par définition, lorsque l’échéance du délai est proche et la demande de prolongation -la première (20)– avait été formulée à l’intérieur du délai imparti. Il apparaît ainsi que, à tout le moins dans son résultat, cet arrêt revient à supprimer le droit à la (même première) prolongation d’un délai (au reste non stipulé comme « non prolongeable) s’il est sollicité son dernier jour, le « risque » étant pris que le juge inférieur décide librement de refuser la prolongation. Cela revient quelque part à rétroactivement réduire le délai imparti d’autant. Il est par ailleurs permis de se demander quel était le but légitime poursuivi par l’irrecevabilité prononcée, étant relevé que l’application mécanique d’une règle de procédure peut constituer un cas de formalisme excessif, lequel, en tant que cas particulier du déni de justice formel (art. 29 al. 1 Cst.), est réalisé lorsque des règles de procédure sont appliquées avec une rigueur que ne justifie aucun intérêt digne de protection (21), ce que le TF ne s’interdit de dire dans cet arrêt qu’au motif que son pouvoir d’examen était limité à l’arbitraire.
Déclarer irrecevable un recours au motif que l’avance de frais n’a été débitée du compte bancaire de la recourante que quelques heures après l’échéance d’un délai dont elle avait pourtant demandé, avant cette échéance, la prolongation « en tant que de besoin » n’est donc pas arbitraire. A rigueur de cet arrêt, il appartient ainsi au justiciable et cas échéant à son avocat de s’inquiéter du paiement effectif de l’avance de frais bien avant l’échéance du (premier) délai imparti à cette fin, le droit à la prolongation pouvant être exclu sans arbitraire ni violation de l’interdiction du formalisme excessif, et ce même si seule l’incertitude quant à l’effectivité d’un paiement déjà ordonné est avancée comme motif de prolongation.
III. Le mode d’envoi de la demande d’avance de frais comme critère
Dans une autre espèce, une partie n’ayant pas versé le montant requis au titre de l’avance de frais dans le délai imparti avait dénoncé la pratique contradictoire des autorités judiciaires genevoises en matière d’avance de frais. Alors que la Cour de justice octroyait systématiquement un délai de grâce au recourant ayant omis de verser l’avance de frais dans le délai imparti, le TAPI n’en faisait pas de même et, dans un tel cas, déclarait le recours irrecevable. De l’avis du recourant, les justiciables étaient ainsi traités différemment devant ces deux instances judiciaires cantonales, ce qui était constitutif d’une inégalité de traitement injustifiée (22).
Le TF a écarté le grief. Outre que s’agissant de deux juridictions différentes, il n’était pas problématique qu’elles appliquent différemment une même disposition de la loi, le Tribunal cantonal avait exposé sa pratique en matière de perception des avances de frais. Cette autorité a expliqué que, sauf en cas de recours comprenant une demande de mesures provisionnelles, après réception d’un recours, elle fixe par pli simple n délai au recourant pour procéder au versement de l’avance de frais. Si l’intéressé ne s’exécute pas dans le délai imparti, la Cour de justice lui envoie un rappel par pli simple et recommandé. Si le paiement n’est pas effectué à l’échéance du délai indiqué dans l’envoi recommandé, le recours est déclaré irrecevable (sous réserve d’un cas de force majeure). Autrement dit, le mode d’envoi de la demande d’avance de frais est le critère déterminant pour que son récipiendaire sache si, oui ou non, il pourra bénéficier d’un délai de grâce en cas de non-paiement. S’il reçoit un pli simple et un pli recommandé, il sait qu’il n’aura pas de délai supplémentaire ; en revanche, s’il ne reçoit qu’un pli simple, il aura droit à une prolongation prononcée d’office. Or, en l’occurrence, la requête de paiement de l’avance de frais en faveur du TAPI avait été envoyée par pli recommandé, si bien que l’irrecevabilité était fondée (23).
Une telle pratique aussi peu cohérente et potentiellement source de malentendus e document transmis a exactement la même teneur qu’il soit envoyé par pli simple ou par recommandé ous semble inadéquate et constitutive d’une entrave à l’exigence d’effectivité de l’accès au juge posée à l’art. 29a Cst. Elle devrait être abandonnée ; tout du moins les incertitudes en découlant protégées par le juge suprême. L’autorité doit en effet parfois tolérer que l’acte omis soit régularisé, et ce, même éventuellement hors délai (24).
IV. Conclusion
A l’heure où les textes légaux, tout comme la jurisprudence, ont tendance à consacrer de façon toujours plus large la possibilité de réparer des omissions sans conséquences concrètes sur la conduite d’une procédure judiciaire ertains pays voisins allant jusqu’à consacrer un « droit à l’erreur » , la question de la requête d’avance de frais continue à provoquer des jurisprudences d’une bienveillance critiquable à l’égard de prononcés inférieurs souvent très formalistes. A l’image de la jurisprudence dégagée à l’égard d’autres vices, comme par exemple le défaut de signature manuscrite d’un acte judiciaire, il pourrait être opportun qu’il soit jugé, sur la base des art. 29 al. 1 et 29a Cst., mais également dans un souci d’uniformisation pragmatique prenant acte de l’évolution générale des conceptions en la matière, qu’un délai de grâce, fût-il très bref, est imposé par ces dispositions, et ce dans toutes les procédures judiciaires conditionnant l’accès à la justice au versement d’une somme d’argent.
1 ACEDH du 10 mars 2009, Anakomba Yula c. Belgique, req. n° 45413/07, § 31 ss.
2 ATF 143 I 227, consid. 5.1. Voir cependant ATF 144 II 56, consid. 5.3, s’agissant du cas de l’avance de frais sollicitée par le Tribunal administratif fédéral à des mineurs non accompagnés.
3 ATF 133 V 402, consid. 3.4.
4 ATF 143 I 227, consid. 5.2.
5 Arrêt 2C_1019/2019 du 12 décembre 2019 consid. 7.2 et les arrêts cités.
6 Art. 101 al. 3 et 223 al. 1 du code de procédure civile du 19 décembre 2008 (CPC; RS 272).
7 Art. 62 al. 3 de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110).
8 Pour un exposé en la matière, voir BOVAY Benoît, Procédure administrative, Berne 2015, p. 639 ss.
9 Modification de l’art. 86 de la loi sur la procédure administrative du canton de Genève du 12 septembre 1985 (LPA ; RS/GE E 5 10). Voir aussi GRODECKI Stéphane/JORDAN Romain, Code annoté de procédure administrative genevoise, Berne 2017, N. > ss ad art. 86 LPA.
Il convient d’être prudent car la juridiction de recours de première instance n’applique pas cette disposition de la même façon que celle de dernière instance cantonale, sans que le Tribunal fédéral n’y voie de problème,
voir arrêt 2D_11/2018 du 12 juin 2018, consid. 3.3.
10 Arrêt 2C_1022/2012 et 2C_1023/2012 du 25 mars 2013, consid. 5.1.
11 Loi fédérale sur la procédure administrative du 20 décembre 1968 (PA; RS 172.021).
12 Arrêt 2C_1019/2019 du 12 décembre 2019 consid. 7.3 et les arrêts cités.
13 Cf., en droit français, la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance.
14 Voir en particulier art. 48 al. 4 LTF, art. 21 al. 3 PA, art. 91 al. 5 CPP et art. 143 al. 3 CPC.
15 Arrêts 2C_54/2020 du 4 février 2020 consid. 7.5.2; 2C_1022/2012 du 25 mars 2013 consid. 6.2.
16 Arrêt 1F_34/2011 du 17 janvier 2012 consid. 2.3.2, in SJ 2012 I 229.
17 Arrêt 9C_94/2008 du 30 septembre 2008 consid. 6, SVR 2009 IV n° 17 p. 45.
18 Arrêt 1C_339/2020 du 20 octobre 2020. Nous indiquons ici avoir représenté la partie recourante dans cette affaire.
19 ATA/452/2020 du 7 mai 2020, s’inscrivant dans la suite de l’ATA/1306/2017 du 19 septembre 2017, où les juges genevois considèrent qu’il ne serait pas conforme à la sécurité du droit et au bon déroulement de la procédure s’il suffisait à une partie recourante, pour obtenir une prolongation, d’invoquer un motif insuffisant de non-paiement de l’avance de frais et de mettre ainsi la juridiction devant le fait accompli le dernier jour du délai. Ces arrêts s’écartent complètement de l’ATA/32/2012 du 17 janvier 2012, qui retenait que «il ressortait de ce pli que le versement n’avait pu être effectué dans le délai, ce qui peut en soi déjà constituer un motif fondé, au sens de l’art. 16 al. 2 LPA. Dans la mesure où le TAPI s’estimait insuffisamment informé, il lui appartenait de demander au recourant de préciser les raisons avant de statuer». Il est difficile d’y retrouver ses petits.
20 Cf. arrêt 6B_229/2015 du 30 avril 2015.
21 ATF 142 I 10, consid. 2.4.2.
22 Arrêt 2D_11/2018 précité, consid. 3.
23 Arrêt 2D_11/2018 précité, consid. 3.3.
24 ATF 142 I 10 consid. 2.4.